Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 4 « Lune Gibbeuse » tome 1, Chapitre 4

Amélia épongea le front brûlant de Gabriela. Selon ses dires, la jeune femme avait chu de sa chaise. Elle aurait convulsé et gémit dans un coma hallucinatoire et terrifiant. Progressivement, elle revint à elle, essayant de comprendre ce qui avait bien pu lui arriver.

Gabriela eut la sensation d'émerger de l'onde, comme elle le faisait autrefois. Reprenant sa respiration, elle regarda frénétiquement autour d'elle, comme si elle cherchait quelqu'un.

— Que…où est-il?

Amélia cligne des yeux, éberluée.

— De qui est-ce que tu parles?

Gabriela secoua la tête et essaya de se relever. Les forces lui manquaient, mais heureusement, son amie l'aida et elle put s’asseoir dans son canapé le plus confortable. Progressivement, elle reprit connaissance des lieux et de ce qui venait de se produire. Elle demanda un peu d'eau et Amélia s'exécuta avec la plus grande des douceurs, lui portant un verre en grès et veillant sur elle comme une mère.

Alors qu'elle avalait quelques gorgées d'eau revigorante, les visions qui l'avaient assaillie redevinrent claires dans son esprit.

— J'ai eu une sorte de vision.

— C'est la première fois que cela t'arrive, non?

Gabriela haussa les épaules. Était-ce vraiment la première fois? Elle ne saurait répondre. Elle préféra se concentrer sur cette scène qui tournait en boucle dans sa tête.

— Je voyais une femme, emmaillotée dans un épais manteau en laine, dans un paysage enneigé. Elle était près d'un lac, elle fuyait quelqu'un. Elle avait peur.

Amélia se frotta la nuque. Elle se servit également de l'eau et prit un temps de réflexion avant de lui répondre.

— Ma belle, je ne saurais dire ce que cela peut signifier. Cela semble bien étrange. Tu n'as jamais rien vu de tel?

— Non, jamais. J'ai mille fois vu des paysages enneigés dans ma contrée natale, mais cette fuite, cette femme… Jamais.

Gabriela se redressa un peu. Elle porta son intention à son environnement. La vue de son jardin apaisait quelque peu son esprit. Elle repensait à son projet de serre, pour lequel s'était déplacée Amélia. Au lieu d'avancer et de mettre en place les fondations de ce bâti plein de promesses, elle se retrouvait fébrile, marquée par une vision sortie de nulle part. Elle retint un soupir.

— Je suis vraiment navrée, Amélia, nous perdons du temps avec toutes ces histoires.

Amélia fronça les sourcils. Elle tapota l'épaule de son amie.

— Allons, cesse de dire des âneries, ce n'est pas de ta faute. Si tu as eu cette vision, c'est qu'il doit y avoir une raison.

Gabriela haussa les épaules. Cela serait plus simple de se dire qu'elle avait un esprit fêlé et que des choses aléatoires pouvaient bien lui arriver. Il lui arrivait à imaginer, à force de faire des rêves si étranges et colorés, que les évènements loufoques devenaient sa spécialité. Comme si elle captait ses pensées, Amélia secoua la tête.

— Il faut creuser, très chère. Je connais peut-être quelqu'un qui pourrait t'aider.

— Vraiment? l'interrogea Gabriela.

— Oui, il s'agit d'une chamane. Elle se fait appeler Sanoki de Belloran.

— Elle se fait appeler?

— Oui, elle dissimule sa véritable identité. C'est une personne un peu fantasque, mais j'ai amplement confiance en ses capacités.

Gabriela égara son regard dans le fond de son verre. Dans le reflet de l'onde, il lui sembla revoir cette femme esseulée, perdue dans le froid.

— C'est d'accord, finit-elle par répondre. Je n'ai pas grand-chose à perdre, de toute façon.

Amélia lui offrit un sourire. Gabriela termina son verre, d'une traite. Elle reprenait un peu de couleur à mesure que l'effet du malaise s'estompait.

***

L'obscurité dévorait l’horizon. En cette saison froide, où l’or des feuilles égayaient l’environnement, la pluie ne cessait de tomber jour et nuit, offrant une atmosphère lugubre à Londres ainsi qu’à ses alentours. Cependant, cette nuit offrait une exception, laissant la lune ainsi que ses consœurs étoilées briller de tout leur saoul. La saison mondaine touchait à sa fin, même si Lady Agatha persistait à organiser des soirées pour son entourage proche. Adrian demeurait en sa demeure urbaine. Ce petit hôtel particulier fut autrefois la possession de son aïeul, qui avait réussi l’exploit de marquer le nom de Blackwood au cœur même de la capitale. Il savait qu’il devait de sustenter avant l’aube, mais ses pensées demeuraient hantées par les souvenirs de ce soir d’orage. Voilà une éternité qu’il attendait cet instant, et Adrian eut l’impression de s’être comporté comme un imbécile. D’un geste nerveux, il se frotta la nuque, observant le paysage nocturne par la petite fenêtre de sa chambre.

Il décida de se mettre en action. Ses domestiques dormaient à poing fermé à l’heure qu’il était. De toute manière, il n’avait jamais besoin d’eux la nuit. Ceux qui le servaient connaissaient par cœur ses habitudes et ses contraintes. Il se vêtit seul, ne revêtant sur ses épaules qu’un mince manteau. Il appréciait celui-ci par ses couleurs sombres, s’adaptant à n’importe tenue et ne le gênant pas dans ses mouvements.

Sans faire un bruit, il se faufila dans l’ombre de sa propriété. Son manoir de campagne lui manquait et il y passait quelques fois ses nuits, comme il espérait le faire en traversant ce village. Il avait perçu son odeur si particulière. Comment aurait-il pu l’oublier?

Il secoua la tête, essayant d’effacer cette obsession de son esprit. Depuis trop longtemps, cela marquait sa vie, son existence si étiolée par le temps. Il décida d’emprunter les ruelles les plus sombres de la ville, dans l’espoir de croiser quelques individus de mauvais aloi. Son ombre massive et furtive naviguait dans l’obscurité avec une aisance hors du commun. Il savait exactement où se rendre pour trouver ce qu’il lui fallait.

Il finit par atteindre un établissement à la devanture pourpre. La porte se fondait dans la façade, ne laissant que la vision d’une trappe laissant apparaître deux yeux de biche qui fixaient les clients d’un air inquisiteur. Loin de lui l’idée de s’engouffrer dans cet endroit aux parfums d’oud trop chargés pour ses narines. Il patienterait non loin de là, attendant qu’un individu correspondant à ses attentes sorte de son rendez-vous très agité.

Adrian était coutumier des récits et légendes qui circulaient à propos de ce qu'il était devenu. Il revoyait encore Albert, éméché, racontait à son entourage tout aussi embrumé, les terrifiants méfaits de seigneurs avides de sang. Un léger sourire amusé se dessina sur ses lèvres, à mesure qu'il se remémorait ce moment. Séduisant et dévorateur, voilà le portrait type du vampire des livres d'horreur. Aucune demoiselle ne pouvait nier le pouvoir charismatique d'Adrian. Plusieurs dames en robe pastel l'admiraient sans retenue, dans l'espoir de l'épouser et le retirer définitivement du marché des célibataires. Cependant, Adrian n'en avait que faire. Ces pauvres jeunes femmes n'étaient que des oies blanches pour un sire aussi sombre que lui. Qui plus est, son cœur se trouvait déjà pris.

Il poussa un long soupir. Décidément, il ne pouvait pas ne pas penser à elle. L'enfant de la nuit jeta un coup d’œil vers l'entrée. Il avait trouvé sa place dans un recoin d'ombre, non loin de son vivier. Sa soif commençait à le tirailler. Il serra son médaillon, représentant une sorte de labyrinthe circulaire, et une douce sensation chaleureuse l'étreint.

Divine Dame des Carrefours, que ma soif soit guidée par votre volonté.

Adrian avait appris à vénérer la déesse Hécate, depuis sa nouvelle vie dans l'obscurité. Bien qu'il fut né, il y a fort longtemps, dans une famille de grenouilles de bénitier, il apprit très vite à s'en détacher, dans un monde rempli de faux semblants, de sang, de sueur et de larmes. D'autant qu'il a davantage perçu l'aide octroyée par la Dame de magie que par le Dieu qui se veut unique. En parlant de lui, il vit sortir du bordel un homme d'église, que les prostituées venaient d'éjecter avec violence.

— On ne veut pas de ça chez nous! Apostropha l'une des femmes, la chevelure à moitié défaite et les yeux fardés de noir.

— Mais enfin! Je suis un homme de Dieu, respectez les envoyés du Christ! s'écria-t-il, outré d'être ainsi jeté dehors sans ménagement.

La plus vieille le toisa de son regard incendiaire, tandis qu'une de ses acolytes lança un coussin à la figure de l'infortuné.

— Vous devriez avoir honte! Un homme de Dieu, comme vous dites, ça ne va pas au bordel! finit par s'égosiller la matrone, avant de ramasser le dis coussin, plus inquiète de l'état de son mobilier que celui de l'homme d'Église.

Le prêtre finit par s'éloigner, éructant moult insultes aux femmes qui ne lui prêtèrent plus aucune attention.

— Catins! Coureuses de remparts! Mauvaises filles, vous finirez en enfer!

Adrian fut clairement amusé de la scène. Il releva sa tête en arrière, humant le parfum de l'âme du malheureux. Il percevait en lui quelque chose qui résonnait avec ce qu'il recherchait. Une ombre, une pourriture qui lui grignotait l'esprit, un homme qui se voulait vertueux, mais qui blessait bien des gens. Oui, quelque chose de bien noir pour un être se voulant de la lumière.

Cela sera assez satisfaisant pour ce soir pensa Adrian, qui commença à se mouvoir dans sa direction.

Le prêtre titubait comme il le pouvait à travers les ruelles. Il fulminait toujours de s'être fait ainsi refuser l'entrée des plaisirs. La mine défaite et le nez rouge, il ne ressemblait plus à grand-chose, si ce n'est un poivrot. Il n'était guère compliqué à suivre.

Progressivement, la tête du religieux devint lourde. Il eut l'impression de voir triple, comme lorsque l'on navigue en plein songe. Une odeur lui caressa les narines, comme un parfum délicieux de pain chaud et de viande bien cuite qui vint lui brouiller ses sens. Il se mit à sourire, goguenard, cherchant la source d'un tel festin. Il trotta ça et là, furetant comme un affamé, s'imaginant déjà se remplir la panse, comme au soir de Noël ou les meilleurs mets lui étaient autorisés. Il gloussa et changea de rue, jusqu'à ce qu'il percute un homme grand et imposant.

L'odeur venait de lui. Adrian le toisa de ses prunelles d'obsidienne. Cet être empestait, mais il fera un excellent choix pour la journée. Il suivait à la fois son impulsion, mais également les instructions que les Lampades lui murmuraient. Le prêtre recula, quelque peu décontenancé.

— Mo...Mon bon monsieur! Vous sentez bon! Comme un repas d'une veillée de Noël!

Étrangement, il fut pris d'une hilarité qui le dépassa, l'emportant dans un fou rire incontrôlable.

— Vous sentez la dinde! Vous entendez, la dinde!

Adrian poussa un soupir. Il en avait assez vu. Il s'approcha de lui et lui serra les épaules. Le prêtre grimaça de douleur.

— Ola, doucement! Vous me faites mal!

Adrian ne broncha pas, pendant une longue minute, il le toisa, instaurant un malaise palpable.

— Monsieur, lâchez-moi, vous me faites peur!

— Pour un homme de foi... J'ai rarement vu une âme aussi pourrissante...

— Je ne vous permets pas!

— Vous avez fait du mal à des enfants?

Adrian fronça les sourcils à cette question. Il creusait un peu plus dans sa lecture, renforçant sa prise. L'homme se mit à couiner.

— Mais, mais! On n'est plus enfant quand l'on a...

Il ne put finir sa phrase. Adrian se jeta sur lui, plantant ses crocs dans sa chair. Sa victime eut beau crier, se débattre, rapidement, ses forces le quittaient aspirées par cet inconnu si dangereux.

L'homme arrêta de gesticuler. Il ne demeurait plus, sur son visage devenu blafard, que le masque terrifiant du condamné au baiser de la mort.

Adrian traîna le corps vers une ruelle sombre et mal famée. De nombreuses personnes y mouraient toutes les semaines. Il fit juste en sorte de faire disparaître la trace de ses crocs en approchant ses lèvres et en léchant une dernière fois la plaie. Plus de preuves, juste un ancien homme d'Église ivre, à l'âme damnée.

Ainsi se déroulaient ses nuits. Il se nourrissaient des individus les plus abjects de la société, camouflés, la plupart du temps, sous des apparences brillantes, peintes d'or et d'orgueil. Il haïssait ces êtres et s'en nourrir lui procurait un sentiment mitigé. Entre le dégoût et la satisfaction du travail bien fait.

Il glissa son attention sur la lune. Demain, elle sera pleine, et elle offrira toute son influence sur ses capacités. Contrairement aux récits sur les vampires, il ne venait pas d'un monstre mort-vivant, mais bel et bien des profondeurs, là où vivent des êtres puissants, tels les dieux des enfers et les nymphes du Styx.


Texte publié par PersephonaEdelia, 11 décembre 2023 à 22h50
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 4 « Lune Gibbeuse » tome 1, Chapitre 4
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2780 histoires publiées
1267 membres inscrits
Notre membre le plus récent est JeanAlbert
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés