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Le froid est vif en cette saison. Les glaces ont déjà recouvert le pays. Il neige sur le tarmac. Pas de grosses bourrasques comme il peut y avoir parfois dans cette région, mais une petite neige fine qui tourbillonne et semble remonter vers le ciel. A l’abri de la froidure de l’hiver, les passagers attendent dans le hall d’embarquement. La plupart noient leur ennui dans un livre ou errent dans les boutiques duty free à la recherche de cadeaux de dernière minute. Plusieurs jeunes regardent en riant les photos de leur voyage terminé. Un enfant fatigué pleure dans les bras de sa mère. Un autre s’est endormi sur un siège en métal, pourtant peu confortable. 

Il regarde impassible le ballet habituel des passagers en transfert. Pourtant, aujourd’hui, la routine a quelque chose d’étrange, comme si elle était contrariée par sa présence. Vêtue d’un long manteau carmin en lourd tissu masquant jusqu’à ses pieds, il la devine plus qu’il ne la voit. Elle a même rabattu sa capeline, masquant ses cheveux. Il ne s’en échappe qu’une mèche sombre légèrement bouclée. Elle semble perdue au milieu d’un monde moderne sans rapport avec elle. C’est du moins ce qu’il a pensé quand il l’a aperçue. On la dirait tout droit sortie d’un livre de contes. Elle se tient là, irradiant de sa présence la salle d’embarquement, telle un rubis au milieu de la foule grise et sans âme. Personne ne semble la voir à part lui. Tout semble glisser autour d’elle sans pouvoir l’atteindre. Étrangère au monde qui l’entoure, elle est indifférente aux mouvements des passagers.

Elle est là, dans la salle d’embarquement, attendant un hypothétique avion. Hypothétique, parce que cela fait des heures qu’il l’observe, des heures qu’elle n’a pas bougé. Face à la vitre du terminal, elle regarde, immobile, le grand bal des oiseaux de métal...

 

On dirait des oiseaux géants mais ceux là ne sont pas de chair et de sang. Juste du métal recouvert de couleurs et d’inscriptions. On dirait un ballet dans l’air glacial de l’hiver.

Il lui semble que cela fait une seconde qu’elle regarde le tarmac. Une seconde d’éternité. Une éternité. Quelle importance ? Le ciel de cristal de fin d’après-midi s’est obscurci, sombrant peu à peu dans la nuit. Il est pourtant tôt mais l’hiver, ici, est fait d’encre, et de neige. De cette neige qui tourbillonne remontant toujours plus haut, les flocons se prenant pour des étoiles. C’est si beau, presque hypnotisant. Elle ne parvient pas à en détacher son regard.

Le temps passe, les ténèbres recouvrent la piste peu à peu.

 

A l’intérieur du terminal, il y a toujours autant de voyageurs qui déambulent, traînent, errent d’un siège à l’autre, d’une fenêtre à l’autre. Une foule  ordinaire. Ni vraiment hostile, ni vraiment bienveillante. Une foule banale, insipide, insignifiante, comme d’habitude. Mais ce soir, il y a quelque chose de différent dans cette masse qu’elle commence pourtant à bien connaître. D’ordinaire personne ne s’approche d’elle évidemment. Les gens ont cette peur primaire de l’étranger chevillée au corps. Elle ne leur ressemble pas. Mais personne ne pose son regard sur elle bien longtemps non plus. Elle sent leurs yeux glisser sur elle, s’attarder un court instant parfois et changer brusquement de direction lorsque le miroitement de ses prunelles rencontre le reflet des leurs sur la vitre. Et pourtant, aujourd’hui, c’est différent. Elle a senti une présence dans son dos. Elle n’a pas encore osé se retourner. Il l’observe, la fixe, la scrute depuis des heures. Elle sent son regard perçant glisser autour d’elle tel un serpent venimeux entourant sa proie. Dans un vertige grandissant, elle devine la violence et l’agressivité dont cet homme est capable. On dirait un oiseau de proie. Peut-être qu’elle devrait se retourner…?

 

Il n’a pas encore croisé son regard et pourtant cela fait des heures déjà qu’il la scrute, guettant le moindre de ses mouvements. Mais elle est parfaitement immobile. Statue de chair et de sang. Son pesant vêtement ne laisse rien entrevoir. C’est ça qui a excité... son imagination. Le fait de ne rien voir. Se repaître de cette vision sortie du néant. Tenter de s’immiscer dans son intimité. Imaginer son corps sculptural car elle sera à son goût, mince et belle évidemment. Avec une robe ajustée épousant les formes désirables de son corps, laissant apercevoir la rondeur de ses seins, sa peau si blanche, si douce… forcément.  Son pouls s’accélère à l’évocation de tels paysages à effleurer, à explorer, à goûter.

Et soudain, son visage… Enfin, pas vraiment. Il a aperçu son reflet dans la grande baie vitrée du terminal. Son teint lunaire est accentué par la noirceur de ses cheveux. Ses pommettes hautes et son port de tête altier lui donnent un air de reine. Son expression est indéchiffrable, immuable, comme si le froid de l’extérieur en avait fait une statue de glace. Il n’a pas vu ses yeux. De quelle couleur sont-ils ? Ils semblaient si sombres qu’ils se fondaient dans les ténèbres de la nuit. Elle est si belle que son corps entier souffre de ne pas être contre elle, en elle. Il veut voir plus qu’un reflet. Il va devoir s’approcher…

 

Elle le sent. Il hésite. Il n’ose pas avancer. Aurait-il peur ? Ça n’a pas l’air d’être le cas. Il approche, elle le sait, elle l’entend. De plus en plus proche, de plus en plus pantelant. Elle semble presque entendre son souffle court, haletant. Telle une bête fauve qui observe sa proie avançant doucement avant de fondre sur elle.

Le temps semble suspendu à son souffle, à leurs battements de cœur, aux pas de son prédateur…

Les effluves de son parfum – enivrant – flottent dans le hall. Il la veut et il l’aura, quoi qu’elle en dise ou pense. Même sans son accord, elle sera sienne. Il s’est approché doucement. Elle n’a pas bougé. Elle doit être pétrifiée. De peur ? De désir ?

 

Il est suffisamment près maintenant pour la toucher en tendant le bras. Juste comme ça, du bout des doigts… Il la dévore des yeux. Encore un instant avant de l’obliger à le regarder. Il va devoir lui faire mal si elle ne veut pas de lui. Comme les autres... Elle est si belle qu’elle ne voudra jamais de lui. Elles étaient belles les autres aussi, mais elles ont eu l’imprudence de montrer du dégoût, du mépris pour lui. Les insolentes! Un regard, un mot, c’est tellement blessant. Alors, il a fait ce qu’il devait pour les garder à jamais avec lui. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est voir la peur danser dans leurs yeux. Il aime sentir la vie abandonner leur corps si beaux quand il serre leurs gorges opalines. Il devra lui faire subir le même sort si elle le regarde comme ça. Elle sera sienne ou ne sera plus.

Il en tremble d’avance.

Il s’approche encore. Sa main est sur le point de se poser sur son épaule. Mais soudain, alors qu’il ne l’a pas encore effleurée, elle se tourne vers lui. Lentement, dans un ralenti insupportable. Tout son corps se tend. Sa tête bourdonne. Elle est si belle qu’il ne peut plus respirer normalement. Son souffle se coupe. Son sang bat contre ses tempes, à tout rompre. Le lent mouvement de ses yeux arrive enfin sur lui. Et glissent, sans s’arrêter… Point de peur, ni de mépris ou de dégoût. Simplement ce glissement insupportable, comme s’il n’existait pas alors qu’il se trouve à un pas d’elle. C’est à peine si elle l’a vu.

La haine lui envahit le cœur. Il va l’emmener dans le couloir du fond du terminal. Celui du personnel. A cette heure-ci, il n’y a plus personne. Il va l’obliger à le regarder. Regarder la haine au fond de ses yeux quand naîtra la peur dans les siens. Si elle ne veut pas être à lui, elle ne sera plus jamais à personne…

 

Elle s’est retournée car il était tout près d’elle, à presque la toucher… Tellement près qu’elle entendait les battements sourds et rapides de son cœur. Mais personne ne l’approche d’aussi près sans qu’elle ne le veuille. Alors elle s’est retournée et a vérifié…

Il n’y a plus personne dans le hall. Les derniers passagers viennent d’embarquer. Personne ne peut plus rien faire, personne ne peut plus intervenir. Les dés sont jetés.

 

Elle a laissé errer son regard dans la salle d’embarquement à présent déserte. Personne ne peut plus rien pour elle. Elle est entre ses griffes, à sa merci et elle le sait. C’est alors qu’elle se tourne vers lui et plonge ses yeux en lui. Entrant au plus profond de son être, pénétrant son âme.

Il sent un long frisson remonter le long de son échine. Le désir ? La peur ? Ses yeux de nuit flamboient d’un éclat glacé. Elle est tellement pâle. Tout en elle évoque la neige, le froid, la nuit. Hypnotisé, il ne peut plus bouger. Elle s’approche lentement de lui. Serait-elle différente des autres ? Seul son parfum comble l’espace entre eux. Son corps ne répond plus. Elle se penche vers lui...

 

…et pose ses mains sur son cou.

Elle voit sa peau se recouvrir de sueur. Il suinte la peur, comme tous ceux de sa race avant lui. Où sont donc passés son désir, sa haine, son souffle haletant ?

 

Elle est si près, trop près ! Le sombre regard de celle qu’il convoitait quelques minutes plus tôt le fait trembler d’angoisse. La peur l’empêche de s’enfuir. Tout désir disparu, il tente de s’arracher à son étreinte mais elle a une poigne de fer et il sent ses doigts fins s’enfoncer un peu plus dans sa chair à chaque fois qu’il essaie de se débattre. La peur laisse place à la terreur, à l’horreur d’être pris au piège. Il sue, il panique. Et effroyable vision, il aperçoit ses deux canines blanches acérées plonger vers son cou. En un éclair, elle fait basculer sa tête en arrière. Personne ne peut plus rien faire, personne ne peut plus intervenir. Il ferme les yeux. Il sent sa peau se déchirer, profondément, et la chaleur de son sang s’écouler hors de son corps…

 

Quelle douce chaleur ! Elle aime sentir la vie de ses victimes abandonner leurs corps et couler en elle, réchauffant son être. C’est tellement facile de les attirer. Le prédateur n’est pas toujours celui qu’on croit…

Laissant là sa proie exsangue, elle rabat la capuche de sa capeline et sort du terminal. Silhouette sombre sur le tarmac enneigé, les flocons recouvrent ses pas…

 

 

  FIN

 


Texte publié par Alyce, 2 février 2024 à 21h14
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