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Hadriel s’assit sur un banc, le souffle un peu court après avoir dévalé les larges avenues depuis le Sigile des Arcanes. Ses poumons irrités par l’air glacé le brûlaient et la peau de son visage le picotait douloureusement. Il calma sa respiration et mit de l’ordre dans sa tenue, tout en laissant son regard errer sur les eaux gelées du lac qu’il apercevait au loin. Le froid intense avait englouti le Duché depuis deux mois déjà et ils allaient entrer dans le plus fort de la saison des Glaces. Heureusement, le soleil, pâle hôte d’un ciel d’un bleu électrique, réchauffait un peu l’atmosphère, maintenant qu’il s’était éloigné de l’ombre du château ducal.

Il reprit sa route en direction de l’Hôtel de Ville. L’imposant édifice de pierres grises, de quatre étages, se dressait au fond d’un parc élégant. Il accueillait une centaine de clercs et d’arcanistes dont la mission consistait à gérer les formalités administratives : actes de propriétés, actes d’union, licences commerciales, héritage … Tous les actes officiels du district d’Argentlune étaient rédigés et homologués par ses collègues et lui.

Tout cela était nécessaire pour le fonctionnement du duché. Cependant, Hadriel considérait son service comme vital. Le service des Accréditations, une annexe du Sigile des Arcanes, avait pour mission – sacrée pour Hadriel – de délivrer et contrôler les permis. Depuis l’ère des Buchers, ces sésames étaient obligatoires pour vivre et travailler. Tout citoyen qui voulait créer, valider ou modifier son permis devait se rendre en ce lieu.

Hadriel pénétra dans le parc d’un pas vif. Il regardait les plaques de verglas qui étincelaient avec appréhension et veilla à les éviter. Il passa sous les arcades de la roseraie, qui, à la place des fleurs charnues qui embaumaient et enchantaient les yeux pendant la saison du Soleil, étaient décorées d’arabesques et de rosaces de glace, qui lui donnaient un aspect féérique, qu’il aurait pu apprécier… s’il n’était pas tant en retard.

Quand il emprunta les portes, la chaleur bienfaisante émise par les braseros consola ses membres engourdis. Un brouhaha de voix retentissait sous le plafond élevé. Entre les majestueuses colonnes de marbre beige, de nombreuses personnes se croisaient ou patientaient, assises sur des bancs ou debout près des hauts vitraux qui ornaient la façade. Deux imposants escaliers grimpaient vers les étages, et entre eux un guichet de chêne noir servait d’accueil.

Des panneaux de bois accrochés aux murs portaient des indications des différents services : état civil, licences commerciales, enregistrements, cadastre… Hadriel traversa le vestibule en évitant les citoyens et se dirigea à gauche, vers la double porte qui menait au bureau des Accréditations. Dès qu’il les passa, l’ambiance devint plus calme. Il entra dans une pièce assez large, dans laquelle étaient disposées des chaises confortables. Quelques personnes attendaient assises, mais la plupart étaient regroupées devant la réception, un large comptoir, sur lequel étaient posés quatre écritoires. A droite et à gauche, des portes noires menaient aux bureaux dans lesquels les agents accueillaient les demandeurs. Une plaque de bois, sur laquelle était gravée une lettre, permettait de les identifier. Les quatre agents étaient bien occupés.

Il contourna les gens agglutinés et poussa la porte qui menait dans le sanctuaire, comme il aimait à l’appeler. Dans cet endroit, les rouages administratifs tournaient à plein régime, loin du bruit et de l’agitation. Il s’approcha d’Yfris, qui parlait avec un homme. Il patienta et lorsque celui-ci s’éloigna en direction du bureau B, assez agacé, elle se tourna vers lui, en levant un sourcil.— Ce n’est pas trop tôt, bougonna-t-elle. Les dossiers s’empilent sur ton bureau et Dame Arwia t’a réclamé au moins quatre fois.

— Mon entretien a pris un peu de retard, fit-il, sur un ton penaud

— Je te conseille de monter avant de commencer ton service, fit-elle.

Elle jeta un coup d’œil devant elle pour s’assurer qu’aucune oreille indiscrète n’allait entendre. Puis elle se pencha vers lui.

— Tu me raconteras comment ça s’est passé tout à l’heure.

Hadriel sourit et effleura son bras d’un geste apaisant.

— Merci, Yfris.

Elle hocha la tête, le regard déjà posé vers le prochain usager qui s’approchait d’elle. Elle paraissait maussade, mais il ne lui en voulait pas. Le poste d’agent d’accueil était ardu, car les clercs qui y étaient affectés devaient souvent supporter la mauvaise humeur et l’incompréhension des utilisateurs.

En marchant vers l’escalier qui menait au premier étage et au bureau de sa supérieure, il repensa à son entrevue. Il espérait faire partie des heureux élus qui pourraient rejoindre les rangs des arcanistes du Sigile des Arcanes. C’était la troisième fois qu’il postulait. Il avait l’âge et les qualifications requises. De par ses fonctions, il avait aussi un pied dans l’organisation. Cependant, il échouait systématiquement aux tests, malgré les heures passées chaque nuit à étudier. Cette fois ce sera la bonne ! pensa-t-il, en frappant trois coups sur la porte en bois noir. Une voix légère l’invita à entrer.

Le premier étage contenait le service des Licences magiques, dans lequel on pratiquait la révélation du Sanguinium : les arcanistes utilisaient un procédé alchimique qui permettait de déceler les émanations surnaturelles dans le sang. Hadriel avait subi la révélation, comme chaque citoyen, quand il avait eu quinze ans. Puis il avait reçu son permis, avec un sanguinium bleu, neutre. Il pouvait ainsi mener sa vie de la manière qu’il souhaitait. Avec un sanguinium doré ou vert aussi : les guérisseurs et les façonneurs étaient les bienvenus dans le Duché.

Quant à la couleur rouge, elle était la marque de la magie élémentaire : il n’avait jamais rédigé de permis avec ce Sanguinium, tout simplement parce que ces mages étaient immédiatement exilés dans le Bastion du Verre, cette région lointaine et mystérieuse, dont même les gens qui en étaient originaires parlaient peu.

Dame Arwia, arcaniste responsable du service, leva les yeux du parchemin sur lequel elle était en train d’écrire. Âgée d’une cinquantaine d’années, elle était d’une beauté sans pareille. Sa chevelure d’ébène décorée de quelques mèches blanches, était parée en une coiffure asymétrique qui dévoilait à droite son visage rond et sa gorge alors qu’il ensevelissait le côté gauche dans l’ombre. Peut-être était-ce pour cacher son léger strabisme. Son regard émeraude était intransigeant et acéré. Hadriel s’inclina.

— Vous m’avez fait demander, madame ?

— Plusieurs fois en effet.

Le clerc retint une grimace. Il aurait préféré qu’elle ne remarque pas son retard. Malheureusement, peu de choses échappaient à l’esprit vif de sa supérieure.

— Mon entretien a duré un peu plus longtemps que prévu.

Arwia le considéra un instant en silence.

— J’espère que vous serez accepté cette fois-ci. Vous le méritez.

— Merci, madame, fit-il en inclinant la tête.

— J’ai fait déposer les dossiers concernant les révélations de ce matin dans votre bureau.

— Est-ce qu’il y a eu des sanguinium rouges ?

— Deux. Nous avons donné leur identité et leur adresse aux sigilites. Ils ont déjà dû être arrêtés.

— C’est bien. Des dangers de moins parmi nous.

— Les permis doivent être prêts pour demain matin, continua-t-elle, en ignorant son commentaire.

— Ce sera fait, madame

Il s’inclina pour la saluer et quitta son bureau. Une longue après-midi de travail l’attendait. La rédaction de ces documents sensibles demandait une rigueur et une concentration exemplaires, car il n’avait pas le droit à l’erreur. Cependant, il n’aurait pas à accueillir les usagers, ce qui était une bonne chose. Il n’était pas toujours facile pour lui d’interagir avec les autres. Les tentatives de corruption ou de manipulation l’ennuyaient profondément. Devoir expliquer le fonctionnement du système inlassablement était fastidieux. C’était en partie pour cela qu’il voulait rejoindre les rangs des arcanistes. Eux n’avaient pas à s’occuper des gens.

De retour au rez-de-chaussée, il déverrouilla la porte de son bureau, y entra, enleva sa cape et ses gants et les déposa sur un fauteuil appuyé contre le mur. L’unique fenêtre donnait sur l’arrière du bâtiment et le lac ; les cloisons peintes en blanc ne portaient aucune décoration. Tout était ordonné et à sa place ; sa méticulosité n’attendait rien de moins.

Le seul élément particulier était le gros coffre de métal, d’une hauteur d’un mètre, installé à côté d’un établi, sur lequel différents outils étaient rangés. Ce n’était pas tant sa forme qui le rendait étonnant, mais les rouages ocre savamment enchevêtrés sur sa porte.

Il prit les instruments dont il aurait besoin — une plume, de l’encre et une bougie —, et les posa sur le bureau. Puis il s’agenouilla devant le coffre. De ses doigts agiles, il manipula les roues crantées. Un cliquetis l’avertit qu’il avait déverrouillé la porte. Il la tira vers lui et attrapa à l’intérieur trois flacons, un cachet et un pot rempli de cire. Les fioles contenaient le liquide coloré qui réagissait au matériau du sceau et l’empêchait de se dégrader. Il savait que ce procédé et les ingrédients utilisés venaient du Bastion du Verre, mais il n’avait aucune idée de leur fonctionnement. Quand il deviendrait un arcaniste, il aurait sans doute accès à ces informations.

Il s’installa dans son fauteuil. Un coffret et une pile de feuillets l’attendaient. Il saisit le premier. Sur ces pages, un arcaniste avait indiqué l’identité et la filiation de la personne ainsi que le résultat de sa révélation.

Il ouvrit ensuite la boite et en sortit un rectangle de parchemin vierge. Il le déposa face à lui, prit sa plume et recopia les informations dans une écriture lisible et distinguée, à l’encre noire. Puis, il fit fondre la cire, en laissa couler un peu dans le coin supérieur droit du document et y enfonça le cachet, qui y imprima une roue crantée, symbole du Sigile des Arcanes. Il souleva ensuite l’un des flacons et versa le liquide qu’il contenait dans les creux du sceau, qui se teinta d’une belle nuance de bleu. Une fois la manipulation terminée, il examina avec attention le permis et le poussa plus loin afin qu’il sèche. Enfin, il apposa sa signature sur le feuillet et le mit de côté.

Cette tâche fut répétée encore neuf fois. Les couleurs du Sanguinium variaient : quatre autres bleus, un doré qui identifiait un façonneur et quatre verts pour des guérisseurs. Le temps passait et la lumière baissait. Après le cinquième, il s’octroya une pause, car ses yeux le brûlaient. Lorsqu’il termina le dernier, les rayons du soleil couchant faisaient briller sa fenêtre.

Il vérifia à nouveau chaque document et constata qu’il n’avait commis aucune erreur, ce dont il n’était pas peu fier. C’était cette rigueur qu’il estimait être sa meilleure qualité pour devenir un arcaniste, ça et sa loyauté à la couronne ducale.

Il empila consciencieusement tous les nouveaux permis dans la boite métallique qu’il ferma à clé. Puis il nettoya son bureau, remisa avec dévotion les trois flacons d’encre, le sceau et la cire dans leur refuge et reverrouilla la porte.

Le coffret sous le bras, il rejoignit l’accueil : plus aucun usager n’était présent. Le service ne les recevait que jusqu’au coucher du soleil, qui arrivait assez tôt à cette période de l’année. Ses collègues rangeaient leur espace de travail. Il chercha Yfris qu’il repéra en train de noter quelque chose dans un gros registre, posé sur le comptoir. Il alla vers elle.

— Voici les permis d’aujourd’hui, fit-il, lorsqu’elle leva des yeux fatigués sur lui.

Ses beaux traits anguleux étaient tirés et ses iris d’un bleu très clair paraissaient presque voilés. Il fronça les sourcils.

— Est-ce que ça va ?

Yfris sursauta légèrement, comme si elle venait d’être prise en faute. Elle passa ses doigts dans ses cheveux roux.

— Oui, oui. La journée a été longue.

Elle saisit la boite des mains d’Hadriel et alla jusqu’au coffre caché sous le comptoir, identique à celui que possédait le clerc. Il la suivit et la regarda la ranger à l’intérieur, puis le verrouiller.

— Je ne suis pas fâchée que la journée soit terminée, murmura-t-elle en se redressant.

Hadriel ne savait pas vraiment pourquoi, mais il avait l’impression qu’elle ne lui disait pas tout. Depuis quelques semaines, il trouvait son amie renfrognée et distante.

— Alors, ton entretien ? demanda-t-elle d’un ton plus léger.

— J’ai bon espoir. Je pense que j’ai mieux réussi les tests cette fois-ci.

Yfris posa sa main aux doigts tordus sur son bras.

— Je ne m’en fais pas. Ta détermination portera ses fruits.

Elle paraissait sincèrement heureuse et confiante pour lui, et en même temps préoccupée. Il serra délicatement sa main. Elle était glaciale. Yfris était-elle malade ?

— Tu es certaine que tout va bien ?

La jeune femme sursauta légèrement, comme si sa voix l’avait tirée d’un rêve. Elle se reprit très vite et un sourire timide étira ses lèvres.

— Ne t’inquiète pas. Une bonne nuit de repos et je serai comme neuve. Tu m’accompagnes toujours à la foire ?

— Bien sûr. Je ne raterai cela pour rien au monde, fit Hadriel d’un ton joyeux, en s’inclinant en une parodie de révérence. Il faut que j’y aille : mon ami doit déjà m’attendre.

Un nouveau sourire apparut sur le visage rond d’Yfris. Ses yeux avaient repris leur éclat habituel, ce qui rassura le clerc. Il lui tapota le bras et s’éloigna en direction de la sortie.

L’obscurité enveloppait la rue lorsqu’il quitta l’Hôtel de Ville. L’air vif et glacial lui picota la peau. Il enfonça son bonnet sur son crâne, remonta sa capuche et s’emmitoufla dans sa cape. Au lieu de partir en direction de son appartement, un peu plus haut, il descendit l’avenue pavée, dans la direction opposée. Malgré le froid, il croisa de nombreuses personnes, qui rentraient chez elles ou rejoignaient l’un des établissements joyeux situés autour de la place du marché. Il se hâta : Bérold devait déjà l’attendre à l’auberge de la Rose d’Or.

Lorsqu’il poussa la porte, la chaleur et le brouhaha des voix l’enveloppèrent. Il fit un signe à Trystan, derrière son comptoir, qui discutait avec plusieurs clients. Celui-ci lui répondit de la même façon. L’odeur de pain grillé et de soupe de poisson emplit ses narines alors qu’il cherchait son ami du regard. À cette heure, la salle à manger était bien remplie. Les consommateurs serraient entre leurs mains des chopes fumantes et conversaient agréablement. Des senteurs alléchantes flottaient jusqu’à Hadriel. Deux garçons serpentaient entre les tables pour apporter assiettes et bols.

Finalement, il aperçut Bérold, près de la large cheminée de pierre, en grande conversation avec une femme. Ils étaient penchés l’un vers l’autre et parlaient bas, mais Hadriel la trouvait agitée. Elle tourna légèrement la tête et à travers les mèches de cheveux très sombres qui s’échappaient sur sa figure parcheminée, il reconnut Esmir. Elle le remarqua alors et son visage se ferma. Elle chuchota quelques mots à Bérold et s’en alla, en faisant un détour pour éviter Hadriel. Celui-ci se contenta de hausser les épaules : il avait l’habitude de l’attitude puérile de la guérisseuse.

— Tu es en retard, fit son ami lorsqu’il le rejoignit.

Hadriel sourit et déposa sa cape sur la chaise vide.

— Bonsoir à toi aussi. Ravi de te revoir, répondit-il d’un ton narquois en s’asseyant.

— J’ai une faim de loup. J’ai failli commencer sans toi, continua le façonneur sur le même ton.

— Tu avais l’air très occupé avec Esmir… Elle ne paraissait pas de bonne humeur…

Bérold eut un sourire sardonique.

— Au moins, elle m’a tenu compagnie. Elle râle, comme de coutume. Elle a du mal à joindre les deux bouts. Alors, ta journée ?

— Comme d’habitude, fit le jeune homme.

— Tu n’as rien de plus à raconter ?

— Tu sais très bien que je n’ai pas le droit de rentrer dans trop de détails.

— Ouais… Tu prends ton travail très au sérieux.

Hadriel ouvrit la bouche pour répondre, quand une voix douce retentit près d’eux.

— Comment ça va ?

Hadriel leva les yeux et sourit à Trystan. Sa voix était en symbiose parfaite avec sa silhouette élancée. Le tenancier portait des vêtements taillés dans des tissus délicats et gracieux sous son tablier. Ses cheveux courts d’un noir de jais étaient toujours coiffés à la perfection et sa moustache entretenue avec soin. Ses ongles et ses cils peints complétaient son physique élégant. Venir manger dans son établissement était un rituel pour Hadriel. Il connaissait Trystan depuis qu’il était arrivé à Argentlune, des années auparavant. L’aubergiste avait fait preuve d’une grande générosité en l’aidant à s’acclimater à la ville.

— Très bien, répondit le clerc, en souriant. Tu as du monde ce soir.

— Je n’ai pas à me plaindre.

— C’est grâce à ta cuisine. Comment va Eimhir ?

— Encore dans son atelier. Elle doit terminer cette importante exposition qu’elle a organisée. Elle sera ravie de vous voir quand elle rentrera.

— Comment se sent-elle ? fit Bérold, d’un ton un peu soucieux.

Trystan sourit et posa sa main sur son épaule.

— Ne t’inquiète pas. Tout va bien. .

— Je n’en reviens toujours pas qu’elle ait abandonné la magie.

— Ne commence pas, Bérold. Eimhir a fait son choix. Je sais bien que tu ne peux le concevoir, mais personne ne l’a forcée.

Une grimace de dédain traversa fugitivement le visage du façonneur. Trystan leva les yeux au ciel, mais ne dit rien. Il regarda Hadriel.

— Je vous sers comme d’habitude ?

Le clerc hocha la tête. Trystan s’éloigna. Hadriel observa son ami, dont les yeux clairs se perdaient dans les flammes. L’éclat du feu créait des ombres sur sa peau pâle et légèrement bleutée, ce qui accentua encore son expression. Il avait l’air soucieux et le changement de métier d’Eimhir semblait beaucoup le toucher. Il allait lui demander pourquoi lorsque Bérold interrompit ses réflexions.

— Tu as passé ton entretien ?

Avait-il perçu une pointe de ressentiment dans ses paroles ou était-ce son imagination ? Perplexe, il répondit :

— Oui, cette après-midi.

— C’est la troisième fois, c’est ça ?

— Entrer à l’Académie est ardu. L’examen est…

— Je m’en doute.

Le ton amer de son ami fit soupirer Hadriel.

— Pourquoi cela te tient-il tellement à cœur ? continua Bérold.

— Parce que je veux accomplir quelque chose de significatif, en apprendre plus sur la magie et protéger la population ... Tu le sais très bien.

— On dirait la propagande du Sigile des Arcanes, rétorqua son ami, avec mépris. Je ne comprends pas pourquoi tu désires faire partie d’une organisation qui opprime les mages.

Le jeune clerc leva les yeux au ciel. Les grands mots venaient d’entrer dans la conversation et il se doutait déjà de l’endroit où cela allait mener. Ils avaient eu cette conversation tant de fois qu’il ne comptait plus. Cependant cette fois il sentait que son ami était davantage touché.

— Tu n’es pas opprimé, Bérold.

— Ne prends pas ce ton condescendant.

Hadriel, stupéfait, n’eut pas le temps de répondre.

— Je ne pensais pas qu’à moi. Tu ne le réalises peut-être pas, mais cela devient de plus en plus dur pour les mages. Les gens n’ont pas retrouvé confiance en nous, et c’est de la faute du Sigile des Arcanes.

— Tu te fais des idées. Guérisseurs et façonneurs sont traités comme n’importe quel artisan.

Bérold n’argumenta pas, mais son expression fermée en disait long.

— J’ai postulé pour participer au projet de modernisation de l’Université.

— C’est une bonne idée ! s’exclama Hadriel.

Un soupir amer souleva sa poitrine. Il sortit un feuillet de la poche intérieure de son gilet et le posa à plat sur la table. Hadriel le prit en le regardant d’un air interrogateur.

— Ne crie pas victoire trop vite : ils ont refusé ma candidature. Ils ne veulent que des ingénieurs, aucun magicien n’a été choisi.

Le clerc lut rapidement le document : le refus était circonstancié, mais la lettre ne contenait aucune mention de son statut de façonneur.

— Le Duché a bien oublié qui a permis de construire le pont d’Argentlune, l’Université ou les citadelles et qui a sauvé des milliers de gens pendant l’ère des Bûchers.

— Ils ont simplement sélectionné quelqu’un de plus qualifié que toi, Bérold, c’est ce qui arrive à des tas de personnes.

— Continue à lire.

Le document se terminait par un résumé des résultats aux tests. Bérold avait réussi avec brio et son classement était honorable : il faisait partie des huit premiers.

— Ils ont choisi dix postulants pour ce travail.

— Mais…, fit Hadriel, sans comprendre.

— Je n’ai pas besoin de te faire un dessin. Je suis certain que quelque part, dans les rouages du Sigile des Arcanes, des décrets ont été écrits et publiés pour limiter notre accès à certains secteurs.

— N’exagère pas, Bérold, répondit son ami en lui rendant la lettre. Si ce projet te tient à cœur, tu peux abandonner la magie : avec ton niveau d’expertise, ils reviendront sur leur décision.

Le façonneur le fixa soudain avec un regard si féroce qu’Hadriel fut tenté de reculer pour se mettre hors de portée. Le moment passa. Son ami se rabattit contre le dossier de sa chaise et croisa les bras, se détournant vers le feu.

— Je ne veux pas abandonner ma magie, murmura-t-il.

Il s’interrompit et se frotta les yeux. Était-ce des larmes qui y brillaient ? Hadriel se sentit gêné d’être témoin d’une réaction aussi intime. Bérold n’avait jamais pleuré devant lui.

— Quand le bastion du Verre a rejoint le Duché, après l’ère des Bûchers, mes parents étaient aux anges, reprit-il d’une voix pensive. Ils y ont vu une opportunité de vivre une vie meilleure, pour leur fils qui venait de naitre. Ils ne s’attendaient certainement pas à ça.

— L’existence là-bas est si difficile ?

Bérold leva les yeux vers son ami. Toute fureur avait disparu.

— Je ne l’ai jamais connu et nous n’y sommes jamais retournés. Mais mes parents m’en parlaient d’une étrange façon. Pour eux, c’était un lieu à la fois merveilleux et hostile, à la fois lumière et obscurité, beauté et horreur.

Hadriel l’écoutait avec fascination. Le silence s’étendit entre les deux hommes. Lorsque Trystan déposa devant eux une assiette pleine de pain grillé et deux bols de soupe fumante, ils le remercièrent. Une fois le tenancier reparti, Hadriel reprit la parole :

— Je suis désolé que tu n’aies pas obtenu ce contrat.

Bérold haussa les épaules.

— Dis-moi ce qui te tracasse vraiment. D’habitude, tu ne réagis ainsi qu’après quelques pintes de bière.

Il avait essayé d’adopter un ton léger, et fut très fier de lui lorsqu’un petit sourire étira les lèvres de son ami.

— J’ai besoin d’un service.

— Et tu t’es dit que m’agresser était la meilleure façon de l’obtenir ? rétorqua-t-il d’un ton railleur.

— Je suis désolé. Tu sais comment je suis quand je suis nerveux.

Bérold avait l’air sincère. Hadriel le connaissait depuis suffisamment longtemps pour être habitué à son caractère.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux continuer à utiliser mon don. Mais les clients ne sont pas assez nombreux. Ils préfèrent attendre plus longtemps pour acquérir un objet que profiter des services d’un mage, expliqua-t-il. Alors j’ai décidé de me diversifier : j’ai commencé à fabriquer des petits jouets mécaniques sur mon temps libre.

— C’est une bonne idée. Il te faut juste demander une modification de ta licence.

— Cela prendrait des mois et j’ai besoin de pouvoir les vendre rapidement.

— Pourquoi ?

— Je vais fermer boutique, si je ne trouve pas une source de revenus supplémentaires immédiatement.

— Je peux te prêter un peu d’argent en attendant que les documents soient validés.

Le façonneur soupira avec impatience.

— Tu ne pourras jamais me prêter assez, Hadriel ! fit Bérold sur un ton véhément. Si je ne peux pas rembourser…

Bérold se mordit les lèvres et son regard plongea à nouveau dans les flammes comme s’il y cherchait une révélation. Hadriel se figea. Qu’avait-il donc fait ? Il se pencha vers lui.

— Rembourser quoi ? souffla-t-il, les yeux étrécis.

Le silence s’éternisa encore quelques secondes, puis Bérold se retourna vers son ami.

— J’ai emprunté de l’argent à un riche antiquaire, Grégoire Valronn. Je lui dois une belle somme.

Hadriel l’observa avec attention : était-il en train de lui mentir ?

— Demande-lui un délai.

— Tu ne le connais pas. Ce gars n’est pas à prendre à la légère. Les intérêts eux-mêmes seraient exorbitants, sans compter la visite de ses sbires, si tu vois ce que je veux dire.

— Je ne comprends pas bien en quoi je peux t’aider : ce n’est pas mon service.

— Oui, mais tu as accès aux documents, aux outils…

Hadriel écarquilla les yeux. Il se pencha vers lui et murmura d’un ton furieux :

— Tu me demandes de faire un faux ?!

Bérold hocha la tête. Il eut la décence de paraitre gêné. Hadriel n’en revenait pas. Ce qu’il souhaitait était interdit et le mettrait dans une situation compromettante.

— Si ce Valronn te menace, parles-en à la garde. Porte plainte. Sinon, réclame-lui un délai : il ne te le refusera pas, insista-t-il.

Bérold croisa les bras.

— Tu ne comprends vraiment rien à rien.

— Ce que je comprends surtout, c’est que tu as emprunté à quelqu’un de peu recommandable et que tu me demandes de commettre une action illégale à mon tour pour te sortir des ennuis.

— Si j’ai dû emprunter de l’argent, c’est bien parce que je ne peux pas vivre de ma magie…, siffla-t-il, les yeux brillants de rage.

En réponse à la fureur de son ami, la colère commençait à envahir Hadriel. Il préféra ne pas lui répondre : son regard erra vers les fenêtres. D’épaisses tentures avaient été partiellement tirées par-dessus les hauts vitrages, pour garder la chaleur à l’intérieur. À travers les quelques centimètres qui étaient visibles, il apercevait le noir absolu de la rue.

Si une autre personne lui avait fait cette requête, il ne l’aurait même pas laissé finir et l’aurait rejeté immédiatement. Cependant, Bérold était un son ami depuis de longues années. Certes, le façonneur avait des positions très engagées sur le sort des mages, qui le mettaient parfois mal à l’aise, lui qui était convaincu de la nécessité de ces lois. Mais ils arrivaient toujours à s’entendre.

Certains de ses collègues avaient déjà fait des choses contraires à la procédure, sans être vraiment illégales. Jusqu’à présent, jamais il n’avait été tenté. Il avait même regardé de haut ceux qui s’étaient permis de le faire. Si cela s’apprenait, il pouvait oublier le Sigile des Arcanes. Il risquait de perdre son poste, voire d’aller en prison. Non, il ne pouvait pas accepter de plier les lois pour aider son ami.

— Écoute : je suis convaincu qu’il existe une alternative légale. Je vais faire des recherches dans le Code et voir ce que je peux trouver. Et j’appuierai ta demande pour essayer d’accélérer les choses. Mais c’est tout ce que je peux faire, affirma Hadriel.

Bérold pâlit. Il ne s’attendait vraisemblablement pas à un refus. Le repas refroidissait entre eux.

— J’imagine que je ne peux pas en exiger plus, finit-il par murmurer, d’un ton morne.

Au bout de quelques minutes, le façonneur se leva et quitta la table sans un mot, sans un regard. En le suivant des yeux, Hadriel se demanda s’il ne venait pas de perdre son ami.

Avec un profond soupir, il revêtit sa cape et rejoignit Trystan qui s’agitait derrière son comptoir. Le brave homme posa un regard compatissant sur le clerc, mais ne dit rien. Le tenancier était la délicatesse même : il écoutait et donnait de bons conseils, mais toujours quand ils étaient requis.

— Combien est-ce que je te dois ?

— Rien du tout. Vous n’avez pas profité du repas.

Hadriel aurait pu insister, mais il savait que cela ne servait à rien. Trystan était ainsi.

— À charge de revanche, fit-il avec un sourire timide.

L’aubergiste lui fit un clin d’œil. Le jeune homme s’enfonça dans la rue glaciale et obscure, le cœur lourd.

Le lendemain matin, lorsque les premiers rayons du soleil traversèrent la fenêtre de sa chambre, Hadriel était déjà éveillé depuis longtemps. La discussion de la veille l’avait taraudé toute la nuit. Il se sentait triste pour son ami, et en même temps agacé qu’il ait osé lui demander cela. Il s’était lui-même fourré dans ces problèmes. Le clerc estimait qu’il était dans son bon droit. Alors pourquoi avait-il si mal dormi ?

Après une toilette rapide à l’eau glacée, qui n’aida en rien son teint pâle et ses cernes, il quitta son appartement. Son immeuble étant situé dans une petite rue, au pied du plateau sur lequel trônaient le château ducal, le Sigile des Arcanes et la Bibliothèque, il marcha pendant vingt minutes, le long de l’avenue principale.

Il arriva à l’hôtel de ville bien avant son heure habituelle. Ce jour-là était un jour particulier pour lui et quelques autres : ils allaient subir leur révélation annuelle. Quelques collègues étaient déjà présents. Il répondit à leur salutation d’une voix fatiguée. Dans son état presque somnambule, il faillit heurter Yfris qui marchait vers son poste de travail. Elle sursauta et fit un pas de côté juste à temps.

Contrit, il tenta de s’excuser, mais elle le dépassa rapidement. Il la suivit des yeux, interloqué, et l’observa un moment, alors qu’elle préparait son matériel pour ses taches de la matinée. Il aurait juré qu’elle évitait son regard. Il reprit sa route, légèrement confus. Il tourna la tête une nouvelle fois et croisa ses iris pétillants. Cela le rassura. Pourtant, en montant les escaliers vers le premier étage, il ne put s’empêcher de penser qu’elle avait l’air bien pâle ce matin.

Chaque année, les citoyens du Duché devaient à nouveau subir le rituel de révélation. Le permis d’Hadriel possédait quinze petites marques, ajoutées à la plume par un arcaniste.

Lorsqu’il entra dans la salle du rituel, Sephis, une toute jeune arcaniste à peine sortie de l’Académie, était en train de s’installer. Un sourire étira ses lèvres fines quand elle l’aperçut. Ils n’avaient pas encore eu l’occasion de beaucoup parler, mais elle était toujours agréable avec lui.

— Bonjour, Hadriel, fit-elle de sa petite voix aiguë. Tu es le premier !

Le clerc déposa sa cape et ses gants sur le fauteuil et s’y assit, posant son permis bien à plat sur la table. Sephis vérifiait chacun de ses outils en pointant ses doigts tachés d’encre vers chacun d’eux et en fronçant le nez en une grimace de concentration. Son collègue patienta.

Une fois satisfaite, elle se tourna vers lui.

— Je suis prête, assura-t-elle en rougissant légèrement.

Elle prit sa main tendue, donna un coup ferme de sa petite lame et appuya dessus pour faire sortir une goutte de sang. Puis Hadriel posa son doigt sur le parchemin qu’elle lui présenta. Quand il fut suffisamment imbibé, elle le retira et lui banda le doigt.

Hadriel ne quittait pas le feuillet du regard. Ce procédé l’avait toujours fasciné. Ces parchemins imprégnés de substances alchimiques complexes réagissaient à la magie dans le sang des gens. Dans une minute ou deux, il deviendrait bleu, comme à chaque fois. Pour passer le temps, il observa la jeune fille alors qu’elle écrivait la date, l’heure ainsi que son nom et sa fonction dans un épais registre.

Lorsque le parchemin réagit finalement, une profonde expression de soulagement éclaira le visage de l’arcaniste. Cette pauvre petite n’avait vraiment pas confiance en elle. Elle indiqua la couleur dans le registre, le présenta à son collègue qui apposa sa signature. Puis elle plaça une seizième encoche sur son permis, juste sous le sanguinium, et le lui tendit.

— Voilà, c’est fini.

— Merci, Sephis, fit Hadriel en se levant. C’était du bon travail.

Les joues de l’arcaniste rosirent sous le compliment et elle eut un sourire reconnaissant. Ils se saluèrent et le clerc reprit le chemin de son bureau.

La journée fut une succession de besognes administratives routinières, dans le petit bureau C : prise de rendez-vous pour les rituels de révélation, rédaction de demande de changement d’affectation, de réclamation, de recours et autres plaintes.

Il avait accueilli chaque requérant avec un sourire poli et s’était employé à s’acquitter de sa mission avec son efficacité habituelle. Mais il était distrait. Plus la journée avançait, plus sa concentration s’effilochait : plus d’une fois une erreur, un caractère mal formé ou bien des oublis lui avaient fait recommencer son travail.

Le soir venu, son registre complété, le dernier document vérifié et sa plume posée sur son support, il se rabattit contre le dossier de son fauteuil et frotta ses yeux brûlants. Les muscles tendus de son dos et de son cou crièrent leur mécontentement. Il grimaça. La journée avait été particulièrement longue. Il contempla les piles de feuillets et de parchemins qu’il avait alignées méthodiquement devant lui. Il devait encore aller les mettre dans les casiers, afin que l’un des messagers les transfère aux différents services qui devraient traiter ces dossiers.

Il n’avait pas peur des tâches ingrates et répétitives. Il les considérait même comme un honneur : toutes ces feuilles, tous ces documents formaient à ses yeux l’un des piliers de la société. Les permis et les sanguiniums étaient un rempart contre le chaos et la destruction. L’ère des Bûchers ne devait plus se reproduire : la magie était dangereuse , elle devait être canalisée et contrôlée. Il n’avait pas connu ses parents à cause d’elle.

Ce jour-là cependant, il éprouvait surtout une grande fatigue. Le visage déçu de Bérold ne cessait de traverser son esprit. Alors qu’il allait quitter son fauteuil, un léger coup frappé sur sa porte ouverte lui fit lever la tête.

— Je suis désolée d’arriver si tard, mais j’ai vraiment besoin d’être reçue aujourd’hui.

La femme qui posait sur lui un regard à la fois plein d’espoir et de lassitude attendait respectueusement qu’il lui donne la permission d’entrer. Il mit quelques secondes à réagir, puis se redressa soudain, gêné.

— Bien sûr, bien sûr. Installez-vous. Que puis-je faire pour vous ?

Elle s’assit sur l’un des fauteuils. Sous sa cape épaisse, elle était vêtue d’une robe de laine brune, simple, mais de bonne qualité. Une sacoche pendait sur son épaule ; elle l’installa sur ses genoux, ses mains aux doigts entremêlés appuyés dessus.

— Je souhaiterais obtenir une licence de guérisseuse.

Hadriel hocha la tête, se pencha légèrement et sortit un registre d’une étagère sous son bureau. Il en parcourut les pages.

— Je suis désolé, madame, mais nous avons atteint le quota de soigneurs magiques, fit-il.

Elle pâlit et ses doigts se crispèrent.

— J’ai vraiment besoin de ce document. Mon époux et moi venons d’emménager à Argentlune. Il a perdu son ancien poste à cause d’une blessure et je dois subvenir aux besoins de mon foyer, fit-elle.

Son ton restait digne, mais le clerc sentait son désarroi. Son cœur se serra, mais il ne pouvait malheureusement pas l’aider.

— Rien ne vous interdit de pratiquer des soins traditionnels. Cependant, je ne peux rien faire pour vous en ce qui concerne les licences magiques. Dans quelques mois, de nouvelles possibilités devraient apparaitre.

— Dans quelques mois ? murmura-t-elle. Nous serons à la rue dans quelques semaines !

— Comme je vous le disais…

— Je ne comprends pas.

Hadriel fronça les sourcils. La femme le regardait fixement ; il ne sentait aucune animosité, mais un éclat un peu fiévreux envahissait ses yeux. Ses mains se crispèrent encore davantage.

— Madame, je… commença-t-il.

— Je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi vous imposez des quotas sur les guérisseurs, alors que les pauvres gens du quartier nord ou du port ont du mal à se faire soigner…

— Ce n’est pas…

— Vers qui les ouvriers, les artisans et les dockers doivent-ils se tourner quand ils sont malades ou blessés ? Un apothicaire ne peut pas tout soigner ; certains sont de vrais charlatans. Les médecins ne sont pas accessibles aux petites gens du quartier nord. Ils n’ont que les guérisseurs. Mais j’imagine qu’on se fiche bien d’eux, dans les beaux quartiers du sud, l’interrompit-elle, en élevant la voix.

— Madame, reprit Hadriel sur un ton plus ferme. Je comprends votre désarroi, croyez-moi. Mais ce n’est pas moi qui écris la loi, je ne fais que l’appliquer. Si vous vous estimez lésée, vous pouvez remplir une demande de recours.

La femme cligna des yeux et rougit soudain. Elle baissa la tête.

— Je suis désolée. Je sais bien que cela n’est pas votre faute.

Elle se frotta les paupières.

— J’en ai déjà fait une. Vous n’êtes pas le premier employé que je rencontre.

Hadriel, les deux mains posées sur la couverture du volume qu’il n’avait toujours pas rangé, la dévisagea un long moment. Puis il saisit une feuille et sa plume ;

— En ce qui concerne votre époux, si vous faites constater son impossibilité de travailler par un guérisseur ou un médecin, vous pouvez avoir droit à une allocation. Allez voir cet homme, au troisième étage, et soumettez-lui votre cas.

Elle fixa le document puis le prit.

— Je vous remercie. Bonne soirée, monsieur, fit-elle d’une voix morne, en se levant.

Hadriel la regarda quitter son bureau telle une ombre. Il ne savait pas pourquoi, mais cette femme ajouta un poids de plus sur son cœur. Il rouvrit son registre et en parcourut les pages. Quelque chose qu’il n’avait jamais remarqué lui sauta soudain aux yeux : les quotas décidés par le Sigile des Arcanes ne cessaient de baisser tous les mois, alors que la population d’Argentlune était en croissance constante. Cela n’avait pas vraiment de sens.

Je suis certain que quelque part, dans les rouages du Sigile des Arcanes, des décrets ont été écrits et publiés pour l’imiter notre accès à certains secteurs.

Et si Bérold avait raison ? Hadriel se mordit les lèvres. Pris d’une inspiration subite, il quitta son fauteuil, souleva les piles de documents et sortit de son bureau. La salle d’attente était déserte, car le service était en train de fermer. Les clercs rangeaient leur espace de travail, en discutant d’un air joyeux. D’un pas un peu raide, Hadriel longea les bureaux et pénétra dans la salle des casiers. Il y déposa les feuillets qu’il avait copiés et paraphés afin que ses collègues puissent les traiter dès le lendemain matin.

Ce soir-là, il n’éprouvait pas la satisfaction d’avoir mené à bien sa mission. Il chercha Yfris des yeux. Ne la trouvant pas, il s’approcha d’un grand échalas qui travaillait avec elle.

— Hey, Oswy, tu n’aurais pas vu Yfris ?

L’homme lui jeta un coup d’œil rapide, mais ne s’arrêta pas de mettre de l’ordre dans ses plumes dans leur boite. Il ne pouvait supporter de laisser son matériel dérangé et avait besoin d’une plume différente pour chaque type d’informations qu’il devait écrire dans ses registres.

— Elle est partie en milieu d’après-midi, fit-il de sa petite voix aiguë.

— Elle a quitté son poste ?

Cela ne ressemblait pas à son amie.

— Non. Elle ne se sentait pas bien ; elle est allée demander un congé à Dame Arwia.

— Oh ! fit Hadriel.

Il revit soudain ses yeux bouffis et son teint pâle. La veille déjà, elle avait l’air particulièrement fatiguée.

— Merci, Oswy, fit le clerc distraitement.

Son collègue lui répondit par un murmure, entièrement concentré sur ses plumes. Hadriel caressa l’idée d’aller prendre des nouvelles de son amie. Puis il décida qu’il n’avait pas à la déranger. Lui-même n’était pas en état de lui apporter son soutien et il avait quelque chose à faire. Demain, il lui demanderait si elle avait besoin de quelque chose.

Il revint en arrière et entra dans la bibliothèque : en ce lieu étaient archivés les Codex Legis : ces recueils, régulièrement mis à jour, contenaient toute la réglementation, les textes de lois et les décrets du Sigile des Arcanes. Ils étaient les textes sacrés que les clercs et les arcanistes devaient respecter à la lettre. Hadriel explora les rayonnages et prit ceux des trois derniers mois.

Il passa une quinzaine de minutes à les feuilleter, parcourant les en-têtes rapidement. Au milieu du registre du mois précédent, l’un des titres arrêta sa course à travers les pages et il lut le document avec attention : il s’agissait d’un décret prohibant l’emploi de façonneurs dans les chantiers publics de grande envergure ou stratégiques, quels que soient leurs compétences techniques ou leurs diplômes. Interdit, Hadriel le lut plusieurs fois puis se rabattit dans son fauteuil. Bérold avait donc raison. Ce texte de loi était explicitement discriminatoire. Mais comme il n’était pas rendu public, personne ne le savait, à part les clercs comme lui.

Pour la première fois, la confiance d’Hadriel dans le système qu’il servait avec tant d’enthousiasme vacillait. Son cœur s’alourdit encore davantage. Ces registres, qu’il révérait deux secondes auparavant, lui paraissaient maintenant remplis de mensonges. Tel un automate, il rangea les volumes à leur place et quitta la salle.

En sortant de l’Hôtel de Ville, il s’enfonça dans les ruelles en direction du port. L’atelier de son ami était situé à la limite du quartier nord et de la zone des entrepôts. En passant non loin de la place principale, il aperçut que des employés finissaient d’installer les étals et les attractions du festival des Frimas. La pensée de s’y rendre avec Yfris le lendemain soir parvint difficilement à lui réchauffer le cœur.

Au bout d’une dizaine de minutes, il pénétra dans une petite cour au fond de laquelle trônait un bâtiment. Une porte épaisse en bois permettait d’y entrer. Une enseigne pendait au-dessus. Hadriel s’arrêta et observa les lieux. De la lumière brillait à l’étage. Son ami était bien là. Il frappa deux coups décidés sur le battant.

Quelques minutes plus tard, elle s’ouvrit en craquant et Bérold apparut dans l’entrebâillement. Son regard effrayé s’apaisa instantanément quand il le reconnut, mais le clerc avait bien identifié le sentiment. Bérold s’écarta pour le laisser entrer dans son atelier.

Un comptoir occupait presque toute la place. Il était entouré d’étagères et de présentoirs chargés de tasses, d’assiettes et de divers éléments de vaisselle. De nombreuses caisses, certaines ouvertes, d’autres fermées, s’empilaient dans un coin. Bérold paraissait gêné dans ce désordre, comme s’il ne savait pas où se tenir.

— Bérold, commença le clerc, je suis venu voir comment tu allais. La façon dont on…

— Je te dois des excuses, l’interrompit le façonneur. Je n’aurais jamais dû te demander cela.

— Ce n’est pas grave. Tu étais dans l’embarras.

— C’est moi qui me suis mis dans ce pétrin. J’aurais dû me débrouiller pour m’en sortir sans essayer de t’y mêler.

— J’aurais dû te soutenir et t’aider à trouver une solution. Je n’ai pas été un très bon ami.

Bérold sourit et se passa une main dans les cheveux. Puis il fit un signe vers l’escalier.

— Viens. J’ai fait du thé. Tu dois mourir de froid.

Hadriel hocha la tête.

— Tu avais raison, fit-il soudain.

Bérold interrompit son mouvement et le regarda, interloqué.

— Il y a bien eu un décret.

Un rictus de colère déforma un instant les traits fins de son ami, puis la tristesse revint aussi vite qu’elle avait disparu.

— Je suis désolé.

Bérold poussa un soupir et considéra son air défait. Il posa ses deux mains sur ses épaules.

— Arrête de t’excuser, tu n’y es pour rien. Viens boire un thé avec moi.

Hadriel le suivit alors, se sentant un peu plus léger. Pourtant une ombre dans le regard et sur le visage du façonneur le mettait mal à l’aise. Son ami avait l’air de vouloir lui dire quelque chose. Il entra dans un petit appartement, chaleureux et confortable. Un feu brûlait joyeusement dans la cheminée et une théière fumante attendait sur la table.

Bérold s’éclipsa dans la cuisine une seconde et revint avec une tasse. Hadriel déposa sa cape sur l’un des fauteuils qui faisaient face à la cheminée. Ce fut à ce moment-là qu’il les vit : une sacoche et une malle près de l’entrée. Il se tourna vers le façonneur et haussa un sourcil.

— Tu pars en voyage ? demanda-t-il, en s’installant sur l’une des chaises.

Bérold lui versa du thé avant de répondre. Il semblait chercher à gagner du temps. Le froid s’insinua dans le ventre du clerc.

— Je retourne au Bastion du Verre.

Hadriel, stupéfait, ne sut pas quoi dire.

— J’ai fait ce que tu m’as conseillé ; je me suis rendu chez Grégoire Valronn et je lui ai demandé un délai. Il a refusé et a menacé de porter plainte si je ne le remboursais pas. Alors, j’ai insisté, presque supplié. Il a finalement accepté d’effacer ma dette en échange de ma boutique.

— Quoi ?! s’écria le jeune homme.

Bérold eut un faible sourire et son regard s’abima dans la contemplation de sa tasse et de la cuillère qu’il tournait.

— Ce n’est pas grave, Hadriel. Je me suis fait une raison. Tu étais ma dernière chance : je ne t’aurais pas demandé de contrevenir à la loi si je n’étais pas désespéré.

Soudain, le cœur du jeune homme se serra horriblement. Il réalisa que son ami allait partir et qu’il ne le reverrait jamais. Peut-être que s’il avait accepté de mettre de côté ses principes, ils auraient pu trouver une solution.

— Tu as de la chance, Hadriel. Une chance dont tu ne te rends même pas compte. Ne pas savoir manipuler la magie est une aubaine, dans le Duché.

Hadriel sentait tellement d’amertume dans la voix de son ami. Comment avait-il pu autant changer sans qu’il s’en aperçoive ? Ou bien cela avait-il toujours été là, mais il avait été aveugle à sa souffrance ? Bérold eut un petit rire sans joie.

— C’est paradoxal, quand on y pense. Je maudis ma magie, mais je ne peux m’en passer.

— Bérold, je…

Celui-ci leva la main. Hadriel se tut et l’observa. Il paraissait triste, mais étrangement plus serein.

— Cela sera l’opportunité de voir la région où je suis né, celle qui est à la fois si hostile et si magnifique. Recommencer à zéro.

Le façonneur prit la tasse et en but une gorgée. L’odeur suave de la boisson envahissait la pièce, mais Hadriel ne la sentait pas vraiment. Cependant, il prit la sienne machinalement et le goûta. Des fruits et de la cannelle, avec une pointe de menthalis, nota-t-il distraitement.

— Tu pourras venir me voir, quand tu seras devenu arcaniste.

La voix légèrement railleuse de Bérold le sortit de ses réflexions.

— Oui. C’est une bonne idée. Quand pars-tu ?

— Je prends la diligence qui quitte Argentlune après-demain, au lever du jour. Tu viendras me dire au revoir ?

— Je viendrai.

Ce soir-là, Hadriel rentra fort tard chez lui. Il passa une partie de la nuit à aider Bérold à ranger ses affaires et à discuter avec lui.

Le lendemain matin, ce fut le cœur lourd qu’il descendit la grande rue pour rejoindre l’hôtel de ville. Les immeubles si familiers lui paraissaient maintenant étrangers. En entrant dans le quartier nord, il remarqua des affichettes sur certaines portes et certaines devantures. Curieux, il s’approcha et en lut une : c’était une ordonnance d’éviction pour utilisation illégale de la magie. Le sceau du Sigile des Arcanes en garantissait la véracité. À en juger par leur état, elles étaient accrochées là depuis longtemps. Comment ne les avait-il encore jamais vues ? Était-il si aveugle ?

Pourtant Bérold le lui avait si souvent répété : les mages, soi-disant accueillis à bras ouverts, étaient victimes de la peur et de l’ignorance, subissant la discrimination et les humiliations. Le visage triste de la femme de la veille apparut alors devant ses yeux. Combien de mages étaient obligés d’exercer leur don sans licence ? Combien d’autres devaient abandonner le droit de l’utiliser pour survivre, comme Eimhir ? Et combien encore devaient quitter la ville pour des horizons meilleurs ?

Il sentit soudain un profond dégoût pour lui-même, lui qui participait à cela, alors même qu’il était toujours persuadé d’œuvrer pour la sécurité de tous les citoyens. Jusqu’à hier, il était convaincu que ces lois étaient nécessaires et qu’elles protégeaient tous les citoyens du Duché, même les mages. Maintenant, alors qu’il regardait la vitrine barrée d’une épaisse planche de bois, autrefois remplie de créations délicates et de jouets, il n’avait plus vraiment foi en ce qu’il faisait. Voulait-il encore appartenir aux troupes du Sigile des Arcanes ?

Lorsqu’il se présenta dans le service, il chercha Yfris, ne la trouva pas. On lui dit qu’elle n’avait toujours pas rejoint son poste. Morose, il entra dans son bureau ; une lettre était posée bien en évidence sur sa table de travail. La roue crantée du Sigile trônait dans le coin gauche. Il la prit, la tourna dans ses mains. Que ressentirait-il s’il lisait un refus ? Du soulagement ou de la peine ? Il l’ouvrit et déplia le feuillet.

« Nous avons le plaisir de vous annoncer que vous avez été reçu au concours d’arcaniste. Veuillez vous présenter le premier jour du mois prochain au Sigile des Arcanes pour entamer votre formation… »

La joie qui aurait dû l’étreindre n’eut pas la force de s’éveiller, ensevelie sous les doutes et l’inquiétude. Hadriel glissa la lettre dans la poche intérieure de sa cape et déposa celle-ci sur un fauteuil.

Ce jour-là, il s’acquitta de ses tâches comme un automate. Peut-être était-ce tout ce qu’il était en fait ? Le soir venu, alors qu’il avait rempli une dizaine de demandes de recours et dû refuser autant de demandes de licences magiques, il quitta son poste d’un pas lent.

Yfris n’était toujours pas là et son collègue lui confirma qu’il ne l’avait pas vue. L’inquiétude commençait à le tarauder. Elle devait être malade si elle ne se présentait pas au bureau plus de deux jours.

Ils auraient dû se retrouver un peu plus tard sur la place du marché, lieu où la foire des Frimas battrait son plein cette nuit. Cependant, lorsqu’il sortit dans la rue qui s’assombrissait déjà, au lieu de rentrer chez lui, il remonta l’avenue en direction du nord. Yfris habitait dans un immeuble non loin de l’auberge de la Rose d’Or, dans une petite ruelle, près de la rive du lac.

Il s’emmitoufla dans sa cape pour lutter contre l’air glacial qui s’engouffrait entre les bâtiments. La foire porterait bien son nom cette nuit, pensa-t-il, en claquant des dents. Une centaine de mètres plus loin, juste avant de pénétrer sur la place qui se remplissait déjà de monde, il bifurqua dans une rue perpendiculaire à la voie principale. Des petites maisons de deux étages s’alignaient de part et d’autre. Leur façade simple, mais propre, était illuminée par de nombreuses fenêtres, à travers lesquelles on percevait les ombres mouvantes de leurs habitants. Ils devaient se préparer pour la foire.

Hadriel s’arrêta devant l’entrée de la cinquième bâtisse sur sa droite : une porte noire, à la peinture un peu défraichie. Aucune lumière n’apparaissait par les vitres du rez-de-chaussée, mais il distingua la lueur tremblotante d’une bougie au premier étage. Il frappa trois coups forts sur le battant et attendit. Le vent était moins puissant dans cette ruelle et les senteurs du lac remontaient jusqu’à lui. La porte s’entrebâilla quelques minutes plus tard et Yfris se dessina dans l’espace. Une expression de frayeur traversa son visage. Ce fut fugace, mais Hadriel l’avait clairement perçue et son cœur se serra.

Puis l’instant passa. La jeune femme ouvrit plus largement la porte, sans toutefois le laisser entrer. Elle frissonna lorsque l’air frais passa le pas de la porte.

— Je suis désolé de te déranger, fit Hadriel, soudain gêné. On m’a dit que tu étais partie plus tôt, alors je me suis inquiété, et comme nous devions aller à la foire ensemble… enfin… voilà.

Il n’était pas très fier de son entrée en matière, mais la façon dont sa collègue le fixait le mettait mal à l’aise. Elle se passa une main dans ses cheveux frisés.

— Oui. Je ne me sentais pas bien. Mais ça va mieux. Si tu veux toujours aller à la fête, ce sera avec plaisir.

Elle paraissait plus à son aise, plus souriante. Ce revirement soudain laissa Hadriel légèrement interloqué. Mais il se reprit très vite.

— Bien sûr.

— Attends-moi là. Je me prépare et je te rejoins.

Avant qu’il n’ait pu répondre, elle ferma la porte. Il avait espéré qu’elle le ferait entrer, ne serait-ce que pour se réchauffer un peu. Cependant, il ne pouvait pas forcer le passage. Elle avait toujours été très pudique.

Il frotta ses mains l’une sur l’autre et souffla dedans. Autour de lui, de plus en plus d’habitants quittaient leurs maisons et avançaient en parlant gaiement. Des familles avec des enfants, des couples âgés bras dessus bras dessous, des jeunes gens, tous souriants malgré le froid et la nuit, le dépassèrent sans le regarder.

Quelques minutes plus tard, Yfris le rejoignit, bien protégée dans sa cape épaisse. Elle enroula son bras autour du sien et ils gagnèrent la place du marché. Là, lumière et chaleur les entourèrent : de gigantesques braseros avaient été disposés sur la périphérie. Ils exhalaient des flammes vaillantes et colorées, aux senteurs de cèdre et de chêne boréal. Quelques jeunes gens y jetaient une poudre rougeâtre qui faisait jaillir des étincelles. Le brouhaha des voix, des cris et de quelques chants enveloppait l’endroit.

Des étals sous de petits auvents accueillaient des marchands de vin chaud, de douceurs sucrées et sirupeuses, de brochettes de poisson fraichement pêché sous la glace. Dans leur roulotte, des vendeurs de grigris et autres amulettes appelaient le chaland à grands cris. L’une d’elles étaient presque ensevelie sous des écharpes et des châles colorés. Un théâtre de marionnettes passionnait les enfants de l’autre côté de la place. Le festival des Frimas célébrait l’entrée dans les mois les plus froids de la saison des Glaces et la foire animerait toutes les nuits d’Argentville pendant une semaine. Ensuite, les températures seraient trop basses et les gens se calfeutreraient chez eux dès les derniers rayons du soleil couchant.

Le spectacle de toutes ces silhouettes encapuchonnées grises et noires pouvait paraitre étrange : on aurait dit que des fantômes et des spectres envahissaient la place pour festoyer.

Yfris entraina Hadriel à tous les étals et ils se goinfrèrent d’alcool chaud et piquant, de viandes ruisselantes de graisse et de sucreries, et s’esclaffèrent comme des enfants devant les chevaliers marionnettes. La jeune femme, les joues roses et le sourire éclatant, semblait plus sereine et Hadriel en était ravi.

Une fois ou deux, il la sentit tressaillir alors qu’ils croisaient des gardes en armure noire du Sigile des Arcanes. Cela l’étonna un peu, car, à l’Hôtel de Ville, elle avait l’habitude de travailler avec eux. Après tout, leur présence n’avait rien de surprenant et était même nécessaire, en renfort de la garde de la ville, lors de ce genre de festivités. Des sigilites devaient aussi être dans les parages. Il allait lui en parler, mais ses yeux étincelants et son visage heureux lui firent douter de ce qu’il avait vu. C’était sans doute un frisson dû au froid, pensa-t-il.

La nuit avançait et, l’alcool aidant, les gens riaient et criaient de plus en plus fort. Hadriel lui-même sentait que sa vue se troublait et la démarche d’Yfris paraissait chancelante. Il est peut-être temps de rentrer, se dit-il, en empêchant sa compagne de se prendre les pieds dans un étal. Elle porta la main à sa bouche et rit, alors qu’il l’entrainait à l’écart de la foule. Ces fêtes finissaient souvent ainsi, surtout pendant la saison des Glaces. Les habitants du Duché avaient beau avoir l’habitude de cette longue saison difficile, ils profitaient de la foire pour évacuer leurs angoisses et parfois des débordements avaient lieu.

Hadriel maintenait Yfris qui paraissait incapable de s’arrêter de rire, lorsque deux hommes surgirent soudain près d’eux. Ils vociféraient des insultes et luttaient l’un avec l’autre. Les badauds les entourèrent, certains battant des mains pour les encourager, d’autres visiblement hésitants à les séparer. Le temps que les gardes interviennent, le plus balourd repoussa son adversaire qui heurta le brasero, le faisant basculer. Le charbon roula sur le sol et les lourds tissus colorés de l’étal proche s’enflammèrent aussitôt. Des hurlements retentirent, alors qu’une femme assez âgée surgissait du véhicule et s’écroulait au bas de l’échelle, évitant de peu les flammes.

Dégrisés, les deux bagarreurs aidèrent la dame à se relever. Hadriel avait fait reculer sa compagne, mais ils étaient tous les deux coincés entre le brasero, la roulotte embrasée et le mur d’une bâtisse. La fumée commençait à devenir étouffante. Yfris, les yeux écarquillés, regardaient de tous les côtés. Lorsque les flammes eurent un sursaut à cause du vent et lâchèrent son bras, elle poussa un cri et se serra contre Hadriel, qui cherchait désespérément une issue. Les citoyens, de l’autre côté, criaient et essayaient d’éteindre le feu, qui enveloppait maintenant entièrement la roulotte. Des bruits d’explosions à l’intérieur suggérèrent que de l’huile ou d’autres substances étaient en train d’alimenter les flammes. Une fumée épaisse et noire envahissait l’endroit ; les yeux d’Hadriel larmoyaient ; Yfris remonta son écharpe sur sa bouche, mais elle toussait fortement.

Hadriel aperçut, de l’autre côté du mur de flammes, la vieille dame hoquetant dans les bras d’une femme plus jeune. Il fut soulagé qu’elle n’ait rien eu, tout en se demandant comment il pouvait penser à elle alors que le brasier menaçait de les étouffer. Sa vision se brouillait davantage de seconde en seconde et sa gorge et ses poumons le brûlaient. Il se pelotonna contre le mur, serrant Yfris contre lui.

Soudain, un souffle puissant retentit, alors que les flammes refluaient vers le centre de la place, loin d’eux. Au bout de quelques secondes, elles disparurent, dévoilant la carcasse noire du véhicule. Un silence pesant tomba sur la place. Hadriel se redressa et fit un pas en avant, entrainant la jeune femme avec lui. Ils contournèrent le brasero, marchant avec précaution sur les cendres encore légèrement brillantes.

Subitement, Yfris s’effondra, avec un hoquet. Hadriel la retint comme il put, tout en posant un regard effaré sur un adolescent qui les fixait de ses yeux exorbités. Les dernières flammèches disparurent de ses mains, comme aspirées dans son bras. Le clerc n’avait jamais rien vu de tel, si ce n’est dans les cauchemars qu’il faisait quand il était enfant. Il fixa ses yeux interdits sur le jeune homme. Âgé d’une quinzaine d’années, il était assez grand et svelte. Ses cheveux roux et assez courts entouraient un visage émacié, aux immenses yeux bleus. On ne pouvait pas ne pas reconnaitre les traits d’Yfris dans ceux du garçon.

— Non, non, Wyn, sanglota-t-elle.

Tous les autres passants le regardaient avec terreur, horreur ou dégoût. Le jeune homme ne tenta même pas d’essayer de s’échapper. La foule était en rang compact autour de lui et il n’aurait jamais pu la traverser sans se faire tailler en pièce ou sans les blesser. Les soldats du Sigile des Arcanes surgirent soudain et l’agrippèrent. Wyn ne bougea pas d’un millimètre, ses yeux à la fois soulagés et désolés rivés sur Yfris. Un cri déchirant retentit lorsqu’il fut enchainé et emmené. Interdit, Hadriel contempla la frêle créature sanglotante et éperdue à ses pieds. Puis il remarqua les regards noirs que certaines personnes posaient sur celle qui de toute évidence connaissait un mage élémentaire non déclaré. Il devait l’éloigner d’ici.

— Viens, murmura-t-il, en la prenant par les épaules. Rentrons.

La jeune femme le regarda, sans vraiment le voir, mais obéit et se laissa guider jusque chez elle. Il ouvrit la porte et l’entraina dans le salon obscur. Elle s’assit dans un fauteuil au tissu élimé. Il alluma une lanterne posée sur une petite table et s’installa face à elle. Son visage était ravagé par les larmes, ses traits tirés. Elle hoquetait et reniflait. Elle serrait entre ses mains les bords de sa cape.

— Yfris, murmura Hadriel, d’une voix douce.

Il voulait des réponses, mais il ne souhaitait pas la presser. Cependant, un sentiment de trahison commençait à germer dans son esprit. Comment Yfris, employée du Sigile des Arcanes, qui avait prêté serment, avait-elle pu cacher un mage élémentaire, en plein milieu de la capitale ? Il repoussa sa colère au fond de lui.

— Yfris, s’il te plait, parle-moi.

Au bout de quelques secondes, elle s’essuya le visage avec sa cape.

— Wyn, commença-t-elle, d’une voix faible. Wyn est mon frère. Il a eu quinze ans le mois dernier.

— Il n’a pas passé sa révélation ?

— Il allait le faire, lorsque ses pouvoirs se sont déclarés. Alors… Je n’ai pas pu.

Hadriel soupira.

— Tu connais les lois et la raison de leur existence.

Soudain, les yeux de son amie brillèrent d’un éclat dur qu’il n’y avait jamais vu.

— C’est mon frère, Hadriel.

Il lui prit les mains.

— Je sais, c’est difficile. Mais la sécurité de notre peuple passe avant…

Elle les lui arracha.

— La sécurité… ! Wyn n’a jamais fait de mal à personne ! Il vient de nous sauver la vie…

— Tôt ou tard…

Yfris détourna le visage, interrompant le clerc.

— Je ne veux pas t’entendre.

— Yfris…

— Non. Nous ne le saurons jamais, n’est-ce pas ? Il aurait pu vivre sa vie tranquillement si j’avais réussi à… si je n’avais pas…

— De quoi parles-tu ?

Elle pinça les lèvres, se murant dans le silence. Elle tremblait de tous ses membres. Hadriel se passa les mains dans les cheveux. Il ne savait pas s’il était le bienvenu ici. Lui-même était en colère contre elle. Mais il ne pouvait pas la laisser ainsi, seule. Et si les soiffards de tout à l’heure les avaient suivis et décidaient de lui faire du mal ?

Il se leva, observa autour de lui.

— Je peux… Je peux allumer un feu ? Pour te réchauffer ?

Elle hocha la tête, le regard ailleurs. S’approchant de la cheminée, il prit des morceaux de papier et des copeaux de bois dans le bac sur le sol à côté et les plaça dans le foyer. Puis il les embrasa à l’aide d’un allume-feu posé sur le linteau. Les flammes gonflèrent assez rapidement. Il souffla dessus un moment, puis lorsqu’il fut certain qu’il ne s’éteindrait pas, se retourna vers Yfris. Elle était prostrée dans son fauteuil, les jambes remontées contre son torse, entièrement cachée dans sa cape. La joie et le rire avaient disparu de son visage.

Hadriel laissa son regard errer dans la pièce, pour se donner une contenance dans ce silence qui s’éternisait. La chaleur envahissait les lieux. Il retira sa cape, ses gants et les déposa sur une chaise. Se faisant, il remarqua, sur la petite table ronde, un minuscule flacon contenant un liquide familier, en partie recouvert d’un tissu. Il le repoussa et écarquilla les yeux : il contenait un peu de l’encre bleue utilisée pour colorer le sanguinium. À côté, dans un pot de terre cuite, il vit un fond de cire bien reconnaissable. Et, sur un morceau de bois, une copie de la roue crantée. Il prit la fiole d’une main tremblante.

— Qu’as-tu fait ? fit-il, en rivant un regard effaré sur Yfris.

Celle-ci tourna la tête d’un geste lent, presque indifférent, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse l’objet qu’il tenait. Alors elle se redressa et elle pâlit encore plus.

— Hadriel, je…

— Tu as pris tous ces objets dans mon coffre ?

Yfris hocha la tête. La colère enflamma l’esprit du clerc. Il serra le flacon convulsivement.

— C’est mon frère, répéta la jeune femme.

Comme si c’était un argument imparable ! Comme si cela pouvait justifier d’aller contre la loi ! Comme si cela pouvait justifier de le trahir ! À nouveau l’image de Bérold surgit dans son esprit. Il la refoula. Il devrait faire un rapport, signaler le vol et la fabrication du faux permis. Soudain, une idée affreuse émergea dans sa conscience.

— Tu n’en as fait qu’un seul ? Pour ton frère ?

Yfris cligna des paupières, visiblement interloquée par la question. Puis elle réalisa ce qu’il voulait dire. Ses yeux s’agrandirent.

— Évidemment. Tu crois que je faisais un trafic de permis ? Je t’assure que non. J’ai pris les objets avant-hier ; c’était juste pour mon frère.

L’image d’Yfris surgissant du couloir de son bureau, pensive et pâle, apparut. Il l’avait trouvée étrange et évasive. Maintenant il comprenait pourquoi. Il détourna la tête et plongea son regard dans les flammes. Yfris soupira et défit sa cape qu’elle laissa tomber sur le sol. Une fine couche de sueur brillait sur son front et les mèches trempées de ses cheveux se collaient à sa peau. La pièce devenait étouffante. Derrière la fenêtre, la rue était noire. Quelle heure était-il ? Le silence s’éternisa quelques minutes, puis sa voix fluette et épuisée s’éleva.

— Mon frère est tout ce que j’ai. Je suis tout ce qui lui reste, depuis la mort de nos parents. Je veillais sur lui, subvenais à ses besoins. Il devait entrer à l’Université bientôt. Il est brillant et gentil. Il n’a jamais fait de mal à personne. Il ne mérite pas cela.

Hadriel soupira. Lui qui n’avait plus de famille depuis longtemps, pupille du Duché dès sa naissance, il ne connaissait plus ce sentiment. Il n’y avait que Bérold qu’il pouvait considérer comme son frère. Son cœur se serra.

— La loi a été créée pour une raison, Yfris. Elle nous protège.

— C’est la propagande du Sigile des Arcanes.

— Pas seulement. Nous n’avons pas connu l’ère des bûchers. Mais moi, je n’ai pas connu mes parents à cause des mages élémentaires.

— Je sais. Mais c’était il y a trente ans. Ce n’est pas Wyn. Il n’a rien détruit, il n’a …

Hadriel continua, malgré son interruption.

— C’était une période de chaos et d’horreur. Les mages élémentaires ont failli détruire notre pays. Des milliers de mages et d’innocents ont péri. Nous nous en remettons à peine. Nous ne pouvons pas faiblir, ou cela se reproduira.

— Tu n’en sais rien. Même le Sigile n’en sait rien.

— Les mages élémentaires sont envoyés au loin et nous sommes en sécurité.

Des larmes coulèrent à nouveau sur les joues de son amie, mais elle ne dit plus rien. Hadriel ne savait que faire. Qui cherchait-il à convaincre en fait ? Les phrases qu’il prononçait avant avec tant de conviction ne lui paraissaient maintenant plus que des mots sans signification. Le garçon leur avait sauvé la vie. Il n’avait fait de mal à personne. Il aurait pu s’enfuir en déversant sa puissance sur la foule et les gardes. Il n’avait rien fait de tel, malgré le destin qui l’attendait.

S’il signalait le vol, Yfris serait certainement envoyée en prison et interrogée. Pour avoir hébergé un mage élémentaire, son sort ne serait pas plus enviable de toute façon.

— Tu as terminé le permis ? reprit-il en la regardant.

— Non. Il est là, répondit-elle, en se levant.

Elle s’avança vers sa petite bibliothèque et en sortir un tome. Elle en tira un carré de parchemin qu’elle lui tendit. Il l’examina : les informations étaient inscrites de son écriture fluide, le sceau avait été posé en haut à droite, mais l’encre n’avait pas encore été ajoutée. Il l’observa longtemps, les sourcils froncés. Apporter la preuve à l’Hôtel de Ville, déclarer le vol, voir Yfris enchainée et emmenée par le Sigile … Sa poitrine se serra.

D’un geste soudain, il jeta le permis dans les flammes. Yfris poussa un petit cri et regarda l’objet disparaitre en cendres. Le visage fermé, Hadriel ne dit rien, mais continua : il prit l’imitation du cachet et celui-ci rejoignit le parchemin.

Yfris le regarda fixement.

— Tu souffres déjà, inutile d’en rajouter. Le Sigile des Arcanes va probablement t’interroger. Je te laisse réfléchir à ce que tu veux leur dire. Tu sais très bien ce qui peut t’arriver si tu leur avoues que tu étais au courant et que tu l’as caché.

Elle ne répondit pas, mais elle pâlissait à vue d’œil, à mesure que la réalité de ce qui s’était passé s’écrasait sur elle.

— Le Sigile des Arcanes sera sans pitié. J’ai peur que tu n’ailles en prison pendant un moment.

Yfris lutta vaillamment contre les larmes et resta droite et fière, malgré les tremblements.

— Je suis désolée, Hadriel, fit-elle. J’ai passé une belle soirée avec toi, malgré… malgré ce qui s’est passé. Tu as été un très bon ami. J’espère que mes actions n’auront pas de conséquences sur ta carrière.

Un sourire amer étira ses lèvres. Pouvait-il lui avouer que ses convictions avaient été ébranlées par une pauvre femme désespérée et son meilleur ami et qu’elle et son frère les avaient faites s’écrouler en seulement quelques minutes ? Hadriel voulait la serrer dans ses bras, lui dire que tout irait bien. Malheureusement, ce serait lui mentir. Demain le Sigile des Arcanes frapperait à sa porte et l’emmènerait. Il la perdrait, comme il avait perdu Bérold. À cette pensée, une idée germa dans son esprit.

Il s’approcha et prit ses mains glacées entre les siennes. Il sourit, d’un air doux et triste. La fureur et le sentiment de trahison avaient disparu. Elle avait accompli son devoir de sœur. Peut-être que ce devoir passait avant les lois ? Une semaine auparavant, c’était un concept inadmissible pour lui. Pourtant, maintenant, il contemplait l’idée de ne pas les respecter. Après tout, elles n’étaient pas si justes, finalement. Yfris et Bérold, le jeune Wyn, la guérisseuse, tous ces gens ne méritaient-ils pas mieux ? La décision s’imposa d’elle-même, inébranlable, une décision qui allait changer sa vie. Il déposa un léger baiser sur ses mains.

— Tu veux vraiment rester avec ton frère ? Tu es prête à tout abandonner ?

Elle hocha la tête, silencieuse.

— Alors j’ai un moyen pour que tu le rejoignes.

Elle sursauta et ses yeux s’agrandirent.

— Prépare un sac. Quelques affaires, c’est tout. Prends des vêtements chauds.

— Que fais-tu ?

— Je t’emmène voir un ami. Il t’aidera à t’enfuir.

— Mais… et toi ? Les gens t’ont aperçu avec moi. Le Sigile des Arcanes va t’interroger et…

— Ne t’inquiète pas pour moi. Prends ce que tu veux emporter. Il faut qu’on quitte cet endroit.

La jeune femme hocha la tête, ragaillardie. Elle grimpa à l’étage, alors qu’Hadriel remettait sa cape et ses gants. Il était en train d’éteindre les flammes, quand elle le rejoignit, entièrement changée et un sac en bandoulière.

Ils quittèrent la maison et s’engouffrèrent dans les ruelles étroites, qui formaient un véritable labyrinthe. Hadriel les connaissait par cœur, car il les avait bien souvent parcourues avec Bérold. En passant près de la place principale, ils s’aperçurent que les festivités avaient été interrompues.

Une dizaine de minutes plus tard, Hadriel frappait à la porte de son ami. Une lumière tremblotante s’alluma puis elle s’ouvrit comme la veille. Bérold écarquilla les yeux en les reconnaissant.

— Hadriel ? Yfris ? Que… ?

— Il faut qu’on te parle. C’est urgent.

Le façonneur hocha la tête et les laissa entrer. La boutique était toujours en désordre : moins d’objets étaient sur les étagères et plus dans les caisses. Yfris, essoufflée, lâcha son sac et s’appuya contre l’un des meubles. Bérold les regarda tour à tour, visiblement perplexe et inquiet.

— J’ai besoin de ton aide, commença Hadriel. Yfris a des ennuis. Il faut qu’elle parte avec toi pour le Bastion du Verre.

— Quoi ? Pourquoi veux-tu ... ?

— Le Sigile des Arcanes a arrêté mon frère pour utilisation de magie élémentaire. Ils vont l’envoyer au Bastion, expliqua Yfris, au bord des larmes.

— Tu as hébergé un mage élémentaire et tu l’as caché ? fit Bérold, stupéfait.

— Bérold, écoute : tu sais très bien que le Sigile des Arcanes fera une enquête approfondie sur Yfris. S’ils découvrent qu’elle l’a dissimulé, tu sais ce qu’elle risque.

— Ouais, répondit Bérold. Évidemment.

— Est-ce que tu peux l’emmener avec toi là-bas ? Dès demain matin ?

Le façonneur les fixa un long moment, les sourcils froncés.

— D’accord. La diligence part dans quelques heures. Avec un peu de chance, elle n’aura pas encore été signalée aux gardes, finit-il par dire.

Puis il se tourna vers la jeune femme et lui prit les deux mains.

— Mais, Yfris, j’espère que tu as conscience que la vie là-bas n’est pas de tout repos. Je ne sais même pas si tu pourras le revoir.

— Si je reste ici, je n’ai aucune chance de le revoir. Je préfère prendre ce risque.

Hadriel poussa un long soupir de soulagement. Yfris, le visage empreint d’une profonde tristesse, le serra dans ses bras.

— Merci, murmura-t-elle.

Il sourit et lui rendit son embrassade. Lorsqu’elle le lâcha, elle paraissait moins pâle.

— Prends soin d’elle, fit Hadriel, en posant sa main sur l’épaule de son ami.

— Ne t’en fais pas. Et toi ? Le Sigile va surement t’interroger, si des témoins t’ont vu avec elle.

— Ne t’en fais pas pour moi. Je ne suis qu’un petit clerc sans intérêt.

Bérold ne paraissait pas convaincu, cependant il n’insista pas davantage.

— Tu peux partir avec nous…

Hadriel secoua la tête.

— C’est gentil, mais j’ai d’autres projets. Je veux juste vous savoir en sécurité et heureux.

Bérold le fixa en silence et ses yeux scintillaient de larmes.

— Et si tu nous faisais de ce thé délicieux, fit Hadriel, avec un air malicieux.

Le façonneur eut un petit rire et tous les trois s’installèrent à l’étage.

Au lever du soleil, c’est le cœur au bord des lèvres qu’Hadriel attendit le départ de la diligence. Il avait observé avec nervosité ses amis montrer leur permis aux gardes. Il surveillait l’endroit de ses yeux acérés, persuadé qu’une brigade de soldats du Sigile des Arcanes allait débarquer et les emmener.

Il put enfin respirer lorsque l’attelage s’ébranla. Il le regarda jusqu’à ce qu’il disparaisse par-delà le pont. Son cœur saignait d’avoir perdu ses amis, mais ces quelques jours avaient aussi créé une nouvelle conviction, le désir que les choses devaient changer.

Ce jour-là, il était en repos. Aussi parcourut-il les rues, envahies par les brumes matinales, et observa-t-il son foyer d’un regard neuf. Combien de personnes souffraient entre ces murs de pierre et derrière ces rideaux, parce qu’ils avaient eu le malheur de naitre dotés de magie ?

Ses pas le menèrent devant la porte de l’auberge de la Rose d’Or qui ouvrait à peine pour le service du petit déjeuner. Il y entra, soulagé de la chaleur qui fit fondre la glace qui l’enserrait. Le froid était particulièrement cruel ce matin-là. Trystan, debout derrière son comptoir, leva les yeux vers lui et sourit. Puis, sans doute à cause de sa pâleur ou de ses yeux rouges, son sourire s’effaça. Hadriel s’appuya au bar.

— Tu aurais quelque chose de chaud ?

— Bien sûr. Va t’installer près de la cheminée. Je t’apporte ça.

Hadriel hocha la tête et traversa la salle déserte. Il déposa sa cape lourde de l’humidité du matin et se laissa tomber sur une chaise. Ses yeux se rivèrent sur les flammes, pour ne plus les lâcher.

Combien de temps resta-t-il ainsi à ressasser ? « Je ne comprends pas », « tu ne comprendras jamais », « c’est mon frère ! »… les voix s’enchevêtraient dans son esprit pour ne faire plus qu’une. Trois sortes de souffrance, différentes et identiques.

Une chaise grinça sur le parquet à côté de lui ; une forte odeur de chocolat monta jusqu’à ses narines, accompagnée d’un parfum de lilas. Il se tourna et rencontra le regard d’Eimhir. Elle sourit et lui tendit une tasse. Devant elle, le même breuvage fumait. Ses cheveux blancs réunis en tresses au-dessus de son crâne étaient piqués de bijoux et de perles ; dans son visage parcheminé, aux traits fins, ses yeux violets brillaient légèrement sous la lueur des flammes. Sa longue tunique, épaisse et beige, recouvrait ses bras, mais il distingua un tatouage bleuté sur son poignet.

— Je crois que tu as vraiment besoin de ce remontant, mon chou.

Hadriel lui prit la tasse des mains et laissa sa chaleur l’envahir.

— Il s’est passé quelque chose.

Ce n’était pas une question. Elle n’avait nul besoin de demander ce qui était évident pour elle. Ses dons de guérison et de sculptrice n’étaient pas les seuls pouvoirs qu’elle possédait.

— Cela valait la peine d’abandonner la pratique de la magie ?

Elle haussa un sourcil.

— Pour moi, oui. Sans fausse modestie, je suis une guérisseuse exceptionnelle. Mais Argentlune et le Duché ne sont plus un bon endroit pour pratiquer la magie.

— Pourquoi ?

— La société est tournée vers l’ordre et la science. La magie est énergie et chaos ; elle fait peur ; elle peut exploser sans que l’on puisse la contrôler ; d’aucuns disent qu’elle a une conscience…

— Une conscience ?

Il s’était toujours intéressé à la magie ; il le fallait bien pour préparer son entrée au Sigile des Arcanes. Mais il n’avait étudié que les manuels de cette institution, prenant leurs mots pour parole d’évangile. Cependant, Eihmir venait d’ouvrir une nouvelle porte sur la magie, différente et fascinante.

Elle eut un petit rire et but une gorgée de sa boisson.

— Je n’y crois pas. Pas encore, tout du moins. J’attends la preuve. Mais la magie fait peur, à raison.

— Alors les lois sont bonnes ?

— Réagir à la peur par l’agression et la violence, est-ce une bonne réaction ? Si la réponse est oui, alors les lois sont bonnes.

Répondre par des énigmes était l’un des passe-temps préférés d’Eihmir. La réponse provoqua des giboulées d’autres questions dans l’esprit du clerc.

— Et si tu me disais ce qui te tracasse vraiment ? demanda-t-elle

— Bérold a quitté la ville. Il rentre chez lui, au Bastion du verre. Il a abandonné, comme toi.

Un autre rire doux.

— C’est vrai, j’ai abandonné. Mais ce n’est pas le cas de Bérold. En tout cas, il n’a pas abandonné ce que tu crois.

Hadriel la regarda avec intensité. Qu’est-ce que cela signifiait ? Se pouvait-il qu’au Bastion du Verre les contraintes soient plus souples ? Le clerc lut la réponse dans le doux sourire de connivence de son amie. Une chaleur engloba son cœur engourdi qui se remit à battre plus fort.

— Que vas-tu faire ?

— J’ai été accepté au Sigile des Arcanes. Je vais devenir arcaniste.

— Intéressant. Tu veux donc appartenir à l’organisation qui détruit les mages à petit feu.

— Tu as dit que le Duché n’était plus un bon endroit pour la magie. Quelles seraient les conséquences si plus aucun mage ne l’utilisait ?

— Ah ! Ça, c’est un mystère. Après tout, les humains n’ont pas créé la magie. Elle est présente depuis la nuit des temps, comme le vent, la terre, l’eau et l’air que l’on respire. Peut-être même la magie a-t-elle créé les humains…

— C’est pour cela que je veux devenir arcaniste… Pour accéder au savoir caché et à la vérité que le Sigile des Arcanes ne veut pas voir. Une fois fait, je démonterai ses certitudes délétères et ses mensonges pierre par pierre.


Texte publié par Feydra, 17 novembre 2023 à 00h37
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