Presque théâtral, Adrian s’avança vers les dames, exécutant une courbette pour les saluer avec plus de politesse. Amélia se retint de pouffer, tandis que Gabriela se perdait dans sa contemplation. Amélia dut lui mettre un discret coup de coude pour qu’elle offre une révérence en retour. Très vite, on les guida vers un petit salon. Une odeur de cuir émanait de la pièce. Le brun et l’émeraude dominaient les teintes des canapés et des meubles anciens. Le cabinet avait un air de curiosité, de musée personnel qui prodiguait une atmosphère tout ésotérique. Amélia retroussa le nez.
― Est-ce le fumoir des messieurs? Cela manque de touche féminine.
― Je n’aurais pas fait l’affront de vous inviter dans le fumoir, bien que j’ai ouï dire que vous y étiez convié parfois, madame Schuffer.
Amélia devint rouge, ses épaules se crispant instantanément. Gabriela leva les yeux aux ciels. Il était notoire que son amie préférait hanter les fumoirs en catimini plutôt que le salon de thé. Cela était fort mal vu dans la société, mais elle était si indispensable aux foyers des riches que personne n’osait la confronter sur le sujet. Adrian semblait n’avoir cure de ce fait.
― Ceci-dit, cela a plus l’air d’un musée que d’un fumoir, rétorqua Amélia d’une voix acide.
Adrian sourit. Il les invita à s’installer et leur proposa des rafraîchissements. Elles acceptèrent avec joie, étant donné que le voyage fut long. Des boissons sans alcool furent apportées pour commencer la nuit, ainsi que des amuse-bouche délicatement présentés sur des plateaux en porcelaine. Gabriela observa longtemps la vaisselle qui venait clairement du siècle passé. Toujours ce charme désuet qui faisait remonter en elle de vagues souvenirs. Safiétou s’occupait des domestiques, qui défilaient paisiblement pour les servir. Gabriela attarda son attention sur une collection de papillons, épinglés dans de belles vitrines.
― Ces papillons monarques sont magnifiques, souffla-t-elle, émerveillée.
Adrian sourit.
― Je vous remercie, ma lady. Cette collection me vient de mon grand-père. Il était passionné de botanique.
― Voilà une passion des plus intéressantes, répondit Gabriela.
― J’ai cru comprendre que vous partagez cet intérêt, très chère.
Amélia s’invita dans la conversation.
― Oui, Gabriela est une grande botaniste. Nous préparons avec elle un projet de serre électrique.
― Une serre électrique? s’insurgea Safiétou, qui était resté discrètement dans un coin de la pièce, en piquet comme le veulent les majordomes. N’est-ce pas dangereux? Et les risques d’incendie?
L’intervention de la gouvernante surprit considérablement Amélia, mais elle fut piquée dans son domaine.
― Certainement pas! J’ai mis au point un ingénieux processus qui préservera les plantes de tout risque d’incendie. C’est pourtant simple, laissez-moi vous expliquer...
Amélia se lança dans une longue explication technique, avec panache et engouement. Safiétou sourit et l’écouta attentivement, lançant un clin d’œil à Adrian qui se tourna vers Gabriela.
― Désirez-vous voir le reste de la collection?
― Volontiers, répondit Gabriela, enchantée.
Adrian hocha la tête vers Safiétou, qui renchérissait dans sa conversation avec Amélia, lui faisant part de son scepticisme appuyé sur ce projet fou. Pendant ce temps, Adrian invita Gabriela à le suivre vers un autre petit salon.
***
Le plan de Safiétou avait fortement arrangé Adrian, qui commençait à trouver Amélia trop présente dans la conversation. Le bureau dans lequel il la convia à le suivre était plus petit, mais tout aussi confortable. De grandes vitrines présentaient une vaste collection d’insectes préservés, tout aussi étranges ou colorés les uns que les autres. Beaucoup venaient de diverses contrées, émerveillant Gabriela qui se plaisait à les imaginer encore vivants, dans leur environnement d’origine. Elle sursauta légèrement lorsqu’Adrian se pencha vers elle pour ouvrir une des vitrines, l’invitant à se rapprocher d’un spécimen.
― Regardez ce fabuleux Morpho, murmura-t-il, d’une voix suave.
Gabriela observa le papillon, aux grandes ailes d’un bleu profond. Elle sourit, ébahie.
― Il est merveilleux.
― Pas aussi merveilleux que votre regard, aussi clair qu’un lagon.
Adrian prit délicatement la main de Gabriela, plongeant ses prunelles sombres dans les siennes. Il glissa ses doigts dans la chevelure de sa belle, sans défaire les boucles élaborées avec soin qui coulaient sur ses épaules.
― J’ai vu ces papillons en rêve, ils ornaient vos cheveux comme une couronne féerique.
Gabriela entrouvrit les lèvres, se perdant dans ses grands lacs noirs qui dévorait son âme et son coeur. Adrian ne sut résister. Il rapprocha son visage du sien. Elle ne cilla pas, offrant un peu plus ses lèvres, comme une invitation. Elle sentit son souffle chaud contre sa peau, l’union brûlante de leurs bouches entrelacées. Tous leurs sens furent en ébullition. Très vite, il la serra contre lui, caressant ses épaules tendrement. Il perdait toute notion des conventions, du temps, de la situation.
Jusqu’à ce qu’une voix familière se fit entendre.
Gabriela se détacha de son étreinte, essayant d’agir comme si de rien n’était. Amélia fit irruption dans la pièce.
― Où sont-ils?! Pourquoi chercher à isoler mon amie! Faites votre demande avant d’agir de manière indécente!
Adrian reprit contenance. Il haussa un sourcil, se permettant un regard des plus sardoniques à l’attention de Madame Schuffer.
― Comme vous pouvez le constater, je ne faisais qu’exposer ma collection d’insectes à lady Petrona.
Amélia croisa les bras, tapotant du pied sous sa robe trop encombrante pour elle. Gabriela s’empourpra davantage, sentant encore ce lien vivace qui la reliait à Adrian. Elle tentant de ne pas se laisser emporter à nouveau par cette vague dévoratrice d’émotions. Amélia posa son regard sur Gabriela.
― Est-ce vrai, Gabriela?
Gabriela hocha vivement la tête. Son amie la sondait longuement, mais elle tint bon.
― Tout à fait, il n’y avait rien de problématique, tout va bien.
Sa voix tremblotait, mais elle demeura calme, malgré son coeur qui battait la chamade. Amélia poussa un soupir.
― Cela passe pour cette fois, mais je vous tiens à l’œil!
― N’ayez crainte, Amélia, répondit Adrian d’un ton posé.
Il sortit de la petite poche de son veston une montre à gousset. Safiétou apparut à l’embrasure de la porte.
― Le souper va être prêt, mes dames, monsieur, dit-elle d’une voix très professionnelle.
― En effet, je vous invite à me suivre, mesdames.
Amélia entraîna Gabriela, toujours agacée de la situation. Safiétou les guida à travers le manoir, jusqu’à la grande salle à manger, tout aussi luxueuse, aux lumières tamisées. Amélia observa les luminaires, des chandeliers et candélabres anciens, qui la firent tiquer à nouveau.
― Un lord autant bien installé dans les environs de Londres, et vous n’avez pas l’électricité, s’indigna-t-elle
― Je suis assez peu confiant quant aux installations électriques, répliqua Adrian, en haussant un sourcil.
― Avec mon expertise, vous n’avez rien à craindre. Vous avez vu, chez Lady Agatha, l’installation est stable.
― Il est vrai.
Ils prirent place, Amélia restant auprès de Gabriela, comme à son habitude. Rapidement, les hors-d’œuvre furent présentés, ainsi qu’une soupe froide au poisson. Une soupe très particulière fut apportée à Adrian. Gabriela y jeta un coup d’œil, apercevant une couleur rouge sombre qui lui arracha un sourire. Amélia haussa les sourcils.
― Qu’est-ce que ce potage?
― Un plat traditionnel asiatique, une soupe de sang, répondit Safiétou.
Amélia troussa son nez, peu enjouée à l’idée de goûter un pareil plat. Adrian retint un rire.
― Je vous rassure, rien ne vous oblige à y goutter.
Gabriela leva le menton, observant la texture de la soupe, qui paraissait épaisse, sans doute couper avec un légume pour plus de consistance. Safiétou coula un regard dans sa direction.
― Souhaitez-vous y goûter?
Gabriela hocha la tête.
― Je veux bien un petit bol, s’il vous plaît.
Safiétou sourit et lui servit un tout petit bol du breuvage dense et rougeâtre. Amélia fronça le nez.
― Tu veux vraiment tester cela? Cela ressemble à la soupe de Dracula.
Adrian se mit à rire. L’allusion l’amusa grandement. D’abord hésitante, Gabriela fixa son bol, avant d’y plonger sa cuillère. Elle goûta du bout des lèvres.
― C’est intéressant comme texture, souffla-t-elle en avalant une autre cuillère.
Amélia retint un pouffement.
― Je ne sais pas comment tu fais.
Le reste du repas se déroula dans une atmosphère plus détendue. Amélia semblait baisser un peu sa garde, d’autant que Safiétou aimait à lui assénait quelques réflexions qui l’occupèrent grandement. Pendant tout le dîner, Adrian se contenta de cette soupe, et d’un peu de viande saignante, ce qui tiqua légèrement Amélia. Gabriela était, quant à elle, davantage perdue dans la contemplation de son regard d’onyx. Elle dut se ressaisir lorsque Amélia lui flanqua un œil réprobateur.
Après la fin des divers services, mettant en avant des plats élaborés et fort appétissants, Adrian convia ses invités à un petit salon, afin de profiter de quelques mignardises et de tasses de thé. Dehors, la pluie inondait la terre, offrant une mélodie relaxante. L’onde clapotait contre les vitres avec régularité. Safiétou apparut avec un plateau sur lequel reposait une théière fumante, émanant d’un doux parfum de thé et de riz soufflé. Un silence reposant s’installa dans la pièce. La nuit d’encre ne laissait pas émerger les étoiles, tandis que la pluie s’intensifiait. Le feu crépitait tranquillement dans l’âtre.
La tête de Gabriela dodelinait. Adrian le remarqua.
― Je peux faire préparer votre chambre, si vous le désirez.
― Il est vrai que la fatigue commence à se faire sentir, répondit-elle d’une voix douce.
Amélia se proposa de la rejoindre, mais Gabriela remarqua bien qu’elle n’était pas fatiguée. Sans doute souhaitait-elle ardemment discuter avec Safiétou, afin de reprendre leurs échanges mouvementés. Adrian se leva et appela les domestiques qui guidèrent la roussalka vers son appartement. Gabriela sentait une force, quelque chose qui tentait de l’atteindre, comme des bras invisibles qui se frayèrent à travers des haies. Adrian fronça les sourcils. Il murmurait quelque chose, regardant sa belle s’éloigner.
La chambre était vaste et fort bien décorée. Les canapés Louis XVI aux brocards rouges et dorés étaient assortis aux rideaux en velours cramoisi. Divers tableaux et vases agrémentaient les lieux d’une atmosphère rococo. Une vague de souvenir la saisit.
Elle tourbillonnait dans une robe de cour, nimbée de ruchés et de dentelle de Calais. Elle se sentait chanceuse de porter cette toilette, comme si elle était un présent inestimable, offert avec amour par le plus doux des amants. Elle tendit la main et attrapa celle d’Adrian, cette grande main si réconfortante et si douce.
Gabriela cligna des yeux. Elle revint à la réalité et elle prit conscience que sa peau était gelée. Elle avait fait voltiger de l’eau qui se trouvait dans une cruche, non loin d’un bureau aménagé près du lit. Elle s’en voulut d’avoir mouillé le mobilier et essaya de se réchauffer comme elle put. Elle frissonnait, encore marquée par sa vision. Pendant une fraction de seconde, elle se sentit observée. Une présence lourde et sombre planait au-dessus d’elle. Elle murmura quelques protections et se mit en robe de chambre.
Portée par la fatigue, elle s’écroula sur le grand lit molletonné. Le sommeil vint rapidement la cueillir, l’emportant dans un rêve étrange.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2836 histoires publiées 1285 membres inscrits Notre membre le plus récent est Fred37 |