Il y eut d'abord un hennissement, puis ce furent des martèlements de sabots qui résonnèrent dans le sous-bois. Au même moment, une silhouette féminine s'arracha au couvert des arbres, pour regagner le chemin pavé.
A chacune de ses expirations, le visage de Laia se retrouvait nimbé d'une auréole vaporeuse, typique de ces matins froids qui suivent la saison des moissons. Tenant jupe et jupons d'une main, elle faisait son possible pour courir le plus rapidement possible sans tomber. La mort était à ses trousses, sous les traits d'une horde de cavaliers évanescents.
Ces phénomènes étaient chose courante durant la fête de Samhain, aussi les gens évitaient de s'aventurer trop loin de leurs villages. Mais cela faisait maintenant trois jours que Laia avait pris la route, mue par une intuition viscérale, une force invisible, qui l'avait poussé loin de la chaumière familiale, jusqu'à s'enfoncer dans le Bois du Chevreau.
Les cavaliers, libérés de l'entrave des arbres, gagnaient du terrain à chaque foulée de leurs cavales maudites. L'un d'eux brandit un javelot et poussa un hurlement à vous glacer d'effroi. Leur cible arrivait en vue d'une intersection, quand il lança son projectile dans sa direction.
La jeune femme, qui avait vu la menace par-dessus son épaule, serrait les dents dans l'attente de l'impact. Si elle parvenait à atteindre le carrefour, elle savait qu'elle serait sauvée. Baissant la tête, elle tenta d'allonger encore un peu ses foulées, tandis que le javelot sifflait dans son dos.
La lame translucide se disloqua lorsqu'elle rencontra un mur invisible. Laia s'immobilisa, à bout de souffle et en nage. Elle adressa un regard soulagé au navet creusé qui reposait sur le bas côté. La flamme de la bougie, qui brûlait derrière ses orbites vides, donna l'impression qu'il adressait un clin d’œil complice à la jeune femme.
Chacune des trois routes de l'intersection étaient encadrées par un duo de ces légumes. Un nounours couvert de rosée, abandonné près de l'un d'eux, donnait un indice sur les responsables de leur présence. Il était en effet coutume, à cette époque de l'année, de disposer un peu partout des navets ou rutabagas sculptés, pour effrayer les mauvais esprits et guider les âmes errantes.
L'intrépide voyageuse eut tout le loisir d'apprécier l'efficacité du stratagème, quand le groupe de cavaliers parvint à hauteur du carrefour. Tout comme le javelot avant eux, ils s'évaporèrent en une nappe de brume, qui dériva vers le sous-bois.
Seule, au beau milieu de l'intersection, Laia balaya les possibilités qui s'offraient à elle. La première route, qui bordait le Bois du Chevreau, la ramènerait à son point de départ au nord. La deuxième, qui s'orientait vers le sud, menait au royaume voisin, à plusieurs lieues de là. Quant à la troisième route, qui partait vers l'est, elle était à peine visible. Dissimulée par les ronces et les orties, elle semblait mener à une bâtisse un peu délabrée, dont le toit de chaume perçait les frondaisons.
Ce fut comme une évidence pour la jeune femme, qui s'enfonça immédiatement au travers du roncier. Resserrant les bords de sa cape pour se protéger des épines, elle parcourut tant bien que mal les trois cents mètres qui la séparaient de l'édifice.
Il s'agissait d'une vaste maison à pan de bois, sans doute une ancienne auberge, qui avait été laissé à l'abandon depuis quelques années déjà. L'ensemble était toutefois bien conservé et les abords immédiats avaient échappés aux assauts de la végétation.
Laia se dirigeait vers la porte principale quand un mouvement attira son attention. Une main décharnée venait d'écarter le rideau de l'une des fenêtres aux volets ouverts, avant de le laisser retomber dans sa position initiale. La jeune femme, bien qu'un peu nerveuse, ne s'en formalisa pas et préféra se concentrer sur la vieille porte au bois patiné. Repoussant un phasme feuille, elle agrippa le lourd anneau de métal oxydé et entrouvrit la porte. Le bois avait un peu gonflé, mais elle parvint à libérer le passage sans trop d'effort.
Bien que poussiéreux et sentant le renfermé, l'intérieur de l'auberge semblait toujours aussi accueillant qu'il avait dû l'être par le passé.
L'entrée donnait sur une grande salle, où siégeaient plusieurs tables rondes. Il y avait encore des bouteilles et des chopes en étain sur l'une d'elles. Sur la gauche, devant une étagère couverte de bouteilles et quelques tonnelets, s'étalait un grand bar. Laia y laissa courir ses doigts alors qu'elle s'enfonçait dans l'établissement. Parvenue au bout de la piste en acajou, elle remarqua une porte sur laquelle évoluait une recluse brune. Elle songea qu'il s'agissait certainement des cuisines et posa la main contre le battant.
« Non ! N'entre pas dans cette pièce ! C'est là que je suis morte... » lui intima une voix dans son dos.
Laia savait. Avant même de se retourner, avant même de la voir au pied de l'escalier qui grimpait le long du mur à droite de l'entrée, elle savait à qui appartenait cette voix. Eirena.
Les deux femmes se ressemblaient énormément, mêmes yeux bleu lavande, même chevelure auburn, mêmes fossettes sur les joues quand elles se sourirent. Laia traversa la pièce et voulu se jeter au cou de sa sœur, mais elle lui passa au travers et se retrouva à genoux sur le parquet poussiéreux.
« Sérieusement ? » demanda l'aînée en regardant sa cadette avec consternation.
Laia lui sourit en se relevant, puis elle épousseta rapidement ses vêtements, comme pour effacer toutes traces de sa maladresse. Pendant ce temps, Eirena s'était dirigée vers le bar, où elle invita sa sœur à la rejoindre en tapotant la surface d'un tabouret.
« Je suis contente que tu aies entendu mon appel. » commença-t-elle, tandis que Laia prenait place.
« Je suis tellement contente de te voir ! Pourquoi n'es-tu pas apparue à la maison ? Papa et Maman auraient été ravi de te voir eux aussi ! Sans parler de Christo... » songea Laia à mi-voix.
« N'est-il pas déjà marié depuis le temps ? » demanda l'aîné avec étonnement.
« Bien sûr que non ! Cela fait seulement dix-neuf mois que tu nous as quittés ! Il t'aimait. Il t'aimait réellement ! » s'offusqua sa cadette.
« Je le sais. » commenta Eirena avec un sourire contrit. « Mais ce n'est pas comme si je risquais de revenir ! Puis, je sais que sa famille était pressée de le voir se marier... » ajouta-t-elle d'une voix neutre.
Laia ne put s'empêcher de se sentir triste pour sa sœur. Elle et Christo avaient attendu longtemps pour se marier, afin qu' Eirena soit libre de partir, pour suivre sa formation de guérisseuse. Malheureusement, lorsqu'elle fut prête à pratiquer son art et qu'ils envisagèrent de se dire oui, le destin l'arracha à ses proches.
Tandis qu'elle songeait à la disparition de sa sœur, son regard se porta machinalement sur la porte derrière laquelle elle s'était éteinte.
« Nous pensions tous qu'ils t'avaient exécuté à Milleseaux. Il faut dire que ce fut compliqué de savoir ce qui t'était arrivé... » avoua Laia avec hésitation.
« Non. Ils avaient trop peur que je puisse délivrer ma prophétie, s'ils m'amenaient à la capitale. Le Roi Source préférait me savoir loin de tout, dans un endroit isolé. Il devait penser que tuer le messager, empêcherait la nouvelle de s'accomplir. C'est pourquoi il m'a fait conduire ici par un groupe d'hommes en armes. Ils m'ont violentée, puis ils m'ont exécutée. Ce n'était pas le premier drame à se dérouler entre ces murs... » ajouta la défunte comme pour dédramatiser la situation.
Laia avait l'impression qu'on venait de la frapper dans l'estomac. Elle se sentait fébrile et vacillante. Elle avait eu plusieurs mois pour s'accoutumer à la tragédie qui avait frappé sa famille, mais elle n'avait jamais pu accepter pour autant. Elle en voulait à ce Roi cruel, non, elle en voulait au monde entier ! À toutes ces personnes qui n'étaient pas intervenues, à toutes celles et ceux qui continuaient leurs petites vies comme si rien ne s'était passé. Comme si le monde n'avait pas changé à jamais.
Un hurlement rauque résonna à l'étage, ramenant la sœur cadette à la réalité du moment.
« Ne fais pas attention. Je ne suis pas la seule âme à me promener ici. » expliqua Eirena avec un sourire qui se voulait rassurant.
Comme pour illustrer son propos, elle pointa du doigt une écaille rouge, qui virevoltait dans le mince rai de lumière qui filtrait au travers d'une fenêtre encrassée.
En voyant le papillon, une anecdote revint à Laia qui s'évertuait à garder contenance, pour ne pas éclater en sanglots.
« Tu te souviens de celle qui s'était prise dans la barbe à papa ? » demanda-t-elle en riant.
« La barbe DE papa. » la corrigea son aîné, avant de rire à son tour.
Par le passé, il était courant qu' Eirena reprenne sa petite sœur. Hors, songer au fait que cela n'arriverait plus, fut suffisant pour qu'une larme parvienne à s'écouler le long de la joue dorée de Laia.
La défunte jeune femme adressa un sourire tendre à la vivante.
« Garde courage. Tu m'as sans doute déjà suffisamment pleuré pour le reste de ta vie. Puis ce n'est pas le moment de déposer les armes, d'autres épreuves t'attendent, malheureusement. »
« Comment ça ? » demanda la cadette en essuyant sa joue d'un revers de main.
« Tu sais pourquoi j'ai été assassinée ? »
« A cause de la prophétie... » répondit Laia, sans comprendre où voulait en venir sa sœur.
« Oui, parce que j'étais l'une d'elles, l'une de ces fleurs du souvenir. Ces femmes qui se succèdent depuis deux cents ans, avec pour mission de se tenir prête à annoncer le retour du Seigneur Gris. J'ai voulu les prévenir, mais je n'en ai pas eu l'occasion. Malheureusement, ma mort n'y a rien changé... Il est de retour, Laia. La Faucheuse est venue étreindre son fils et l'a sortie de son sommeil. Les défunts se prosternent devant leur maître et brandiront bientôt son oriflamme. » récita la prophétesse, les yeux larmoyants.
Son interlocutrice resta interdite. Elle connaissait la légende elle aussi, pour l'avoir déjà entendue quand sa sœur fut désigné comme septième gardienne de la prophétie. Savoir que cela faisait potentiellement dix-neuf mois, que le Seigneur Gris fourbissait ses armes, la terrifiait.
« Je crains que la tâche ne te revienne à présent, de faire savoir qu'il est revenu parmi nous. Je suis désolée. J'aurai tant aimé confier cette mission à quelqu'un d'autre. » sanglota Eirena.
Laia était abasourdit. Voilà que sa sœur venait de lui confier le rôle qui lui avait coûté la vie. Ses mains se mirent à trembler, à mesure que la peur s'emparait d'elle. Sur le point de se laisser submerger, elle laissa libre court à ses pensées. Peut être fut-ce l'effet du choc, mais une pensée s'imposa alors à elle comme une évidence. Il était de son devoir, de s'assurer que l'oeuvre de sa sœur ne resterait pas inachevée ! Le Roi Source avait voulu en faire taire une ? Et bien, ce serait l'autre qui parlerait et qui lui jetterait son erreur à la figure !
Elle inspira un grand coup, serra les poings et adressa un sourire plein de confiance à sa sœur.
« Très bien. Tu peux partir l'esprit en paix. J'accomplirai ma tâche et je m'assurerai que Papa et Maman n'aient pas à enterrer une seconde fille. » confia-t-elle à son aînée.
Sur ces mots, elle descendit de son tabouret, resserra les liens de sa cape et, après avoir adressé un dernier clin d’œil à Eirena, prit la direction de la sortie. Désormais, Laia serait connue comme le huitième Myosotis.
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