Durant la semaine qui suivait, Gabriela s'assurait de tromper son ennui et son tourment en s'attelant à son nouveau projet. Elle avait contacté son amie Amélia et lui avait fait part de son idée. Celle-ci parut enchantée et lui avait promis de passer avec le matériel nécessaire pour la construction de cette serre électrique. Elle avait également choisi d'écrire à sa mère, afin de lui faire parvenir quelques nouvelles de sa nouvelle vie anglaise, en omettant, finalement, de lui décrire sa mésaventure nocturne. La jeune femme refusait d'inquiéter sa chère mère qui se faisait déjà un sang d'encre à la savoir seule, si loin de sa famille.
Dire que ses terres et ses lacs ne la manquaient pas serait un pur mensonge. Gabriela se remémorait souvent la douceur de son foyer natal lorsque la tristesse ou l’anxiété la dévorait. Depuis petite, elle traînait avec elle une grande mélancolie, qui refusait de se dissiper, même si elle se trouvait entourée de personnes formidables et qu’elle fut inondée d'amour dès ses premiers jours en tant que roussalka. Sa mère, Lady Divna Petrona ne pouvait oublier l'éclat de son regard, alors qu'elle serrait son nouveau-né si petit et si chétif dans ses bras. Elle décrivait alors, "un regard profond, teinté d'une peur et d'un malheur si incommensurable, qu'il était de mon devoir de l'apaiser." Sans doute que Divna se sentait coupable de n'avoir jamais vraiment réussi cette tâche.
Gabriela ne pouvait en vouloir à sa mère, de l'avoir tant aimé et de toujours la bercer de douceur et de tendresse. Elle s'était même résolue à sa condition, portant en son cœur une éternelle nostalgie, une peine à la source inexpliquée, aussi trouble que les ondes les plus sombres de leur région.
La plupart du temps, elle trompait ses états d'âme en fabriquant de nouvelles choses, en cultivant des plantes rares, en élaborant des potions mystérieuses. Amélia se demandait d'où elle tirait cette imagination si débordante. Gabriela se plaisait même à dessiner des fleurs imaginaires, si grandes qu'elles perceraient le ciel de leurs corolles multicolores.
Alors qu'elle avait crayonné son prototype, l'on toqua à la porte. Ravie, elle s'empressa d'ouvrir, serrant contre elle l'arrivante avec un certain soulagement. La grande femme lui rendit son étreinte, quelque peu surprise de son entrain.
— Eh bien, tu n'as jamais été aussi heureuse de me voir que maintenant, s'exclama Amélia, de sa voix rauque.
— Je...Je suis très heureuse de te voir, et nous allons créer ensemble, cela me met en joie.
Amélia haussa un sourcil. Elle percevait bien cette hésitation dans sa voix, ce trémolo qui trahissait une gêne, une peur qui grignotait sa chair en cette journée grise. Amélia se frotta la nuque, dégageant quelques mèches acajou qui tombaient sur ses tempes.
— Tu es sûre que tout va bien?
Gabriela secoua sa main d'un geste erratique, ouvrant davantage la porte pour l'inviter à rentrer.
— Mais oui, mais oui, tout va très bien!
Sa voix vacillante ne fit que confirmer les doutes de la bricoleuse. Elle vint se poser à table, ou une théière fumante, émanant d'un parfum de cerise et de fleurs roses, les attendait. Gabriela vint lui servir une tasse, d'une main si tremblante qu'elle manqua d'en reverser le contenu à côté. Amélia posa ses mains sur ses genoux, contractant les muscles de ses épaules qui parurent plus imposants, et ce malgré le tissu protocolaire de sa chemise qui la serrait atrocement. Amélia s'habillait en femme pour éviter les "Qu'en dira-t-on", mais si elle avait le choix, elle passerait sa vie en marcel et salopette.
Amélia fixa longuement son amie, avant de prendre la parole.
— Ma chère, souffla d'elle, que se passe-t-il?
Elle articula chaque syllabe pour bien laisser entendre qu'elle ne lâchera pas l'affaire tant qu'elle n'aura pas sa réponse. Gabriela roula des yeux. Elle connaissait que trop bien son amie sur cela. Elle déclara forfait.
— Rien de vraiment grave... Juste un noble inopportun que j'ai hébergé un soir de tempête et qui s'est comporté...Disons étrangement?
Amélia manqua de bondir sur sa chaise. Elle lisait dans ses yeux Hazel qu'une lueur de fureur y dansait frénétiquement. Amélia agissait avec elle comme une grande sœur protectrice. Elle aurait sans doute préféré que Gabriela vive avec elle, dans son appartement bien situé en ville, mais la demoiselle s'entêtait à vouloir demeurer dans ce village. Elle craignait chaque jour pour sa sécurité, et ce qu'elle venait de lui dévoiler ne faisait rien pour apaiser sa peur.
— Je te demande pardon?! s'écria-t-elle.
Quand elle s'énervait, Amélia parlait d'un ton caverneux, presque effrayant.
— Il... Il n'a pas porté atteinte à ma vertu, si c'est ta crainte!
— Par tous les saints, Gaby, qu'est-ce qui t'a pris?! Ouvrir à un étranger, en pleine nuit! Il aurait pu te tuer!
Gabrielle se ratatina sur sa chaise. Elle savait pertinemment qu'il ne servait à rien de contredire Amélia. Elle attendit patiemment qu'elle termine de s'époumoner, pour tenter de s'expliquer.
— En fait... Il y avait une tempête violente, cette nuit, j'avais peur de laisser une pauvre ère tomber malade.
Amélia se frotta le front, tout en pinçant l'arête de son nez.
— Tu es trop gentille, ma fille. Il faut faire attention à toi! Tu sais qui c'est, au moins?
— Un lord, il ne m'a donné que son prénom, Adrian, je crois. Il connaît Lady Agatha.
Amélia dodelina de la tête, fouillant dans sa mémoire tout en buvant une gorgée de thé.
— Cela me dit quelque chose, je vais essayer d'enquêter...Mais rassure-moi, il ne t'a pas molesté, ou pire...
— Non, non, je t'assure.
Amélia poussa un long soupir de soulagement. Gabriela n'osa pas imaginer ce dont elle aurait été capable de faire, si Adrian lui avait fait du mal. Il fut inconvenant, il est vrai, mais sa "vertu" ne fut pas altérée.
— En quoi fut-il inconvenant?
Gabriela sursauta à cette question. Elle aurait aimé conclure cette conversation, mais Amélia en pensait autrement.
— Il...comment dire, il a parlé bizarrement.
Amélia se renfrogna davantage. Elle sentait bien que quelque chose clochait. Cependant, Gabriela se ferma sur ce sujet, refusant de continuer.
— Tu en penses quoi de mon plan?
Amélia croisa ses jambes, fixant longuement Gabriela de son regard sévère.
—Tu ne veux vraiment pas me dire?
Gabriela ouvrit la bouche. Elle allait dire quelque chose, mettre fin à cet interrogatoire, mais quelque chose la saisit. Un souvenir, un voile blanc sur son regard, un autre monde qui l'absorbait à la volée, sans lui laissait de temps de réagir.
" Une ombre se faufilait dans la neige. Une silhouette frêle, enrobée dans un grand manteau de laine, titubant entre les arbres et marquant le ciel gelé de son souffle. Une longue chevelure blanche tombait sur ses épaules, se mouvant à chacun de ses pas empressés. Elle semblait fuir quelque chose, et elle sanglotait, les lèvres bleuies, les mains tenant fermement son manteau. Elle murmurait un nom, comme un mantra, comme un appel aux dieux, une litanie.
— Adrian, Adrian,Adrian!"
Gabriela revint à elle. Dans un soubresaut, elle crut voir le regard perçant d'Adrian, penché au-dessus d'elle. À nouveau, elle sentit sa caresse sur son front, ses boucles brunes effleurant sa peau. À mesure que sa vue s'éclaircit, elle se rendit compte qu'il s'agissait d'Amélia, paniquée, qui tentait de la réveiller en tapotant ses joues.
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