Pourquoi vous inscrire ?
«
»
Lecture

Miroirs Intérieurs

Cher Confrère, je me permets de prendre la plume, malgré mes propres réticences, sachant que le prix à payer peut-être très élevé. Cependant, peut-être ferez vous une exception.

Mais n'anticipons pas. Deux semaines auparavant, nous nous sommes vus confier par les nonnes du couvent de Saint-Mathilde, un homme amnésique et accablé d'instabilité psychologique. Après plusieurs accès de violence, où il a agressé plusieurs nonnes et les gens de la garde venus le chercher. Les sœurs ont dû se résoudre à le placer dans une institution, où il pourrait recevoir les soins appropriés à son état. D'après mes premières observations, il me semble que cette personne souffre de troubles associés à son individualité, plutôt à sa non-individualité. J'oserai presque dire que son esprit n'est plus qu'un ensemble archétypique, luttant entre eux pour en prendre possession. Cependant je ne peux en être certain. Aucun d'entre eux ne semble avoir sa propre individualité, contrairement à toute mes observations à leur sujet. Ils semblent s'être mélangés. Impression d'avoir été fragmentés, puis reconstruits à partir de leur mélange intime, les rendant indissociables les unes des autres, soudés par des liens psychiques puissants. Ce fait pourrait expliquer son amnésie.

En outre l'origine de ses crises me trouble, proviennent-elles de son impuissance à recouvrer sa mémoire et sa personnalité, ou ont-elles pour origine la reconstruction d'une personnalité double, où couve un conflit entre les différents aspects, l'un voulant prendre possession de l'autre. Nous l'avons également longuement questionné sur ses souvenirs et nous avons pu dater son amnésie aux alentours des années 1886-1888, bien qu'il règne la plus grande confusion quant aux évènements postérieurs. A cause de ces nombreuses zones d'ombre entre cette époque et aujourd'hui, nous avons été dans l'incapacité à reconstituer son errance. Et c'est là bien une autre étrangeté, car cet homme ne paraît guère âgé de plus d'une cinquantaine d'années. Or il peu probable qu'il n'ait été âgé que d'une dizaine d'années aux moments des faits relaté dans son journal. Cet ouvrage était sa seule possession, en dehors des vêtements qu'il portait, lorsqu'il fut recueilli par les paysans, qui l'ont ensuite conduit au couvent. Bien entendu, j'ai essayé de le lire, ne serait-ce que pour y trouver des indices quant à son identité. Malheureusement, sa lecture me fut impossible, il est si imprégné de l'âme de son propriétaire, que j'ai bien failli y perdre la mienne. Connaissant votre goût pour les Mystères, n'avez-vous pas soutenu une thèse sur le sujet en 1893, à l'université de Vienne, mais aussi vos méthodes. Je pense que vous serez à même de nous aider et dissiper les ombres qui entourent cet homme et son passé.

Je ne sais si vous accepterez, ou si vous refuserez, ou encore me demanderez-vous un prix pour ce service. Dans l'attente de votre réponse.

Amitiés, C.G. Jung

Burghölzli, Zurich, Suisse

8 juillet 1921

Un verre de Bordeaux à la main, dont l’éclat sombre tranche singulièrement avec la blancheur étincelante de la lune naissante, je relis la singulière lettre qui m’a été remise ce matin. Elle était accompagnée de ce carnet, au contenu aussi terrifiant qu’étrange.

Ce soir le ciel est sans nuage, c’est le temps idéal pour conter des histoires. Déjà les chats se rassemblent, j’attends les derniers retardataires. Cela me laisse un peu de répit, car l'on le lit pas pareils histoires sans prendre quelques précautions. Dans le contrebas, j'aperçois les gens insouciants, silhouettes fugitives qui se réfugient, qui dans une coursive, qui dans un porche le temps d'un échange. Sur la table, le journal semble reprendre vie. Il est attiré par ma nature, mais il lui sera vain de tenter de me posséder comme il l'a très certainement fait avec mon confrère. Bien sûr il s'en est débarrassé en me le confiant et il y a aura bien sûr un prix à payer. Je n'ai pas encore décidé lequel, cependant j'ai tout mon temps. Et ce soir, l'assemblée est là curieuse et impérieuse. Tous sont prêts à m'écouter leur narrer l'histoire des Miroirs Intérieurs.

Londres, 8 octobre 18..

– Le première fois que j'ai rencontré le Dr Jerkins. Je ne crois pas qu'il avait encore obtenu son titre universitaire. Je n'ai même pas le souvenir qu'il fut déjà inscrit à la faculté de chimie de l'University College de Londres. Non ! Non ! Notre première rencontre a eu lieu après l'obtention de son diplôme au London College.

– Vous voyez, il suffit de raviver quelque peu la flamme de la mémoire pour que les souvenirs ressurgissent. Ah ! Que disais-je ? Diable, voici que je vous parle de souvenirs et que ma mémoire s’assombrit.

– Oh oui ! Nous nous sommes rencontrés au hasard, au détour d'un pub irlandais dans le quartier de Soho. Sincèrement je ne pense que cela soit son lieu de prédilection. Mais il n'était pas meilleur endroit pour s'encanailler avant de s'enterrer dans une vie austère et monacale d'étudiant en science de la chimie. Il était venu avec plusieurs de ses amis, goûter à ces plaisirs que l'on murmure seulement entre les murs de certaines alcôves. Quelques pièces et vous vous envoliez vers ce qui pouvait se révéler un enfer travesti en paradis.

– Rencontré, est-ce vraiment le mot que j’ai employé. Pardon mais c’est un peu spécieux de ma part, croisé sur un coin de table serait plus vraisemblable. Il avait bu plus que de raison et ronflait dans une flasque visqueuse, que personne n'avait jugé bon d'essuyer. Oh moins cette nuit là, aura-t-il échappé aux griffes venimeuses de Peggy la vérolée ou de Lucy Sainte Chtouille, contrairement à ces amis.

Ce n'est jamais très raisonnable de fréquenter ces lieux de perdition lorsque l'on ne sait pas à qui s'adresser.

– Moi, hé hé, moi ! Mais il en va tout autrement. Je connais les moindres de ces bas-fonds, le moindre de leurs méandres putrides et fétides, jusqu’au dernier morpion se baladant sur les couilles de tous les apaches du coin. Si je ne viens là, ce n'est que pour y boire. Et croyez-moi, le patron sait à qui il a faire avec moi. Pas question, qu'il me refile le jus de chique qu'il donne à boire à sa clientèle. Un truc dans le regard, qu'il m'a dit un jour. Alors, depuis, il se tient à carreau et me sers toujours sa meilleures bière.

– Oui vous avez raison, je m’égare. Comme je le disais, c’est sur un coin de table que je l'ai croisé. Sympathique, je ne sais pas, mais apathique cela va sans dire. En fait je suis resté à côté de lui jusqu'à ce qu'il émerge enfin de sommeil d'ivrogne. Je ne suis même pas certain qu'il m'a remarqué dans l'état où il était. Ses amis, eux, étaient partis depuis longtemps dans les chambres à l'étage. Il a marmonné de vagues phrases et a un fait un signe de la main. Vous savez dans le brouhaha ambiant, il n'est guère facile de se faire comprendre autrement. J'ai fait un signe au patron et je l'ai emmené dehors pour qu'il dessaoule un peu.

– L'était moche le temps cette nuit. Encore ce satané smog puant et jaunâtre qui provenait des usines à charbon. Ça étouffait même les lueurs des bec à gaz, alors retrouvé son chemin seul dans cette purée de poix, n'y penser même pas. Quand il a été en état de tenir debout, je ne parle même pas de marcher, je l'ai traîné hors de ces bas-fonds. Je crois qu'il m'a vaguement indiqué la direction de la faculté, sa chambre ne devait pas être très loin. Logique, vu qu'au mois d'août il serait étudiant à temps plein. Nous avons marché, encore que marcher soit un bien grand mot, ramper sur les trottoirs infectés de Londres serait plus proche de la vérité. Quand il a aperçu ce cul-de-basse-fosse qu'était la Tamise, il a voulu piquer une tête dedans. Il voulait cueillir les étoiles qu'il essayait de m'expliquer en ânonnant à moitié ses mots. S'il n'avait pas été a ce point cuit, je l'aurai expédié dedans aussi sec, juste pour voir sa trogne au moment de toucher les étoiles avec son cul.

– Moi une âme charitable, vous voulez donc que je me meurs de rire. Simplement, il y avait déjà assez d'outres gonflées comme lui dans le fleuve, un de plus et tout aurait pété. Remarquez, çà aurait pu faire un magnifique spectacle. Des centaines de cadavres qui exploserait joyeusement juste sous le nez du parlement. Ces gonzes auraient encore hurlé à l'attentat anarchiste. Ah,ah,ah...Enfin, après le saut dans la Tamise, il n'a plus remis çà sur le couvert. Heureusement qu'il n'a pas insisté parce que les quartiers où il me promenait, çà me mettait les foies. Ça puait trop le bourgeois et l’hypocrisie. Enfin, il avait sa chambre dans l'un des immeubles pouilleux qui sont dans l'ombre du l'université. Comme il n'était pas en état de monter plus de deux marches, j'ai dû encore me le cogner jusqu'en haut. Mais ce fut tout, je l'ai posé sur son paillasson et je suis reparti. Je n'allais quand même pas resté à lui tenir la chandelle et le border dans son pieu.

Londres 16 octobre 18..

Ce matin quand j’ai enfin réussi à me tirer de mon lit, ce ne fut que pour m’invectiver devant tant de paresse et de manque d’effort à la tâche. Certes la nuit n’avait pas été des plus agréables et mon sommeil n'avait guère de qualité, mais cela n'était là nullement une excuse pour chômer. Dans la salle de bain, je me contemplais dans le miroir. Un début de barbe dur, des marques sombres sous les yeux et les traits tirés, inutiles d'insister j'avais passé une très mauvaise nuit. De plus, le temps n'incitait guère à l'encouragement, avec un ciel chargé des couleurs de l'orage. Heureusement, le vent avait soufflé toute la nuit et les rues n'étaient pas encombrées de smog.

Le savon étalé sur la figure, je me fais l'effet d'un vénérable, bien que je sois loin d'en avoir par l'âge. D'une main sûre je me saisis de la lame d'argent. Elle glisse sur mon visage dans un crissement de velours, sectionnant à la racine les poils de ma barbe naissante. Le fond du lavabo se couvre très vite d'une neige épaisse et collante incrusté de taches noires, les mêmes taches qui parfois surgissent à mes fenêtres les jours de mélancolie. Je n'ai jamais réussi à m'expliquer ce phénomène. Si ma mémoire ne me joue aucun tour, la première fois qu'elles sont apparues ce fut lors de ma première année à la faculté, quelques semaines avant mon entrée dans la vénérable institution. Depuis, elles réapparaissent fortuitement, sans que je puisse en déterminer la provenance, ni la nature. Une fois par curiosité, j'ai brisé le carreau d'une fenêtre. Étrangement, la tâche était comme intégré dans le verre lui-même, comme si elle avait toujours fait parti de lui. J'avais essayé de gratter le bord extérieur, comme le bord intérieur. Tout ce que j'ai pu y glaner furent de vilaines coupures dans la paume des mains, dont j'aperçois encore les cicatrices.

Soudainement, l’eau se teinte de rouge, une perle de sang glisse le long de la lame et une traînée rougeâtre se répand bientôt le long de ma gorge. Ma main tremble, car je l’ai vu, aucun doute ! Non, ce n'est que le fruit de mon imagination dû à mon sommeil de basse extraction, simple jeu d'ombre avec le miroir et des volets qu'une brusque bourrasque a fait rageusement claquer. Je termine de me raser, tout prenant garde à ne pas repasser une fois de plus sur cette coupure. Raser et laver, je me fais moins l'impression d'avoir la nuit dans des territoires peuplés de cauchemars.

Dans la cuisine, le carillon sonne un coup. J’ai juste le temps de prendre une légère collation, avant de devoir filer à la faculté, où m'attendent mes étudiants. Tandis que je mets l'eau à chauffer pour le thé, j'aperçois un ciel de désolation qui se déchaîne. Un peu plus loin, des silhouettes courbées passent dans la rue, toutes sous de lourdes pèlerines, qui ne sont que de bien minces remparts face à la furie déchaînée des éléments. Inutile de prendre mon parapluie, il aurait tôt fait de se retourner et de s'envoler tel un fétu de paille, dès que je l'aurai ouvert.

Dans la rue le vent a redoublé de violence, renversant impitoyablement les enfants, qui courent imprudemment, ou les étales de marchands à la sauvette, qu'ils n'ont eu le temps de plier. Et les rares courageux, qui comme moi se sont décidés à braver la tempête, sont bien trop préoccupés à regarder là où les entraînent leur pas, pour prêter la moindre intention à toute cette faune indigente qui grouille dans les rues. Tout au plus, n'est ce qu'un mépris poli, qui de temps à autre, peut se lire sur certaines lèvres. Au loin Big Ben donne huit coups de carillons. Je n'ai plus de temps à perdre. Heureusement l'université n'est plus très loin. Hélas les brusques bourrasques se liguent contre ma personne. Aussi est-ce sous une cascade de rire que je fais mon entrée dans l'amphithéâtre. L'exact et pointilleux Dr Jerkins, qui ne manquent jamais de rattraper un étudiant peu sourcilleux sur les heures, commence son cours avec quatre minutes de retard. Mais un regard noir jeté dans la salle a tôt fait de mater cet éclat d'indiscipline et les derniers rires s'étouffent comme une chandelle que l'on souffle. Balayant encore une fois l'assemblée, certain d'avoir l'attention de tout le monde, je peux enfin aborder l'étude de la chimie galvanique. Sujet ennuyeux s'il en est, pour des étudiants de première année, pour qui cette matière n'est guère plus intéressante, que les cours de philosophie du Dr Alexander. Qu'à cela ne tienne, d'une manière ou d'une autre ces jeunes esprits sont encore malléables et il n'est pas trop tard pour les sauver.

A la fin de la matinée, les cours achevés, je me retire pour aller déjeuner dans l’une des nombreuses gargotes qui pullulent autour de l’institut. Non que les repas y soient meilleurs ou plus nourrissants, mais surtout les lieux y sont beaucoup plus calmes. Avisant une tablée obscure où le silence le dispute à l’absence de client, je m'engouffre dans une pièce assombrie par la quasi-absence de fenêtres. D'un signe de la main, je commande au patron, qui me répond d'un grognement. Mais je ne suis pas attablé depuis quelques minutes, qu'une voix râpeuse surgit de l'obscur.

– Monsieur Whylde ! Que faites-vous donc ici ?

– Rien de plus que vous après vos cours. Je déjeune.

Dans la minuscule pièce, il a l’air encore plus impressionnant. Sa taille déjà plus qu’honorable le fait apparaître tel un géant. Sa mâchoire puissante, son nez un peu épaté et ses yeux luisant lui donne un air des plus sinistres. Chose dont il joue volontiers lorsqu'il sourit, dévoilant d'impressionnantes dents jaunies par le jus de chique. Il m'a tendu une main caleuse, que j'ai serré avec toute la vigueur possible qu'il m'était possible. Il a souri de mon effort désespéré, car s'il l'avait voulu, il aurait pu me briser la main, comme on casse une brindille.

– Voulez-vous que je vous commande quelque chose ?

– Non ! C’est inutile. J'ai déjà terminé mon repas. Je venais simplement vous saluer.

Il s’est levé, en attrapant au passage un chapeau un peu miteux. Puis il est sorti par la porte grande ouverte, non sans flatter au passage le postérieur d’une serveuse ribaude. Mais cette dernière n'a même pas hausser un sourcil. Ce ne devait être ni le premier, ni le dernier à la traiter ainsi.

Le déjeuner terminé, je suis retourné à mes enseignements. Curieusement, les étudiants se sont montrés vifs et attentifs. Sans doute la cause en était la démonstration de la décomposition de corps complexes en solution, en des corps simples par l'application de courant électrique. Le soir, j'ai rejoint monsieur Clampton au Victoria's Theatre pour une représentation d'Othello.

Londres 18 octobre 18..

– Vous vous demandez si j'ai revu Jerkins depuis son escapade. Seulement de temps en temps. Rendez-vous compte, monsieur était devenu un étudiant sérieux et respectable. Bien sûr, il avait parfois de petits accès de faiblesse. Qu'est-ce que vous voulez la route des études, c'est d'un ennui et d'une aridité à en crever. Et oui, je vous l'ai déjà expliqué, Jerkins avait enterré sa vie de fêtard, alors nous revoir allait devenir plus difficile. Ouais, comme j'vous dit, l'était en route pour le grand saut pour le train-train quotidien. Mais çà, très peu pour moi.

– Comment çà, moi ! Moi ! J'suis un aventurier moi, je change de turnes comme de chemises, de femmes comme de fond de culotte. Alors le fréquenter dans ces moments là. Hein, libre à lui de faire comme bon lui semble. Alors inutile que j'entre dans d'interminables palabres. Jerkins et moi n'étions pas amené à nous voir pendant ces années. Point ! Il était bien trop absorbé par le sérieux de ses études, de ses grandes et magnifiques études. Cela lui importait plus que tous les plaisirs que peuvent procurer la vie. Alors pensez-vous, nous revoir ! Ah,ah,ah. J'dis pas que de temps en temps, comme j'vous l'disais l'ai revu à traîner ses guêtres du côté de Soho ou de Whitechapel. J'pense qu'çà d'vait le démanger un couilla, tout de même. Si vous voyez ce que je veux dire. Vu que personne à l'université ne lui a connu la moindre aventure. En fait, il venait se procurer sous le manteau de quoi s'échapper, l'un ou l'autre de ces petites fées vertes, si appréciés des jeunes gens. Flacon d'absinthe ou miel vert des haschischins, peuh…

– Pourquoi ? Mais ce n’est là que l'enfance de l'art. Il suffit de frapper aux bonnes portes sur les docks pour goûter à des médecines autrement plus délicieuses.

– Ah ! Mais il suffit, c'est de Jerkins que je veux parler, pas de moi.

– Or donc, ouais, je ne l'ai presque pas vu pendant les cinq ans de sa retraite estudiantine. J'vous dis, une poignée de fois pas plus. Je m'demande même si il n'y avait pas une volonté délibéré de sa part à m'esquiver comme il le faisait. Voyez, avait-il lui envie de m'voir. Bah, faut dire que moi non plus, j'avais pas trop envie. Passer mes soirées auprès d'un moine, à la bonne heure. Tout est question de temps, ah,ah,ah.

Londres 25 octobre 18..

Pourquoi ai-je diable accepter l’invitation de Clampton ? Jamais représentation d’Othello n'avait été aussi désastreuse. Suis-je devenu subitement sourd, au point de ne plus rien comprendre aux joutes verbales. Comme je m'en suis ouvert à mon ami, ce dernier s'est étonné, m 'expliquant qu'il n'avait rien remarqué de semblable. A mesure que le ton montait, il s'est de plus en plus alarmé de me voir si vindicatif et véhément à l'encontre de la troupe, qui selon lui avait été exceptionnelle.

Excédé par sa mauvaise foi, j’ai pris brutalement congé de lui, préférant la compagnie des brumes à la sienne. Aveuglé par la colère, je ne suis pas rendu compte que je venais de me perdre dans les méandres fétides de l’autre Londres, celui des pouilleux et des gueux. Là où se côtoie misère des corps et misère des âmes. Adossés à des murs lépreux, de bien vilaines créatures faisaient commerce de leurs charmes fanés. Au détour d'une coursive, j'ai aperçu deux silhouettes qui se besognait dans un silence ponctué de grognements laborieux. Gêné et troublé, je me suis reculé avant de prendre la fuite à toutes jambes dans ce dédale obscur, aux parfums de violence et de décadence, qu'est Whitechapel. Soudain, alors que j'étais pris dans une fuite éperdue, un cri a jailli des profondeurs. Affolé, ne sachant que faire, partagé entre la peur et la fascination que ce hurlement bestial avait réveillé chez moi, je me suis précipité dans sa direction.

Là à moitié étendu sur le sol, un corps déposé contre un mur de briques noires. Autour de son cou, quelqu'un lui avait ceint un collier de corail, qui se répandait en une rivière sur sa poitrine salie. Au-dessus un cercle noir entourait sa gorge, proprement tranchée d'une oreille à l'autre,figeant pour l'éternité la terreur sur ses traits marqués de malheur. J'étais fasciné par le teint qu'avait pris sa figure, maintenant que toute vie avait fui. Suivant les courbes de son corps, je suis descendu le long de son torse, jusqu'à son abdomen béant. Son cœur était noué au centre d'une corolle brune et visqueuse, faite de ses intestins déroulés et noués en une fleur de chair. Sa matrice, fendue par le milieu, reposait dans ses mains. Ses poumons avaient été placés à la place de son estomac et de son foie, qui faisaient désormais le lit d'une rate taillé en une fleur de lys carmin, cachant un pancréas boursouflé et jaunâtre.

– Un travail d’artiste, n’est-ce pas ?

J’ai violemment sursauté. Derrière moi se tenait la silhouette massive de monsieur Whylde.

– Que….que….Qu'est-ce…

– Non ! Malheureusement non. Je n’ai pas ce talent. Je ne crois même pas avoir l'âme d'un artiste. Je préfère les choses plus brutes, plus pures.

– Mais… mais qui alors ?

– Qui ? Le sais-je moi-même ?

– Vous peut-être ? M’a-t-il asséné en me gratifiant d'un regard étrange.

– Ah, ah, ah ! Rassurez-vous, ce n'est pas vous. Celui qui a fait çà se fait appeler Jack, Jack l’Éventreur.

Comme je demeurais interdit, Whylde m’a asséné un terrible coup dans le dos. Pris au dépourvu je suis allé me fracasser contre le mur, assommé. Quand enfin j’ai recouvert mes esprits, Whylde avait disparu, le cadavre aussi. La nuit était toujours aussi profonde. A mes pieds traînait une brique. Sûrement l'avais-je heurté et m'avait-elle fait trébucher. J'ai vérifié mes effets et, constatant que rien ne m'avait été dérobé, je suis rentré chez moi aussi vite que mes jambes me le permettaient.

Londres, 27 octobre 18..

– Comme j’vous l’dit, tout n’est qu’une question de temps dans la vie. Voyez un fruit. Il lui faut de la chaleur, de l’eau, je ne sais trop quoi encore, mais surtout du temps pour mûrir et devenir délicieux. L'esprit est pareil. Il ne donner pas à voir immédiatement sa véritable nature.

– Hé, hé ! Je suis un travailleur de fond, même si mes interventions sont ponctuelles et brutales, à la manière d'un chirurgien qui vous ampute d'un bras. Elles marquent, elles jalonnent, creusent un sillon dans l'esprit. Alors, vous voyez, nous étions amenées à nous revoir. Il me suffisait d'être patient, malgré ma nature impulsive. Mais que voulez-vous, quand on aime quelqu'un autant que je peux aimer Jerkins, il faut être prêt à de menus sacrifices.

– Vous allez me dire, comment faites-vous pour être aussi patient ? Je vous rétorquerai comment la mouche en est venue à voler. Ce n’est pas une question pertinente et puis le temps n'a pas la même signification pour moi. Il me suffisait de l'attendre sur mon terrain. Mais oui, dans les bas-fonds, là où la vie ne vaut guère plus que le sou. Là où la folie a remplacé les rites. Là où la liberté s'exprime sans la moindre entrave. Ah, ah, ah !

Londres 1er novembre 18..

Ce matin je me suis rendu à la faculté. Je suis passé dans mon laboratoire prendre encore quelques sels de plomb et d’étain, une solution colloïdale d'or, du mercure et un flacon d'eau régal. Les derniers ingrédients nécessaires à la précipitation et à la sédimentation. Précautionneusement, j'ai placé le tout dans une mallette, avant de m'en aller discrètement. En chemin j'ai croisé quelques collègues et l'un des gardiens, nullement étonné de ma présence en ces lieux. De retour chez moi, j'ai déposé tous les composants sur une table déjà redoutablement encombrée. J'ai allumé ensuite le feu sous un cornu, dont les vapeurs s'envolerait ensuite dans une colonne de distillation, refroidit par un circuit d'eau. Au bout un bécher en verre épais recueillerait la précieuse solution. Bientôt de lourdes vapeurs toxiques et capiteuses envahirent la pièce, et ma tête se mit à tourner violemment. Whylde n'était pas encore arrivé. Mais je ne lui en ai pas tenu rigueur, habitué que j'étais à sa ponctualité défaillante. Tout au bout de la chaîne de réaction, un liquide grisâtre, épais comme de la mélasse, a commencé à tombé dans le récipient de verre. Quand plus une goutte ne tomba, j'ai su que l'essence était prête.

J’ai teint le récipient dans les rayons du soleil couchant et solennellement je l’ai porté à mes lèvres. L’avalant d'un trait, j'ai senti un feu roulant enflammé ma gorge et mes sens, tandis que mon esprit se distordait irrémédiablement.

– Jerkins ! Voulez-vous que je vous dise.

– Vous êtes mon chef-d’œuvre !

Cher confrère,

Malheureusement, il y a toujours un prix à payer, plus ou moins lourd, plus ou moins difficile à porter. Mais mon prix ne sera ni votre âme, ni votre âge, simplement la vérité. Je vais vous révéler l’identité de cet homme et vous laisser vivre avec ce que cela suppose. Car il vous faudra faire un choix, qui ne m'appartient pas. Non que je ne puisse le faire, mais je n'appartiens ni à ce monde, à ni à ce temps.

Révélez-lui son nom et alors il sera délivré de sa malédiction et pourra mourir, car tel est son plus cher désir. Mais alors vous lâcherez sur le monde une abomination. Gardez pour vous ce que je vais vous lire et il aura encore l’éternité devant lui ; l'éternité d'une vie faite de tourments et de souffrances.

Votre patient s’appelle Henry Jekyll et Edward Hyde.

Amitiés confraternelles, Dr D.

Paris, rue de Rivoli

le 16 juillet 1921


Texte publié par Diogene, 5 novembre 2014 à 11h11
© tous droits réservés.
«
»
Lecture
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2780 histoires publiées
1267 membres inscrits
Notre membre le plus récent est JeanAlbert
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés