CHAPITRE 1 – LA REVELATION
Quand Gweltaz ouvrit les yeux, une bonne odeur de chocolat et de pain grillé lui chatouilla les narines. Un rai de lumière filtrait entre les volets. Le soleil était là, une belle journée s’annonçait.
Gweltaz se souvint tout à coup qu’on était le 24 mars, jour de son anniversaire. Il avait dix ans aujourd’hui.
Tout joyeux, il dévala l’escalier quatre à quatre et arriva en trombe dans la cuisine où ses parents étaient attablés devant un bol de café.
« B’jour Pa, b’jour Man, dit-il en déposant deux baisers sonores sur les joues de ses parents
Bonjour mon ange, répondit sa mère en lui rendant son baiser
Salut mon grand, ajouta son père en lui ébouriffant les cheveux. Tu es bien matinal aujourd’hui. Bien dormi ?
Comme une marmotte au cœur de l’hiver et vous ?
Heu… nous, pas trop bien non… »
Il regarda ses parents avec plus d’attention et vit qu’ils avaient les traits tirés comme au lendemain des soirées de fête qui se terminaient au petit matin. Sa mère avait les yeux rougis, comme si elle avait pleuré.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il soudain anxieux
Il se passe mon chéri, commença sa mère, que nous devons te parler.
Oh non s’écria-t-il soudain paniqué… vous n’allez pas divorcer, vous ne pouvez pas me faire ça le jour de mon anniversaire !
Mais non Gweltaz, répliqua sa mère, nous ne divorçons pas et nous n’avons pas oublié que tu avais dix ans aujourd’hui. C’est même à cause de cela…
Mais Maman, pourquoi ? je ne vais pas partir de la maison à 10 ans tu sais, et…
Il faut que l’on te parle, l’interrompit son père. On ne sait pas trop comment t’expliquer ce qui est arrivé mais l’échéance est là… tu dois être au courant et nous devons être aujourd’hui, avant 15 heures, aux Chaos du Gouët. »
Leur air grave lui faisait peur. Qu’allaient-ils lui apprendre de si terrible. Pourquoi devaient-ils partir juste aujourd’hui alors qu’il se faisait une joie de faire la fête avec ses cousins et ses copains ?
Il avait l’estomac noué. Il refusa le chocolat que sa mère lui proposait, s’assit en silence en face d’eux, et attendit. C’est sa mère qui prit la parole :
« Deux mois avant ta naissance, j’ai fait un rêve étrange.
Un tout petit homme me fixait intensément. J’avais du mal à soutenir son regard tant je pouvais y lire de souffrance et de désespoir. Il murmura dans un souffle :
je vous en supplie, venez à mon secours.
Il était allongé par terre, dans une mare de boue nauséabonde et jonchée de détritus. A quelques mètres, un cours d’eau sale coulait au milieu d’énormes roches aux formes arrondies, formant ça et là, cascades et turbulences.
Ce lieu ne m’était pas inconnu, c’étaient les Chaos du Gouët, un lieu d’habitude charmant où je m’étais promenée maintes et maintes fois. Au milieu d'une forêt, on peut y longer une rivière à truite qui s'écoule parmi d’énormes chaos de roches dont certains, plus évocateurs que d’autres, ont été baptisés « la chaise du diable » ou « la marmite de la vierge ».
Pourtant, dans mon rêve, tout n’était que laideur et désolation. La rivière charriait de l’eau boueuse qui formait une épaisse écume écœurante au pied des rochers. Il ne restait de la forêt de feuillus que des arbres morts qui se dressaient tels de pathétiques squelettes dans le ciel gris.
Je me sentais complètement perdue et impuissante. L’émotion me submergea et je me mis à sangloter à chaudes larmes. C’est là que ton père m’a réveillée :
— Nolwenn, réveille-toi me dit-il en me secouant doucement ; qu’est-ce qui se passe ? pourquoi pleures-tu ?
Je lui racontai mon cauchemar.
— Tu ne vas tout de même pas te rendre malade pour un rêve idiot. Tu es sûre que tu n’as pas lu les Schtroumpfs avant de t’endormir ? me répondit-il en me souriant.
— Très drôle !
— Mais enfin, ma douce ce n’est qu’un rêve !
— Il faut que j’y aille…
— Je te rappelle quand même que tu es enceinte de sept mois.
— Justement, cela fera du bien au bébé de prendre l’air. Moi j’y vais, fais ce que tu veux.
A peine le petit déjeuner avalé, nous avons pris la voiture et filé en direction de Plaintel jusqu’à ce que les gens du coin appellent Le Saoût au leü. »
— Pourquoi vous ne m’y avez jamais emmené ? Ça a l’air super ! s’enthousiasma Gweltaz
— N’interromps pas ta mère s’il te plaît, elle a encore beaucoup de choses à te raconter, répliqua mon père.
Elle reprit son récit :
« Nous marchions d’un bon pas. Il ne faisait pas chaud fin janvier et le temps était couvert. Soudain, nous fûmes surpris par une forte averse de pluie et de neige mêlées.
De grosses gouttes nous cinglaient le visage et les mains. Ton père s’écria : « Vite, il faut trouver un abri ».
A quelques dizaines de mètres, entre deux énormes roches, une anfractuosité formait une petite grotte avec juste assez de place pour abriter une personne.
« Mets-toi là, vite » me dit-il « moi, je vais voir plus loin ».
Il me laissa à l’abri et courut encore quelques dizaines de mètres avant de trouver refuge à son tour dans un grand arbre creux.
La petite grotte où je m’étais réfugiée était juste assez grande pour que je m’y tienne debout. En me retournant, je vis qu’elle se prolongeait en se rétrécissant, formant comme un gros terrier qui s’enfonçait dans la roche.
Je trouvai une pierre plate sur laquelle je pus m’asseoir pour reprendre mon souffle car la course sous l’averse, avec mon gros ventre, m’avait fatiguée. Au dehors, la pluie continuait de plus belle, constellant le Gouët de milliers de gouttes d’eau étoilées.
C’est alors que j’entendis comme une longue plainte qui venait du fond de la grotte. Terrorisée, je me relevai d’un bond, pour rejoindre ton père, mais j’entendis soudain une faible voix qui m’était vaguement familière :
« Ainsi vous êtes venue… enfin… Je vous en supplie ne partez pas, n’ayez pas peur… il en va de la vie de tout un peuple. Laissez-moi vous expliquer. Le temps m’est compté ».
Du plus profond de mon être, je savais que l’instant était grave et je sentais que ni le bébé que je portais, ni moi, n’étions en danger. Je m’accroupis et me glissai avec difficulté aussi loin que je pus vers le fond de la grotte.
Quand mes yeux s’habituèrent à l’obscurité, j’aperçus un petit être allongé sur un lit de feuilles ».
« Un elfe, tu as vu un elfe ! s’exclama Gweltaz, comme dans le Seigneur des anneaux !
— Non, Gweltaz, reprit Maman, pas un elfe, un korrigan.
— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il m’a raconté ce qui était arrivé à son peuple et pourquoi il m’avait appelé au secours dans mon rêve.
— Et alors ?
— Alors, on va d’abord faire une petite pause, décréta Maman. Bois ton chocolat, va prendre une douche et habille-toi, je te raconterai la suite dans la voiture car nous devons partir.
Gweltaz n’en revenait pas ! Le jour de ses dix ans, ses parents lui racontaient une histoire de fous avec des petits lutins qui communiquaient par les rêves et maintenant ils voulaient l’emmener dans un endroit mystérieux. Et si tout ceci n’était qu’une blague et, qu’en fait, ils allaient tout simplement rejoindre ses cousins et ses copains pour une super surprise ?
Il aurait voulu y croire mais un malaise indéfinissable le persuadait du contraire, et la suite allait lui donner raison.
Quand il fut habillé, ils montèrent dans la voiture et sa mère reprit aussitôt son récit.
« Ce petit être, reprit Maman était un Korrigan. Il était très faible et avait du mal à articuler. Pourtant, il puisa en lui la force de m’expliquer pourquoi il en était arrivé là et comment je pouvais l’aider. Voici exactement ce qu’il m’a dit il y a un peu plus de dix ans :
— Merci d’avoir répondu à mon appel. Je savais que vous viendriez. J’ai juste utilisé le peu du pouvoir qui me reste pour vous faire venir jusqu’à moi. Ne m’interrompez pas car j’ai peur de ne pas avoir la force d’aller jusqu’au bout de mon récit.
Je suis Algénor un des quatre Maîtres Korrigans. Mon peuple se meurt à cause des vôtres, à cause des décharges sauvages qui empoisonnent la terre et l’eau des rivières, à cause de la destruction des forêts. Les êtres humains ne respectent plus notre mère Nature ; ils prennent tout. Comme pour les animaux sauvages, notre territoire s’est réduit année après année. Nous avons même dû fuir la Forêt de Brocéliande, notre terre originelle, car les hommes l’ont envahie et transformé chacun de nos lieux sacrés en vulgaire attraction où des troupeaux de touristes, incapables d’apprécier la beauté et le mystère des lieux, piétinent la flore et y déversent leurs déchets.
Nous ne sommes plus qu’une poignée dont quatre Maîtres. Nous seuls pouvons encore faire quelque chose mais nous sommes aujourd’hui trop faibles et nous devons avant tout chose nous régénérer et repuiser notre force vitale dans la terre mère. Pour cela, nous devons nous enterrer pendant dix ans. J’ai presque trois mille ans de vie et c’est la première fois que je dois en passer par là.
Vous devez vous demander pourquoi vous êtes là, pourquoi vous ? Eh bien la régénération n’est possible que si nous nous débarrassons de nos pouvoirs, mêmes affaiblis. Nous devons donc les transmettre provisoirement à des êtres purs qui nous les garderont le temps nécessaire. »
— Là, continua Maman, je n’ai pas pu m’empêcher de réagir malgré ma promesse de ne pas l’interrompre :
« Et qui vous dis que je suis la bonne personne ?
— Je ne parle pas de vous, reprit Algénor, mais de lui, dit-il, en montrant mon ventre.
Je pris peur :
— Hors de question que vous touchiez à mon bébé, m’écriais-je.
— Je vous en supplie, écoutez-moi et ayez confiance, dit Algénor. Il n’y a aucun danger. Je dois juste apposer mes mains sur votre ventre pour que le transfert s’opère. Votre bébé sera le gardien de mes pouvoirs mais ne pourra pas s’en servir. Par contre, je vous promets qu’il sera protégé de la maladie : ni rhume, ni oreillons, ni scarlatine.
— Et d’abord comment savez-vous que c’est un garçon ?
— Vous portez un garçon et il sera l’un des sauveurs de mon peuple.
— Mais qu’est-ce-qui se passera après ?
— Après le transfert, vous me recouvrirez de terre et de feuilles et repartirez vivre votre vie comme avant. Mais le jour de l’anniversaire de ses 10 ans, il faudra revenir ici au même endroit, retrouver cette grotte, me sortir de dessous la terre et que votre fils appose ses mains sur moi. Je recouvrerai alors tous mes pouvoirs originels et pourrai sauver et soigner mon peuple.
— Et si je ne reviens pas ?
— Eh bien sachez qu’en ce moment il y a, dans trois autres endroits de Bretagne, trois autres femmes enceintes qui écoutent le même récit des trois autres Maîtres Korrigans survivants. Nous vous avons choisies pour de bonnes raisons : vous êtes, tout comme nous, désespérées de voir ce que les êtres humains font de notre terre, vous êtes comme nous sensibles à la beauté de la nature, vous savez apprécier les choses simples et avez de vraies valeurs. Il y en aura bien une sur quatre au moins qui reviendra… sinon… »
— Sinon quoi ? demanda Gweltaz d’une toute petite voix.
— Si personne ne revient, expliqua Maman, le peuple des Korrigans disparaîtra à jamais des terres bretonnes et, avec lui, cette part de mystère et de magie qui fait de notre Bretagne un monde à part. C’est une grande responsabilité, tu sais, et cela n’a pas été facile pour moi et ton père de prendre une telle décision.
— Donc, si je comprends bien, dit Gweltaz tout excité, vous avez accepté et nous sommes sur la route des Chaos du Gouët pour rendre ses pouvoirs à Algénor ?
— Oui mon chéri, c’est bien cela dit Maman.
Elle chercha Papa du regard. J’étais abasourdi par ce que je venais d’entendre. Un Maître Korrigan avait confié, à moi, Gweltaz, dix ans aujourd’hui, des pouvoirs magiques et je ne m’étais jamais rendu compte de rien !
Bien sûr, contrairement aux autres enfants, je n’avais jamais été malade. Mais, à part cela, j’étais un petit garçon comme les autres, du moins je le croyais jusqu’à aujourd’hui.
Perdu dans mes pensées, je ne vis pas défiler les derniers kilomètres et quand Papa gara la voiture, je ressentis soudain une peur panique. Et si mes parents avaient fait la plus grosse erreur de leur vie. Et si ce n’était pas un Korrigan mais un Troll qui allait me dévorer tout cru et si…
— Gweltaz, tu viens, dit Papa ?
Je sortis de la voiture, pas vraiment rassuré, et suivis mes parents sur le chemin pentu qui menait à la rivière.
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