La sorcière fredonnait un air joyeux en entrant dans la petite serre. L'air à l'extérieur était frais - c'était enfin le début de l'automne - mais le soleil gardait encore assez d'éclat pour l’inonder de lumière. Une douce chaleur l'accueillit. Phip, son familier, installé sur son épaule, sauta sur un rameau qui pendait non loin de l’entrée et détala dans les frondaisons qui tapissaient entièrement le plafond. Telles des sentinelles, des arbres tordus s’élevaient tout le long des parois de la serre ; leurs branches se réunissaient au sommet, pour former un toit végétal. Les feuilles avaient enfilé leurs robes cramoisies et orangées. Certaines ornaient déjà le sol de terre.
— Comment ça va, aujourd’hui, mes chéries ?
Un froufroutement joyeux lui répondit. Tout sourire, Sehar se tourna vers les rosiers qui fleurissaient allégrement sur sa droite. Elle caressa doucement les roses spectrales, scintillantes d’une lueur éthérée. Elles émirent un léger tintinnabulement. Puis elle remonta l’allée centrale, humant avec plaisir l’odeur d’humus et le parfum des fleurs. Sa peau picotait agréablement sous les frôlements de la magie qui embaumait l’endroit. Elle s’arrêta un moment devant les orchidées, qui dansaient en ondulant. Plusieurs d’entre elles se penchèrent vers elle, avides de son contact, et elle effleura leurs pétales avec tendresse.
Puis elle atteignit son laboratoire. Le fond de la serre contenait tout son matériel : un établi ; des pots et des bacs de toutes les tailles empilés à droite, près d’énormes sacs de terreau ; face à elle, sur des étagères attendaient ses fioles et des paniers pleins d’herbes sèches. Ces ingrédients lui servaient à fabriquer un engrais spécial, qui aidait ses plantes à rester en forme.
Sur le plan de travail était posé un pot rempli de terre noire. Sehar le prit délicatement et examina d’un œil critique la pousse qui pointait timidement en plein milieu.
— Je vais m’occuper de toi, ma petite, murmura-t-elle de sa voix chantante.
Elle enserra le pot entre ses mains et ferma les yeux. Son visage aux traits fins se détendit. Les branches au-dessus d’elle semblèrent ployer vers elle ; Phip émergea entre deux rameaux et l’observa avec attention.
Sehar fredonna à voix basse des notes qui se transformèrent en douces vibrations. Une légère brise souleva ses cheveux bouclés, aussi noirs que la nuit, et secoua les feuilles et les fleurs de son jardin. Un scintillement émeraude apparut autour d’elle, puis se répandit sur la pousse : elle se mit alors à croitre régulièrement ; elle devint une tige verte qui s’épaissit et brunit, puis elle se sépara en plusieurs branches, qui grandirent à leur tour. Des feuilles s’épanouirent un peu partout sur les rameaux : elles étaient d’une belle couleur parme, et violet sur leur bord. Des petits bourgeons naquirent. Avant qu’ils n’éclosent, Sehar ouvrit les yeux. La magie s’évanouit doucement. Elle posa la plante sur son établi, se pencha et appuya ses coudes sur la table, pour mieux admirer sa création. Elle était toujours impatiente de voir le résultat. Son pouvoir aurait pu lui permettre de créer ce qu’elle voulait, au plus petit détail près, mais elle préférait laisser s’exprimer la nature. Sa magie n’était là que pour donner un coup de pouce.
— Quelle belle petite plante ! murmura-t-elle, en effleurant les feuilles du bout des doigts. Tu es unique. Bienvenue !
Elles s’agitèrent légèrement ; Sehar pencha la tête et un sourire joyeux étira ses lèvres.
— Je vais te trouver un endroit agréable, ne t’inquiète pas.
Sehar se mit alors à l’ouvrage : elle n’allait pas avoir besoin de sa sorcellerie pour cette étape-là. Elle attrapa son tablier et le revêtit par-dessus sa jolie robe orange, puis elle enfila des gants. Phip avait sauté sur la table et s’approcha de la plante pour mieux l’examiner. Sehar caressa son crâne ; ses yeux roulèrent dans leurs orbites de plaisir ; la sorcière eut un petit rire et alla chercher un large bac, qu’elle posa sur son établi. Elle le remplit au trois quarts de terreau et fit un trou au centre.
— Tu vas avoir beaucoup de place, souffla-t-elle.
Ensuite, elle creusa délicatement autour de l’arbrisseau et le souleva doucement, l’arrachant à se terre d’origine. Elle admira un instant les racines qui brillaient d’un léger éclat parme et scintillant. Puis elle le plaça dans sa nouvelle maison et combla la cavité. Elle recula d’un pas et enleva ses gants.
— Voilà, maintenant, nous allons laisser Gaïa faire son œuvre, petit arbre.
Sehar posa un doigt sur ses lèvres et prit une expression pensive.
— Il va falloir que je te trouve un nom aussi.
Phip émit un petit cri et la rejoignit sur son épaule, en frottant son crâne contre sa joue. Elle le caressa.
— Aurais-tu faim ?
— J’ai l’estomac dans les talons, entendit-elle dans son esprit.
Elle éclata de rire.
— Oui. Moi aussi. Une tasse de thé et quelques petits gâteaux devraient nous rassasier jusqu’à ce soir. Et des insectes pour toi.
— Je ne suis pas contre les gâteaux.
Un autre petit rire joyeux accueillit sa réplique. Sehar se défit de son tablier et rangea tout son matériel. Elle nettoya la terre sur l’établi, puis vérifia que tout était propre.
— Au revoir, petit arbre, fit-elle, avant de s’éloigner. Au revoir, mes chéries.
— Madame Triplotee, comment allez-vous ce matin ?
La vieille dame leva les yeux des roses qu’elle était en train de contempler et sourit à la sorcière, puis reporta son attention sur les fleurs. Sehar essuya ses mains sur son tablier et s’avança jusqu’à la cliente. L’atmosphère de la boutique embaumait la terre, le parfum capiteux ou doux des végétaux et l’encens qui fumait paresseusement sur son bureau. La femme ne répondit pas immédiatement, son regard triste perdu au milieu des fleurs rosées. Sehar fronça les sourcils et s’arrêta en silence près de la dame.
— Il m’offrait un bouquet de roses roses à chacun de mes anniversaires, murmura-t-elle.
Sous son bonnet en mailles noires, ses cheveux gris ondulaient sur ses épaules. Elle était petite et élégante. Elle serrait son sac entre ses mains tremblantes et ridées. La sorcière avait entendu cette histoire de très nombreuses fois, mais elle resta auprès d’elle et l’écouta encore. Elle fit un geste discret de ses doigts.
— La veille du jour où il est... parti, il m’en avait apporté un. Ce n’était pourtant pas mon anniversaire...
Ses paroles se brisèrent sur ses larmes. Ses épaules frissonnaient. Elle sortit un mouchoir de son sac et s’essuya les yeux. Puis elle se redressa et leva son regard vert sur la fine silhouette de la fleuriste.
— Il aimait beaucoup votre boutique, vous savez. Il disait qu’elle était magique.
Sehar eut un petit sourire.
— Il fait très froid aujourd’hui. Voulez-vous un peu de thé ?
La dame hésita. Puis elle hocha la tête. La sorcière lui prit le coude et la guida vers une petite table, dans un coin discret. Elle était nichée sous une tonnelle qui regorgeait de roses parfumées. Sur la table, une théière fumait et deux tasses attendaient. Madame Triplotee parut surprise, puis son visage se détendit.
— Virgil et moi adorions prendre le thé sous la tonnelle de notre jardin. Elle ressemble d’ailleurs un peu à celle-ci.
— Cet endroit est aussi mon petit coin pour m’isoler, quand la boutique me le permet, répondit Sehar.
La dame s’installa sur l’une des chaises et posa son sac sur le sol, à petits gestes mesurés. Elle ôta ses gants et appuya ses doigts contre la porcelaine chaude. Un soupir jaillit de sa poitrine. La fleuriste s’assit à son tour. Elles étaient isolées du reste de la boutique par le châssis en bois et la multitude de roses qui semblaient se pencher vers elles. Madame Triplotee prit une gorgée du liquide fumant.
— Vous croyez que je vais oublier ?
La jeune femme posa une main aux longs doigts fins sur celle de la vieille dame.
— Non. Mais vous n’aurez plus mal. Et vous ne garderez que les meilleurs souvenirs.
Sa voix douce et chantante ressemblait au parfum des violettes. Elle sourit, la bonté incarnée. Elle plaça son autre main sous la table puis la ressortit, en tenant une seule rose, à la délicate tige et aux pétales d’un blanc vaporeux, presque transparent.
— Tenez.
Les yeux de la vieille dame s’agrandirent de surprise. Elle examina la fleur, le souffle coupé.
— Elle est magnifique. De quelle espèce s’agit-il ?
— Une rose spectrale. Je vous l’offre.
La dame tendit une main hésitante, puis la prit et la huma. Des larmes remplirent ses yeux et elle les essuya distraitement.
— Merci beaucoup, souffla-t-elle.
La porte tinta à ce moment-là.
— Je dois y aller, fit-elle. Vous pouvez rester là aussi longtemps que vous le souhaitez.
Personne ne viendra vous déranger.
Madame Triplotee secoua la tête et se leva à son tour, la rose serrée dans sa main.
— Non. Je dois rentrer. Merci beaucoup.
Sehar lui tendit son sac à main et lui offrit son bras.
— Je vous en prie. Revenez quand vous voulez.
Elle l’escorta jusqu’à la porte. Un homme était occupé à regarder attentivement les plantes grasses.
— Au revoir, madame Triplotee.
Un gracieux sourire lui répondit. Elle contempla un moment la vieille dame qui remontait la rue d’un pas lent, sa rose serrée contre elle, le regard rêveur et apaisé. Alors que Sehar rejoignait son client, un petit texte apparut sur le calendrier accroché au mur derrière le comptoir, à la date du 13 mai : anniversaire de Blanche Triplotee.
Sehar tira la porte de la serre et entra dans la chaleur douillette de son refuge. Le brouillard était tombé dans l’après-midi. L’humidité et le froid collaient partout dans le jardin et dans les rues de la ville. Fille du printemps et de l’été, elle n’aimait vraiment pas ce temps : elle avait dû s’emmitoufler juste pour traverser son jardinet, qui n’était pas bien grand. Phip jaillit de la poche dans laquelle il s’était pelotonné et escalada la longue tige d’une plante grimpante, avant de se figer. Elle déposa son manteau et ses gants sur un meuble près de l’entrée. Les yeux fermés, elle laissa la chaleur odorante de la serre envahir chaque fibre de son corps ; la magie titilla ses nerfs, au point de provoquer des frissons.
Elle rouvrit les yeux, soudain alertée. Le niveau d’énergie était bien trop élevé ; et quelle était donc cette lueur parme ? Elle avança à grands pas, délaissant de saluer ses plantes. Son familier courait sur les branches entrelacées au-dessus d’elle. Elle se figea sur le seuil de son laboratoire et contempla le merveilleux capharnaüm.
L’arbuste avait continué à croitre, atteignant les limites du bac. Déjà, ses racines en perçaient les parois. Il avait une hauteur d’un mètre et sa ramure s’étirait de chaque côté sur cinquante centimètres. Les feuilles larges et épaisses pulsaient d’une lueur violette. Les bourgeons s’étaient épanouis et l’un d’eux avait même éclos en une magnifique fleur aux pétales bleutés et parmes.
— Regarde ça, Phip, fit-elle, émerveillée. Si je m’y attendais.
Elle s’approcha, les yeux écarquillés et l’observa. La brusque poussée de croissance semblait s’être arrêtée. Heureusement, où il aurait percé le toit de la serre. Elle allait devoir l’étudier pour déterminer son cycle. Son familier tournait autour en le fixant d’un œil méfiant.
— Je n’aime pas ça, émit-il.
Mais le regard de Sehar avait été attiré par quelque chose d’autre : une petite bande de tissu émeraude, scintillant, était négligemment posée sur l’établi, juste à côté de l’arbre.
— Qu’est-ce que c’est ?
Phip focalisa immédiatement son attention sur l’objet.
— Tu as laissé trainer un bout de tissu ?
— Non.
Elle tendit la main et au moment où elle allait le toucher, le tissu s’envola et flotta à deux mètres au-dessus de l’établi. Puis sous les yeux ébahis de la sorcière, il se contorsionna, fit des nœuds et grossit légèrement. Une silhouette commença à se former sous le tissu qui brillait de plus en plus : deux bras, deux jambes minuscules, un corps et une petite tête, de longs cheveux verdoyants, des ailes translucides dans le dos... Elle n’eut pas le temps de l’admirer plus longtemps, car elle partit comme une flèche, laissant des étincelles parme derrière elle, et se perdit dans l’entrelacs de branches au plafond. Phip s’apprêtait à le suivre, mais Sehar le retint d’un geste.
— C’est extraordinaire, souffla-t-elle, avec un sourire émerveillé.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Aucune idée.
Elle ferma les yeux et se concentra. La magie de ces lieux nichait dans son être, elle en connaissait chaque étincelle et chaque essence. Très vite, elle repéra la petite créature qui semblait coincée au milieu de l’une de ses Tentaculaires. D’une caresse mentale, elle calma ses plantes et rejoignit la paroi ouest de sa serre, en se frayant un chemin à travers ses hautes plantes grasses. Un petit pépiement l’accueillit alors que le feu-follet en colère essayait de sortir d’une cage formée par des tiges vertes. La sorcière s’approcha et se plaça face à l’être.
C’était la plus belle petite créature qu’elle ait jamais vue : son corps fin et gracile, à la peau parme, de la même couleur que les feuilles de l’arbuste, faisait environ vingt centimètres de hauteur ; elle était habillée d’une tunique faite dans une sorte de soie arachnéenne émeraude, ses bras, ses jambes et son visage lui donnaient une apparence humanoïde ; ses longues oreilles, ses cheveux qui ressemblaient à des tiges et ses grands yeux céruléens sans pupille, ainsi que ses ailes membraneuses et délicates, la rapprochaient des fées.
Elle s’était figée et fixait un regard apeuré dans les pupilles noirs de la sorcière.
— Je ne vais pas te faire de mal, murmura-t-elle, d’une voix douce.
Elle tendit la main en souriant. D’une pression mentale, elle demanda à la Tentaculaire de la relâcher. Elle se retrouva assise sur l’une des tiges, ses mains crispées contre sa poitrine.
— Tu sais te transformer. Bravo ! C’était très réussi.
Un éclair de fierté traversa son visage, qui fut remplacé par la peur. Sehar suivit son regard et découvrit Phip qui la fixait de ses grands yeux globuleux. Elle prit son familier dans ses mains et lui gratouilla la tête. Aussitôt, le caméléon émit un ronronnement et se laissa tomber sur le dos, pour offrir son ventre. La fée ouvrit des yeux ébahis, mais voir cette grosse – comparée à elle – créature bleue gigoter comme un chat sous ses caresses la détendit. Elle se leva et fit un pas vers la sorcière. Puis ses ailes se mirent à battre et elle se souleva jusqu’à son visage.
— Tu es née dans la fleur, c’est ça ?
La petite fée hocha la tête, puis elle effleura délicatement la joue de Sehar.
— Je suis une humaine, fit Sehar. Je m’appelle Sehar. Et toi ?
La créature pencha la tête sur le côté. La sorcière se demanda si elle la comprenait. Quel langage parlait-elle ? Pouvait-elle seulement parler ?
Soudain, elle bâilla.
— Tu es fatiguée. Tu as faim peut-être aussi ?
Sehar percha Phip sur son épaule, puis plaça ses mains en coupe sous la fée de peur qu’elle s’écrase sur le sol : elle papillonnait des paupières. Elle eut un sourire de gratitude et atterrit dans la paume de sa main gauche. La sorcière se releva et revint à son laboratoire. Elle déposa dans la fleur. La créature s’allongea en soupirant et se pelotonna ; les pétales se refermèrent aussitôt, formant un cocon protecteur autour d’elle.
— C’est dingue, émit Phip. Tu savais que cela arriverait ?
— Non. C’est une surprise, une merveilleuse et délicate surprise.
Elle contempla l’arbre.
— Cet arbre est extraordinaire.
— Une faérile, fit soudain Bérénice.
Sehar posa rapidement le plateau qu’elle portait et rejoignit son amie, installée à son bureau. Juste derrière, une bibliothèque en cerisier regorgeait de livres reliés, dont une bonne partie était empilée ou ouverte sur son écritoire. Bérénice leva la tête vers elle, faisant cliqueter ses lourdes boucles d’oreilles. Ses lèvres rehaussées par un gloss brillant s’écartèrent en un sourire triomphant.
— Regarde, fit-elle en montrant une illustration.
La sorcière observa l’image : c’était le portrait craché de l’être qui était né dans l’arbuste la veille. Ce spécimen avait des cheveux bleutés et des ailes noires, ainsi qu’une robe blanche, mais il lui ressemblait beaucoup.
— Ce sont des créatures féériques, qui habitent dans les arbres ou les fleurs. Elles naissent dans des végétaux – pas toujours des arbres d’ailleurs – qui ont une confluence particulière d’énergies magiques, expliqua Bérénice d’un ton docte.
— Donc très rares.
— Disparues.
— Oh. Comment ?
La sorcière plus âgée quitta le fauteuil et se dirigea vers la table de la salle à manger, où les attendait leur collation.
— Ce sont des créatures de la nature. Choisis ta cause : l’urbanisation, la pollution, la déforestation.... Tu sais bien que les énergies magiques sont affaiblies dans ce monde moderne. Les nexus, les lignes telluriques et les confluences sont de plus en plus rares.
Sehar soupira avec une grande tristesse. Elle referma doucement le lourd volume et rejoignit son amie. Celle-ci lui versa une tasse de thé et mordit dans un cookie.
— Tu as construit ta serre sur une ligne tellurique, non ?
La sorcière hocha la tête, puis prit une gorgée du liquide ambré.
— Mais elle est faible. Nous sommes en pleine ville.
— C’est peut-être un bon signe, un signe que la magie devient plus forte.
— Un signe d’espoir.
Bérénice acquiesça, ses yeux bleus pétillants. Malgré son âge, elle avait toujours su garder sa joie de vivre et sa fantaisie. C’était l’une des raisons qui faisaient des deux sorcières des amies très chères et des membres de la même Assemblée.
— Tu vas devoir agrandir ta serre.
Soudain, la panique envahit la jeune sorcière : elle allait devoir s’occuper d’une faérile... peut-être même de plusieurs.
— Oh ! fit-elle, en portant une main à sa bouche.
Bérénice leva un sourcil.
— Et s’il y en avait plusieurs ?
Un petit rire éclata.
— Si tu voyais ta tête ! fit Bérénice. C’est une bénédiction. Tu sauras très bien prendre soin d’eux. Ce n’est pas un hasard si elles sont apparues ici.
Une moue anxieuse altéra le fin visage de Sehar. Bérénice se pencha vers elle et posa sa main sur la sienne.
— Tu t’en sortiras très bien, répéta-t-elle. Et tu ne seras pas seule. N’oublie pas. L’Assemblée est là.
Sehar sourit et recouvrit la main de Bérénice de la sienne. Un sourire taquin apparut sur les lèvres de la femme.
— Et si on allait la voir ? Prend du miel et de l’eau, elle risque d’avoir faim et soif.
— Cela suffira ?
— Au début, puis elle nous dira ce qu’elle mange.
La jeune sorcière sourit et obéit à sa mentore.
Elysiana voleta jusqu’à la bibliothèque et s’installa sur l’étagère. Hésitante, elle parcourut du doigt le dos des romans.
— Scypia, fit-elle de sa petite voix douce. Quel est le titre déjà ?
— Alice au pays des merveilles, répondit la faerile qui était sur le sol en train de jouer aux échecs avec Phip.
— Ah ! fit-elle au bout de quelques secondes. J’ai trouvé !
Elle effleura le livre et ferma les yeux. Une lueur parme jaillit de ses doigts et enveloppa le tome, qui rétrécit à une taille plus pratique pour ses mains fines.
— Tu lui rendras sa taille quand tu auras terminé de le lire, fit Sehar depuis son bureau.
— Bien sûr, maman, répondit la faerile, en sautant de l’étagère.
Elle vola jusqu’à la banquette au pied de la fenêtre et s’y installa. Elle jeta un coup d’œil et vit ses frères et sœurs qui se pourchassaient à travers la lourde brume.
— Je ne comprends pas comment ils supportent ce froid, fit-elle, en frissonnant.
— Ils n’ont pas le même tempérament que toi, c’est tout, répondit la sorcière.
Elysiana grommela quelque chose, puis elle se lova contre le mur et ouvrit le livre. Sehar la contempla quelques secondes. Ensuite, son regard glissa sur Scypia, assise face à Phip, sur le sol devant la cheminée, puis sur Fiona, aux longs cheveux blancs, qui dessinaient sur la table de la salle à manger, et enfin sur Deirdre, aux cheveux noirs et à la peau foncée qui lisaient un autre roman, dans le creux du canapé. Dehors, Givre, Ceyrdin et Sifoël batifolaient dans le jardin.
Après Elysiana, qui avait servi d’éclaireuse, ses frères et sœurs étaient nés une semaine plus tard. L’arbre n’avait pas grandi plus vite. En fait, sa croissance paraissait naturelle, maintenant. Elle l’avait planté près du mur ouest, dans l’espace qu’elle lui avait attribué dès le départ. Les faériles avaient appris à parler français très rapidement, puis tout ce qu’elle avait bien voulu leur enseigner.
Ces petits êtres espiègles étaient fantasques et imprévisibles parfois, enclins à faire des farces, mais terriblement attachants et loyaux. Ils l’aidaient dans la serre et à la maison, mais ne s’éloignaient jamais de l’endroit. Personne jusqu’à présent n’avait remarqué leur présence ; ils avaient l’extraordinaire capacité à se métamorphoser à volonté en n’importe quel objet. Et ils avaient appris à manipuler la magie comme une sorcière. Elle était leur mère ; Bérénice, Ikori et Bernadette étaient leurs tantes.
Soudain, trois petites brumes étincelantes prirent forme devant elle, interrompant ses souvenirs. Elle sourit en reconnaissant Givre au teint pâle et aux cheveux bleus, Ceyrdin, aux cheveux bruns et à la peau d’écorce et Sifoël, aux cheveux et à la peau verts. Leurs joues étaient rougies par le froid et leurs jeux.
— Vous êtes tout mouillés, grommela Elysiana, en leur jetant un coup d’œil par-dessus son livre.
Ses frères et sœurs éclatèrent de rire, puis filèrent à l’étage, sans doute pour remettre un peu d’ordre dans leur apparence.
Les faériles étaient très coquets. Tous avaient décidé de porter des tenues très modernes, adaptées à leur silhouette, après avoir examiné un catalogue et des photographies. Ils généraient leurs habits comme ils le souhaitaient, ce qui avait évité à Sehar de créer – ou de coudre – des vêtements minuscules. Un soulagement pour elle qui n’était pas très douée en couture, magique ou non. Et chacun d’eux avait choisi son prénom.
Ils semblaient s’accommoder de la vie en ville, contrairement à ce qu’elle avait craint. Peut-être la ligne tellurique qui passait sous sa maison était-elle suffisante pour eux ? En tout cas, ils profitaient pleinement. Elle leur avait proposé d’aller s’installer à la campagne, dans un endroit plus isolé, et ils avaient refusé. Elle se rappelait très bien ce qu’Elysiana, en bonne porte-parole, lui avait dit :
— Notre place est ici.
À chaque fois qu’elle repensait à cette phrase, la sorcière ne pouvait s’empêcher de se remémorer la sensation qu’elle avait eue : celle d’un secret, d’une prophétie ou d’un destin, accompagnés d’un profond espoir.
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