Plusieurs journées se sont écoulées depuis cette rencontre providentielle. Gabriela et Amélia avançaient à grande vitesse sur le projet de serre, permettant à la jeune femme de commencer à faire pousser quelques légumes grâce à la fée électricité. La rencontre avec la chamane Sanoki fut prévue pour la fin d’après-midi, qui s’annonçait pluvieuse. Armée d’un parapluie, Gabriela suivait à petite foulée son amie, qui dévalait des mètres si vites de ses grandes jambes. Elles se retrouvèrent au cœur de Londres, sillonnant les ruelles exiguës, non loin de White Chapel. Amélia n’appréciait guère l’endroit, mais Sanoki avait le don de se cacher dans les recoins les plus sombres de la capitale. Amélia serrait fort la main de son amie, se voulant rassurante dans cette ambiance anxiogène. Plusieurs badauds leur jetaient des regards torves. Quelques prostituées, que l’on nommait «Belles de nuit» ou «Pierreuses» dans le pays français, les dévisageaient, craignant de voir leurs clients dérobés. Amélia pressa le pas, tournant à gauche vers une impasse sombre et repéra la bonne enseigne. Gabriela réprima un frisson. Un panneau de bois dévoré par l'érosion affichait le nom à moitié effacé d'un établissement de vins de piètre qualité.
― Pourquoi donc ton amie se cache par ici? N’est-ce pas dangereux? marmonna-t-elle, en jetant régulièrement des regards derrière elle.
― Je me pose la même question, la dernière fois elle se trouvait dans un coin plus sympathique, elle ne cesse de changer d’établissements pour une raison que j’ignore.
― Voilà qui est bien singulier.
Amélia haussa les épaules. Elle se rapprocha de la porte, vermoulue et pleine d’irrégularités. Elle toqua quatre fois, attendant que le judas en cuivre s’ouvre. Rapidement, deux yeux d’un bleu limpide apparurent, laissant présager d’un visage efféminé. L’individu susurra ces mots, comme un sifflement de serpent qui vint claquer l’air, sonnant étrangement aux oreilles des jeunes femmes.
― Mot de passe?
― Azur et rêve.
Un bruit de loquet fit légèrement sursauter Gabriela. La porte s’entrouvrit et la voix sifflante les invita avec un certain empressement.
Lorsqu’elles furent à l’intérieur, une puissante odeur de plantes et de fumée planait dans l’air. Pendant un bref instant, Gabriela eut l’impression d’être dans une fumerie d’opium, tant l’atmosphère était lourde d’effluves. Un être androgyne se présenta à elle, enrubanné dans un kimono de soie bien trop grand pour lui. Il affichait une pâleur presque lunaire, qui s’accordait à merveille à la couleur de ses yeux. L’individu s’inclina lentement vers elle, avant de murmurer quelques mots:
― Suivez-moi, je vous prie.
Il, ou elle, s’engouffra dans un dédale de couleurs. La vétusté et la moisissure se voyaient dissimulées par de lourds tapis et teintures. Une décoration riche de babioles et de quelques tableaux donnait un aspect baroque à l’environnement, mais il était difficile d’oublier l’odeur moite qui planait partout en ces lieux.
Leur guide finit par s’arrêter devant une porte, qu’il ouvra péniblement en jouant des coudes.
L’odeur de fumigation explosa en cette pièce. Il s’agissait sans doute de l’endroit le plus chaleureux et le plus propre. Un feu crépitait doucement dans l’âtre, éclairant partiellement une figure assez menue, tout enveloppée d’une tenue traditionnelle que Gabriela ne sut identifier, pleine de franges de couleurs et de symboles brodés. Sur sa tête, l’on distinguait une chevelure noire, à moitié caché par un masque de tissu dissimulant à moitié les traits de son visage par une multitude de franges noires. Elle leva le museau vers les convives, se redressant sur ses pieds. Autour d'elle siégeaient de nombreux instruments plus exotiques les uns que les autres.
― Amélia, cela faisait longtemps.
Sa voix était chaude, presque masculine. Amélia afficha un sourire et vint saluer son amie.
― En effet, chère Sanoki! Où t’es tu encore planqué, cette fois-ci? Pourquoi ce quartier mal famé?
― Tu connais la police humaine, répondit-elle d’une voix sifflante, toujours aussi intrusive. Ici, ils n’osent pas fouiner.
― Oui, mais les pires malfrats ne se gêneront pas.
― J’ai mon garde du corps, répliqua-t-elle en désignant le guide.
Celui-ci s’inclina et s’éclipsa, laissant les trois femmes seules dans la pièce. Sanoki coula un regard curieux vers Gabriela.
― Tu me ramènes une amie?
― Oui, elle aurait besoin de tes...visions?
Sanoki s’approcha doucement. Gabriela eut davantage le loisir de l’observer. Son visage rond présentait un charme indéniable. Ses cheveux tressés adoucissent quelque peu ses pommettes saillantes. Ses yeux pétillaient, à moitié cachés par ces franges. Sanoki se révélait un vrai personnage, qui ne manquait en rien d’assurance. Gabriela se ressaisit, s’en voulant de l’avoir ainsi dévisagé. Cependant, elle comprit très vite que la chamane en avait fait de même, tournant même autour d’elle pour mieux l’analyser.
― Une demoiselle de l’onde, souffla-t-elle subitement. Noyée dans le brouillard.
Gabriela frémit, elle se sentait sondée dans tous les aspects de son âme. Sanoki se figea et pencha la tête.
― Un grand pouvoir t’échappe, il tourbillonne dans ton cœur, se cache de quelque chose.
Amélia haussa un sourcil. Gabriela fut prise d’un énième frisson, comme si toute son énergie se voyait bouleversée. Sanoki s’éloigna soudainement et attrapa un tambour, à la peau décorée d’un cerf et de symboles que la jeune roussalka peinait à identifier. Sanoki commençait à faire résonner l’instrument, faisant vibrer chaque cellule, chaque souffle, chaque son en un envol qui saisit Gabriela.
Sa vue se troubla, à mesure que le rythme s’intensifiait.
Gabriela se trouva à nouveau dans cette lande enneigée. Elle ressentait presque le froid mordre sa peau. À peine eut-elle le temps de s’acclimater à la vision qu’elle la vit. Cette jeune femme, aux habits du siècle dernier, à moitié dissimulée par son épaisse cape de laine. Elle courait jusqu’en perdre haleine, laissant quelques mèches de cheveux d’un blanc laiteux s’échapper de sa capuche. Derrière elle la talonnaient un homme et sa suite. Gabriela croisa son regard. Une lueur de haine et de frustration brûlait dans ces prunelles d’acier. Elle grimaça, sentant la blessure d’une brûlure bien plus vivace que celle du froid. Suivi d’une femme et d’une multitude de chiens, ils pourchassaient la pauvre demoiselle sans vergogne. Gabriela jeta son attention sur l’horizon. Un lac glacé y siégeait, causant un trouble à Gabriela qui se frotta frénétiquement les yeux pour fuir le terrible dénouement.
Elle revint à elle. Allongées sur une pile de coussins, Sanoki et Amélia se tenaient au-dessus d’elle, lui tendant un verre d’eau avec douceur.
Tremblante et désorientée, il lui fallut encore un peu de temps avant de pouvoir prendre la parole.
― J’ai revu cette femme pourchassée, et cet homme au regard plein de rage...
Sanoki esquissa un faible sourire.
― J’ai entrevu ta vision. Il y a fort à parier qu’il s’agissait de ta précédente vie.
― Ma précédente vie...Je serais morte noyée.
Comme beaucoup de roussalki. Elle suivait le scénario habituel. Cependant, quelque chose la perturbait.
― Cet homme me fait peur.
Sanoki se redressa. Amélia vint serrer Gabriela dans ses bras.
― Il ne t’arrivera rien, je suis là! Et maintenant, c’est du passé, murmura Amélia de son timbre le plus doux.
Gabriela peinait à croire son amie. Sanoki fit brûler un bâton de fumigation. Un savant mélange se diffusa dans la pièce.
― Il reste une menace. Cet homme aussi s’est réincarné.
― Et si c’était Adrian! s’exclama Amélia, comme si elle venait de découvrir la dernière pièce du puzzle.
Sanoki retint un rire.
― Adrian, hein?
― Tu le connais? s’interrogea Amélia.
Sanoki fit circuler la volute parfumée partout autour d’elles, ouvrant une petite trappe qui servait de fenêtre pour ne pas asphyxier tout le monde.
― Les esprits m’ont murmuré son nom.
― Ah ben voilà! Ce type est dangereux! s’écria Amélia.
― Non, ce n’est pas lui, asséna Sanoki avec assurance.
Amélia parut perplexe, et quelque peu triste de ne pas avoir raison. Sanoki se mit à rire.
― Tu n’as pas l’air de l’apprécier.
― Non, c’est un mufle!
― Eh bien, ce mufle lui est lié.
Amélia écarquilla les yeux, choquée. Sanoki reprit la parole.
― Le temps vous expliquera tout, mais essaye de ne pas lui refaire le portrait dessuite, tu veux bien? Elle a besoin de sa protection.
Amélia se mit à marmonner dans sa barbe imaginaire. Gabriela se frotta la nuque, visiblement perdue. Pourquoi cet être lui était-il lié? Quel genre de lien entretenaient-ils auparavant? Pourquoi cette menace du passé planait-elle toujours sur elle aujourd’hui? Elle voulut lui poser des questions, mais l’on toqua à la porte.
Sanoki entrouvrit, laissant apparaître son serviteur dans l’embrasure de la porte.
― Que se passe-t-il?
― Un nouveau client veut te voir.
Sanoki poussa un long soupir. Apparemment, elle était submergée de requête. Elle attrapa un éventail, tâchant de chasser les dernières fragrances de plantes consumées.
― Je suis désolée, Mesdames, mais je vais devoir écourter notre séance. Ce fut un peu court, il faudra revenir.
― Je vous en prie, combien vous faut-il pour vous régler? s’enquit Gabriela, qui prit le temps de se recoiffer.
― Rien pour vous, c’est un plaisir d’aider l’amie d’une amie. Revenez quand vous pourrez, votre cas m’intrigue.
Gabriela sourit, s’inclinant en tenant un pan de sa robe.
― Je vous remercie, sincèrement.
― Merci Sanoki! On repassera te voir, je t’amène de quoi grailler la prochaine fois?
― Volontiers!
Sanoki exécuta une révérence avant de guider les jeunes femmes jusqu’à la sortie. Son serviteur serpentin prit le relai. Gabriela ne cessait de l’observer, malgré toute convenance, son regard lunaire l’hypnotisant. Elle dut bien cesser lorsqu’elles se retrouvèrent dehors, à nouveau en proie au danger dans les rues sinueuses de White Chapel.
Amélia attrapa son amie par la main, adoptant une démarche masculine pour faire illusion, tenant fermement son parapluie. Elle incita Gabriela à regarder droit devant, sans ciller, jusqu’à ce qu’elles quittent ce quartier des plus sombres.
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