En cette saison pluvieuse, les bals se faisaient de plus en plus rares. L’on préférait inviter les convives pour le thé, assises confortablement dans un salon d’hiver pour profiter de la chaleur de l’âtre et d’une bonne compagnie. Cependant, une lady faisait de la résistance. Elle ne voulait pas abandonner avant d’avoir proposé un ultime bal, affichant le thème sur ses cartons d’invitation « Les couleurs d’ambre de l’automne». Elle fit parvenir une multitude de courriers à tous les gens bien nés ou mondains de la capitale et ses alentours, et décida qu’il était temps de faire sortir lady Gabriela de sa cachette végétale.
Quel ne fut pas le désarroi de ladite «lady», de recevoir un courrier personnalisé, contrairement à la plupart des autres convives. Elle la relisait, encore et encore, afin d’être certaine que tout ceci était bien réel.
« Ma chère Lady Petrona
Je n’ai malheureusement pas eu le plaisir d’apprendre à davantage vous connaître. Je sais que le travail vous accapare, mais je trouvais cela si dommageable, une lady de votre qualité, qui reste seule, perdue dans un village environnant de Londres, sans un homme pour la protéger. J’ai ouï dire que vous avez fait la rencontre de Lord Adrian. Sachez qu’il est difficile d’avoir son attention, et vous avez réussi là où toutes les autres ont échoué. Il est donc de mon devoir de vous réunir en cette soirée, en un bal aux couleurs d’ambre, pour le meilleur, bien évidemment.
Au plaisir de vous revoir sous peu,
Lady Agatha.»
Elle ne savait pas si c’était de l’impertinence, de la brimade ou une tentative éhontée de la marier dès le lendemain à Adrian, mais Gabriela se trouvait dans tous ses états. Si lady Agatha savait pour sa rencontre avec Adrian, cela signifiait que tout le Londres mondain savait. Rouge d’embarras, de honte et de toute sorte de sentiment qui la pousserait à fuir en Roumanie ou à s’enterrer si pieds sous terre, elle attendait désespérément Amélia, qui devait la rejoindre pour travailler sur la serre.
Fort heureusement pour elle, Amélia ouvrit la porte, se déchaussant de ses bottes pleines de boue pour ne pas salir l’intérieur de la maisonnée. Elle tenait entre ses mains une invitation similaire à celle de Gabriela.
― Je vois que tu as reçu ton invitation... Que se passe-t-il? Tu es bien pâle.
Gabriela lui tendit machinalement son courrier, peinant à lui répondre. Elle retenait ses larmes, tant elle se voyait bouleversée. Amélia fronça les sourcils, à mesure qu’elle lisait le contenu.
― Bon sang! Quelle mouche lui a piqué?! Qui lui a dit! Je suis sure que c’est un coup d’Adrian!
― Je, je ne sais pas...
Amélia poussa un long soupir. Elle essayait de se calmer, mais ses pommettes rougissaient à vue d’œil. Gabriela se frotta la nuque.
― Peut-être que si je me fais porter malade...
― Écoute, j’ai une idée. Tu viens en ma compagnie et tu l’envoies promener devant tout le monde. Cela devrait régler le problème.
Gabriela se figea. La raison la pousserait à approuver ce plan, mais quelque chose la retint. Une force, une énergie, comme s’il ne fallait pas rompre cette relation. Sa mâchoire se contractura. Elle finit par baisser la tête.
― Je... je ne sais pas.
Amélia pencha la tête sur le côté.
― Sérieusement, il te plaît?
Gabriela fut prise d’un frisson. Elle cligna les yeux, incrédule.
― Je, euh, je ne sais pas... euh non, c’est juste que je n’ai pas envie de faire un scandale devant tout le monde.
Amélia l’observa pendant de longues secondes, tentant de sonder son amie comme elle le pouvait. Gabriela haussa les épaules, le regard dans le vague.
― J’ai besoin de savoir, Sanoki a dit que nous étions liés.
― Mouais...j’espère que ce n’est pas pour le pire. Je vais le surveiller.
Gabriela hocha la tête, quelque peu gênée. Elle se trouvait incapable de dire ce qu’elle ressentait à sa meilleure amie. Celle-ci ne semblait pas lui en tenir rigueur et lui offrit une tape amicale sur l’épaule.
― Cela ira, je serais avec toi. Je ne te lâcherais pas.
Les yeux de Gabriela pétillèrent de joie. Amélia était sa véritable première amie. Autrefois, elle ne quittait jamais le troupeau de ses sœurs, et n’avait qu’elle et leur mère à ses côtés. Avoir Amélia changeait considérablement sa vie, elle se trouvait moins mutique, moins solitaire, bien que cet aspect de sa personnalité ne changera jamais totalement.
Amélia se gratta la tempe, un peu ennuyée
― Par contre, pourras-tu m’aider à trouver une tenue...adéquate?
Gabriela sourit. Elle hocha la tête et entraîna son amie dehors. Elle l’emmena dans le jardin pour reprendre leur projet commun. Elles trouveront bien le temps d’acheter tout le nécessaire pour le bal à venir. D’autant plus qu’il y avait un thème à respecter.
***
La semaine fut presque consacrée au bal d’ambre. Gabriela avait aidé son amie à trouver une robe qui mettrait sa carrure en valeur, sans qu’elle comporte trop de froufrous ou d’éléments qui la gêneraient pour se mouvoir. Malgré ses efforts, Amélia se trouvait toujours étriquée dans ces robes à tournure. Elle ne cessait de gesticuler, remettant le panier en place, retroussant ses jupons et avançant comme elle le pouvait avec le poids de la robe qui demeurait lourd sur ses jambes. Gabriela avait choisi une robe d’une couleur cramoisie, ornée de petites feuilles d’automne et de perles de rivière. Amélia avait tenu a assortir sa robe à la sienne, afin de faire comprendre à toute la bonne société anglaise que Gabriela, à défaut d’être mariée, était sous sa protection.
Après des journées de préparatif, le grand soir vint enfin.
Gabriela avait rejoint les appartements d’Amélia la veille, pour plus de commodités. Elle habitait dans un beau quartier de la capitale. Son travail ne connaissait pas la crise. Tous les foyers rêvaient d’avoir l’électricité, notamment les maisonnées riches. Amélia profitait de l’engouement, tout en se creusant une place dans la belle société. Ensemble, elles terminaient de se préparer avant le départ. Gabriela fut coiffée avec l’aide de Linette, la domestique d’Amélia. C’était un petit bout de femme, toute petite, aux pommettes rondes et aux boucles dorées. La chevelure auburn de la roussalka fut parée de joyaux et de quelques fausses feuilles dorées. Gabriela choisit une parure d’or et de diamant, cadeau offert par sa mère. Amélia misa sur la simplicité, avec un collier fin orné d’une perle de culture. Lorsqu’elles furent prêtes, elles saluèrent Linette et sortirent, leurs talons résonnant sur la chaussée.
Elles firent quérir un cocher, qui les emmena devant l’hôtel particulier de Lady Agatha. En cette nuit pluvieuse, elles se voyaient parées à toute éventualité en cas de tempête, avec leurs parapluies anti-tonnerre, bricolés par Amélia, leurs capelines et leurs fourrures.
Devant le portail de fer forgé, qui arracha une grimace à Gabriela, s’entassaient déjà de nombreux invités. Le mauvais temps ne les avait pas découragés. Après tout, il s’agissait, sans doute, du dernier bal de la saison.
Gabriela et Amélia descendirent du fiacre, payant leur course et donnant quelques dernières instructions pour leur retour. Par la suite, elles furent contraintes à la périlleuse épreuve des mondanités.
Malgré son côté garçon manqué, Amélia avait fini par apprendre les usages, modifiant sa démarche et son franc-parler pour ne point trop bouleverser les nobles et les bourgeois. Gabriela, bien que née noble, préférait la simplicité, et s’imposait l’exercice par politesse et pour garder la face.
Un majordome, grand et droit comme un piquet, faisait rentrer progressivement chaque convive. Gabriela crispa sa main sur l’épaule d’Amélia. Celle-ci lui offrit un sourire doux et lui serra la main.
Après une dizaine de minutes d’attente, elles furent enfin dans le hall d’entrée. Un vaste couloir décoré de tableaux, de vase en porcelaine peinte de scènes du siècle précédent, ainsi que de fleurs aussi exotiques les unes que les autres, s’ouvrait à elles. Plus loin, la mélodie des violons et des harpes résonnait déjà. Elles arrivèrent à la porte de la salle de bal, et un autre serviteur annonça leur nom, de sa voix rauque et puissante.
― Lady Petrona de Roumanie et Madame Amélia Schuffer!
Gabriela se raidit davantage. Quelques regards fusèrent vers elle, mais à son grand soulagement, elle ne devint pas le centre de toutes les attentions. Elles se lancèrent dans le grand bain, saluant quelques têtes connues au passage, avant de se faire happer par l’hôtesse de la nuit. Lady Agatha, une dame d’une quarantaine d’années, faisait partie des figures les plus appréciées de la capitale. Ses soirées raffinées obtenaient l’unanimité de la cour londonienne et sa fraîcheur et sa verve faisaient d’elle une redoutable amie, qui savait déceler tous vos manigances et petits secrets. Après tout, Gabriela venait d’en faire les frais. Dans sa robe du soir d’un rouge sombre, elle s’avançait d’un pas sautillant, saluant chaleureusement Gabriela et Amélia.
― Enfin, Lady Petrona de retour à mes soirées, voilà de quoi me réjouir en cette nuit monotone. Ma chère Amélia, c’est un plaisir de vous revoir.
Gabriela esquissa un faible sourire.
― C’est toujours un plaisir, très chère. Je vous remercie infiniment pour cette invitation des plus exquises. Vous me voyez navrée de ne pas pouvoir être là plus souvent.
Lady Agatha secoua d’un geste fluide son éventail, affichant une mine amusée.
― Allons, je comprends tout à fait. Mais, dites-moi, très chère, savez-vous que Lord Adrian vous attend déjà avec impatience? Il serait fâcheux de le faire languir plus que de raison.
Amélia se retint de sortir un juron. Elle se contint comme elle le pouvait, tout encerclée de taffetas bien trop superflus selon ses goûts. Agatha se mit à rire.
― Ma chère Amélia, fée électricité de nos tendres foyers. Je vous rassure, votre protégée ne risque rien. Lord Adrian est de bonne famille et il est fort courtois et idéal pour notre chère Gabriela.
Amélia allait répondre, mais Lady Agatha ne lui laissa guère le temps. Elle les entraîna joyeusement à travers la foule, pour rejoindre une petite alcôve, à l’abri des regards.
Assis sur un canapé de velours rouge, entouré par des lilas et des fleurs de lys, Adrian se dressait tel un fauve, tournant son regard brûlant sur Gabriela. Elle tarda, sans le vouloir, son regard sur sa stature athlétique, ses muscles et ses épaules larges, qui se lovaient dans son costume noir avec perfection. Ses lèvres pleines s’étirèrent en un fin sourire. Il se redressa, tendant doucement sa main vers sa lady, qu’il ne quittait pas des yeux. Amélia allait intervenir, mais Lady Agatha l’attira plus loin, prétextant devoir la mener à un de ses clients, qui désirait ardemment faire affaire avec elle.
La demoiselle des ondes se trouva seule face à la panthère de la nuit.
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