Gabriela demeurait figée sur place. La pluie s’était mue en tempête et le village le plus proche se situait à une demi-heure de marche. Rares étaient les êtres à venir lui rendre visite. Elle se trouvait dans la région depuis à peine un an et la plupart des villageois se méfiaient d’elle. Si elle avait quelques clientes heureuses de lui acheter des fleurs ainsi que des graines, d’autres trouvaient louche qu’une femme s’installe seule dans une plaine aussi reculée. Elle jeta un œil vers son horloge et compris que la nuit se trouvait déjà bien entamée. Était-ce prudent d’ouvrir à un quidam en une telle circonstance ?
Une sensation familière vint l’étreindre. Cette fragrance prit toute la place, entre l’odeur de la cheminée et les restes de thé. Elle eut ce sentiment que l’on décrivait souvent dans les romans, notamment ceux à l’eau de rose. Une sensation de « déjà vu ».
Elle s’approcha d’un pas fébrile. Elle pesta contre elle-même de n’avoir toujours pas installé de judas à sa porte.
Si cela se trouve, c’est un tueur en série, prêt à me découper en rondelle, comme dans le livre qu’Amélia m’a prêté…
Gabriella secoua la tête. En cette heure, en proie aux éléments, cela devait être un pauvre quidam trempé, demandant asile le temps que la météo devienne plus clémente. Elle s’avança jusqu’à la porte, essayant de chasser toute peur, qui demeurait tenace malgré ses efforts.
Elle ouvrit la porte.
Elle retint un couinement, surprise de l’apparition qui se tint devant elle. Son ombre menaçante fut adoucie par ce regard d’obsidienne, qui la fixait d’un air presque tendre. L’homme était trempé jusqu’aux os, mais étrangement, il ne semblait pas en souffrir. Ses cheveux noirs, collés à ses tempes, encadraient un visage allongé, aux traits atypiques. Il était grand, tellement grand que la malheureuse demoiselle dut se redresser sur ses orteils pour ne pas se sentir minuscule. Il jeta un coup d’œil à travers la porte, puis porta à nouveau son attention sur elle.
— Veuillez m’excusez, My lady, je ne suis qu’un humble voyageur qui fut surpris par le torrent. Je devais me rendre à mon domicile, mais mon véhicule se trouve embourbé non loin de chez vous.
Gabriela frissonna. Une aura glaciale émanait de cet être, au regard hypnotique. Elle eut toutes les peines du monde à se détacher de ses prunelles, pour jeter son attention vers l’extérieur. Elle perçut, effectivement, une diligence figée non loin de son jardin, bloqué par la boue. Avec le rideau de pluie, elle peinait à apercevoir des chevaux. Elle crut voir, l’espace d’un instant, deux grands yeux rougeâtres, sur une grande silhouette équine. Elle cligna des yeux, seule le véhicule se trouvait là, immobilisé par la boue.
— Bonsoir messire, je suis navrée de votre mésaventure, je vous en prie, entrez.
Était-ce vraiment prudent ? Ne venait-elle pas de voir deux grands yeux rouges ? Gabriela ne saurait le dire. Elle s’écarta, laissant entrer cet être immense, qui prit garde à ne pas trop salir son parquet. Elle l’observa avec attention, détaillant ses gestes qui s’avéraient délicats et élégants, tranchant avec ses épaules larges et son allure ursine.
Reprenant ses esprits, ainsi qu’un peu de convenance, elle alla lui chercher de quoi l’essuyer et le réchauffer. Il accepta avec plaisir, tout en prenant place autour de la table. Gabriela fut quelque peu surprise de ne pas le voir s’empresser auprès du feu. Il se contenta d’une chaise en bois, se tenant bien droit, tout en séchant ses cheveux.
Gabriela pencha la tête sur le côté.
— Je suis navrée, je vis seule et n’ai guère de compagnon pouvant vous fournir des habits secs,
— Une dame seule, dans la campagne anglaise ?
Gabrielle plissa ses lèvres. Elle connaissait cette question par cœur.
En ces temps incertains, pour sûr qu’il était dangereux qu’une demoiselle assure sa vie seule, loin de la protection d’un époux. Cependant, elle n’était pas n’importe quelle demoiselle, de sang humain et dénué de moyen de défense. Elle se contenta de lui répondre, dans un sourire.
— Ne vous en faites pas pour moi, je vis non loin d’un village paisible.
— Et vous laissez entrer un inconnu en votre maison.
Que cherchait-il à comprendre ? Elle eut la sensation qu’il cherchait à la percer de ses billes d’onyx. Elle eut l’impression de vivre un rêve, déconnecté de son quotidien sans histoire. Le plus troublant, le plus saisissant, c’était sa ressemblance avec l’homme qui hantait ses songes. D’un geste mécanique, elle se frotta les yeux, dans une vaine tentative de se réveiller pour de bon. Après tout, cela pouvait arriver. Une fois, elle fut prisonnière d’un rêve, ou elle avait été piégée par l’illusion d’un éveil tout à fait réaliste. Cependant, cette fois-ci n’avait rien à voir avec un songe, ou une paralysie du sommeil. L’être se trouvait toujours attablé, non loin d’elle, alors que la tempête continuait d’abreuver la terre. Elle finit par lui répondre.
— Et vous laisser dehors désœuvré et trempé ?
Il lui offrit un sourire amusé. Une chaleur insidieuse s’installa dans sa poitrine.
— Désirez-vous un peu de thé ? Vous ne voulez pas vous rapprocher du feu ?
Il hocha simplement la tête. Gabriela s’avança vers la table et attrapa la théière en porcelaine, aux belles gravures représentant des demoiselles en robes de l’ancien temps. Il avança sa main vers la sienne, effleurant sa peau avec douceur. Elle retint un frisson, ses mains, si grandes, aux doigts épais, la frigorifièrent.
— Messire, vous êtes gelé, vous êtes sur que…
— Ne vous en faites pas pour moi, je vais bien.
Perturbée, elle se contenta de cette réponse. Maintenant qu’elle se trouvait à ses côtés, elle fut davantage captivée par sa présence. Elle eut toutes les peines du monde à se ressaisir, pour se diriger vers la cuisine afin de préparer une nouvelle infusion. Dans sa tête, ce fut le déluge de questions, qui tournait en boucle comme une mélodie entêtante.
Pourquoi ai-je ouvert cette porte ? Pourquoi ai-je l’impression de le connaître, pourquoi…
Elle prépara un thé vert, aux arômes chauds d’épices et de fleurs venues d’ailleurs. Lors de ses quelques excursions en ville, elle aimait à acheter des denrées aux origines diverses, ainsi que diverses curiosités. Elle revint à ses côtés, s’approchant de l’âtre où elle y déposa sa théière, à nouveau remplie. Effectuer des gestes simples lui permettait d’éclaircir son esprit. Il la sortit de ses réflexions en prenant derechef la parole.
— Quel est votre nom, my lady ?
— Oh, où avais-je la tête ? Je suis navrée, je me nomme Gabriela Petrona.
— Petrona ? Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?
Gabriella esquissa un sourire.
— Non, je viens de Roumanie. Je me suis installée récemment dans la région.
— Voilà qui est peu commun, une demoiselle slave, vivant seule dans la campagne, loin de toutes les mondanités de Londres.
— L’agitation de Londres ne me plaît pas toujours, vous savez.
— Vous n’aimez pas les bals ?
Gabriela pencha la tête sur le côté, pensive. Elle avait été invitée une unique fois à un bal mondain. Par l’intermédiaire d’Amélia, qui connaissait du monde, en vue de sa clientèle aisée, elle avait été présentée à Lady Agatha Denford, qui désira la convier à ses soirées. Bien qu’elle eut apprécié ce moment, elle préféra retourner à sa vie simple, loin de ces prétendants qui n’avaient guère retenu son attention. Elle se souvenait des dernières lettres de sa mère, qui s’inquiétait de savoir sa fille si seule en sa nouvelle vie. Elle se trouvait entre deux aspirations qui la tiraillaient sans cesse : le besoin de mener sa vie comme elle l’entendait, ce qui l’obligeait à gagner en popularité pour que sa boutique tourne, et le confort délectable d’une vie paisible, loin de l’agitation urbaine.
— J’ai eu le plaisir d’y aller une fois, je fus l’invité de Lady Agatha Denford. Je dois avouer que ce fut un moment fort agréable, mais je ne suis qu’une botaniste qui ne vit guère de ces mondanités.
— Lady Agatha, voilà une personne que je crois connaître.
Il ne continua pas sa phrase, laissant le silence s’installer pendant quelques minutes. Gabriela vint poser des tasses propres, en porcelaine fine. Elle leva son regard vers ce sir fort énigmatique.
— Et vous, messire, quel est votre nom ?
— J’imagine qu’une simple botaniste n’aurait pas attiré l’attention de l’exigeante Lady Denford sans une bonne raison.
— Ma mère est Marquise, et je suis une bonne amie d’un de ses contacts.
— Je vois, donc une noble demoiselle perdue dans les landes. J’ai fait là une rencontre des plus singulière en cette nuit agitée.
Gabriela haussa un sourcil. Il ne lui avait toujours pas dit son nom, et ne cessait de s’interroger sur sa condition. Elle ne savait si elle devait se vexer ou juste interagir en tant qu’hôtesse de fortune sans se poser davantage de questions. Pour sûr, l’homme en face d’elle savait se tenir et connaissait Lady Denford. Il devait être de la noblesse anglaise. Sa stature imposante indiquait également qu’il était entraîné, ses muscles apparaissant aisément sous sa chemise mouillée.
Elle préféra s’éloigner le temps de lui servir le thé. Désormais, un volcan agitait son cœur de la plus trouble des façons.
Elle le servit délicatement, laissant échapper un doux parfum sucré. Il inclina respectueusement la tête.
— Je vous remercie, lady Gabriela.
— Je vous en prie, j’imagine que vous devez avoir faim.
— C’est fort aimable de votre part, mais je n’ai pas faim. Cette tasse de thé me suffira amplement.
Gabriela parut à nouveau troublée. Cet invité s’avérait particulier, tout aussi particulier qu’une lady vivant seule dans un cottage. Elle se contenta d’un hochement de tête.
— J’ai une chambre que je peux vous mettre à disposition, si vous désirez prendre du repos.
Il lui offrit un sourire énigmatique. Gabriela ne sut comment réagir. Elle flotta quelques instants, entre malaises et… quelque chose d’indéfinissable. Comme si elle souhaitait, au plus profond d’elle-même, fondre en lui, se lover dans ses bras, explorer les lignes de sa gorge, découvrir le goût de ses lèvres. Pendant un temps d’égarement, elle ne l’avait pas vu se lever et s’approcher d’elle. Il se trouvait à la lisière de l’inconvenable, mais personne ne pourrait en juger dans ces conditions. Elle reprit conscience et sursauta en le sentant contre elle.
— Que… Messire ?
— Adrian, appelez-moi Adrian.
Doucement, il approcha sa main de son visage, rond et délicat. Sa peau si blanche, constellée de taches rousses devint rouge écarlate, à mesure qu’il vint caresser, du bout des doigts, sa joue si tendre.
— Cela sera parfait, my lady. Je vais prendre congé.
— Messire, que faites-vous ?
Il ne répondit pas. Il continua d’effleurer sa peau, son regard rivé vers le sien.
— Faites-moi plaisir, douce demoiselle, ne laissez pas rentrer n’importe qui en votre demeure, vous voulez bien ?
Elle ravala sa salive, considérant une réplique à lui asséner avant de s’extirper de son emprise. Elle cherchait, au plus profond de son être, la force d’y arriver, mais elle demeurait comme hypnotisée, sous son contrôle. Une énergie brûlante la gardait contre lui, une énergie qu’elle savait trop différente du commun des mortels. Elle concentra toute sa volonté pour se sortir de cette situation étrange. Sa chevelure se mit à onduler, comme une cascade, sur ses épaules. Il étira son sourire.
— Oui, une dame aussi précieuse doit savoir se préserver.
— Messire !
— Adrian.
Sans crier gare, il vint poser ses lèvres sur son front. Ce contact glacial la figea sur place, glissant un frisson jusqu’au bas de ses reins. Il saisit sa main et y déposa un baiser, avant de s’éloigner d’elle, prenant la direction de la chambre d’ami, alors qu’elle ne lui avait pas encore indiqué l’emplacement. Interdite et sous le choc, Gabriela eut toutes les peines du monde à reprendre le contrôle de son corps et de son esprit.
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