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tome 1, Chapitre 10 « Lyvon (son point de vue) » tome 1, Chapitre 10

— Tu m’écoutes, Lyvon ?

Je relève les yeux sur Varya, habillée de sa longue robe grise de Pääs et hausse un sourcil avant de répondre :

— Oui, dis-je las. Cela fait au moins dix fois que tu me répètes cette histoire…

— Et je trouve ta réaction trop… plate ! Pourquoi ne me soutiens-tu pas plus ?

— En tant que Vaporeux, je ne peux ni te favoriser ni appuyer mon frère. Certes l’attitude de Victor n’est pas des plus galantes, mais je ne peux rien faire.

— Pas même lui glisser deux mots ? C’est ton petit frère, soupire-t-elle.

— J’essayerai, dis-je en me levant. Si tu n’as plus besoin de moi, puis-je y aller ?

— Tu pars donc pour Arvot ?

— Oui. Eide est celui m’ayant mené à ma vie au Suljettu et m’a permis d’accéder à ce poste, je peux bien aller le saluer pour son anniversaire.

— Bien, salue-le pour moi également et amuse-toi bien.

Un sourire ironique se place sur ses lèvres alors qu’elle retourne derrière son bureau et attrape des courriers pour les étudier.

Varya est très complexe comme femme passant d’une humeur à une autre en une fraction de seconde. Nous nous croisions souvent dans les couloirs du Suljettu à Lukita, suivant tous les deux nos cours dans cette ville. Je me souviens que ses grands yeux verts brillaient toujours de cette lueur malicieuse, bien qu’aujourd’hui, enfin depuis la mort de son kumppa plus précisément, elle se soit dissipée de son regard.

J’espère qu’un jour, elle parviendra à redevenir cette jeune femme pleine de rêve et d’insouciance, que son sourire aussi éclatant que le soleil de kesä reprendra vie et qu’elle trouvera simplement son bonheur. Elle le mérite. J’ignore comment définir notre relation : elle n’est pas amicale, mais n’est pas l’inverse non plus. Une sorte d’entre-deux qui fait que lorsque nos intérêts se croisent, nous agissons ensemble.

Je quitte le bureau, adresse un signe de tête à Onän, l’intendant de la Pääs qui daigne à peine me toiser. Cet homme est aussi affable que le laisse entrevoir son regard rougeâtre. Je sais que cette place ne lui sied guère et qu’il préférerait utiliser ses facultés de Traqueurs d’une manière bien plus profitable, toutefois, ce que Varya souhaite, elle l’obtient. N’est pas Envouteuse qui veut et Varya excelle dans son domaine.

Je décide de regagner la petite chambre d’hôtel que je loue lors de mes passages à la capitale afin de préparer certaines affaires pour rejoindre Arvot. Je ne crois pas si Oryne s’y trouve encore, nous ne parlons presque plus dans nos rêves. Le décor neigeux est toujours présent, j’ignore cependant s’il est dû à sa présence dans la région ou à la nostalgie qu’elle ressent d’être rentrée chez elle. Dans tous les cas, j’obtiendrai certainement une réponse ce soir.

Sur le chemin pavé doré, je croise Taner, qui se dirige vers le Palatsi, et son visage s’illumine un millième de seconde en m’apercevant.

— Monsieur de Tehoa, je vous cherchais.

— Vraiment ? À quel sujet ?

— Votre frère aimerait vous voir.

L’idée de faire machine arrière ne m’enchante pas, je l’avoue. Toutefois, je suis bien curieux de savoir ce que me veut mon petit frère. J’invite donc Taner d’un signe de main à avancer avant de le suivre.

— De quelle humeur était-il ?

— Cela vous préoccupe ? se moque-t-il.

— Non, je désire juste comprendre l’importance de cette demande.

— Il était calme, enfin votre frère est un faux calme, il n’est pas toujours évident de saisir ses émotions.

Surtout quand on ne dispose pas de ce don comme moi. Victor me ressemble bien plus que ce qu’il croit, lui aussi aime garder ses sentiments pour lui. Heureusement que je sais les décrypter.

Nous entrons dans le Palatsi et cette fois au lieu de me diriger vers l’aile droite, où se trouve le bureau de Varya, je suis son opposé et m’introduis dans le bureau de mon frère sans manière.

— Lyvon, salue-t-il.

— Victor.

Je m’installe dans le fauteuil face à lui et attends qu’il prenne la parole et m’explique ma présence ici :

— Est-ce vrai ?

— Ça risque d’être compliqué de répondre quand j’ignore le fondement même de la question…

— Tu vas à Arvot ?

— Comment le sais-tu ?!

Il hausse un sourcil et laisse glisser un sourire en coin sur ses lèvres.

— Le Fureteur, dis-je. Oui, je m’y rends, pourquoi ?

— Oryne est toujours là-bas, déclare-t-il en plongeant son regard dans le mien.

Son comportement m’amuse, tout comme cette nouvelle me réjouit au fond. Il y a peut-être une chance pour que je tombe sur elle lors de ce gala.

— Et ?

— Je veux que tu renonces à ce voyage.

La surprise me prend de court et me laisse sans voix un instant avant que je ne réagisse :

— Tu as beau être un Pääs, tu n’as néanmoins aucun droit sur ma vie.

— Lyvon, pourquoi ne la laisses-tu pas ?

— Je n’allais pas la rejoindre, j’y allais pour Eide ! C’est grâce à lui que j’ai cette vie-là et je souhaite simplement aller le voir.

— Elle est partie à cause de toi.

Une gifle aurait été plus agréable. Je secoue la tête et me lève :

— Crois ce que tu veux, frangin. J’y vais pas pour elle et c’est tout ce que tu as besoin de savoir.

J’avance de quelques pas avant qu’il ne dise :

— Si, lors de son retour, elle me confie que tu lui as fait du mal, je n’hésiterai pas à te faire endurer l’Enfer.

Je ricane et me tourne pour maintenir son regard :

— J’y suis déjà, trouve autre chose.

Puis, je quitte le bureau en claquant la porte dans mon dos. La jalousie a dominé toute cette conversation. La mienne et la sienne aussi. Je n’en reviens pas qu’elle m’ait fui ! Pourquoi ?! Je l’effraie à ce point ? Et pourquoi faut-il sans cesse qu’elle se plaigne à mon frère ? Habituellement, je me fiche de savoir qui il côtoie, après tout, nous ne sommes pas assez proches pour que cela m’importe, toutefois, cette fois je ne peux nier que ce soit le cas. J’aimerais qu’Oryne ait la force de venir me parler, qu’enfin elle s’ouvre un peu, comme au début où nous avons commencé à nous voir aveuglément dans nos rêves. Je soupire, passe une main sur mon visage et rejoins d’un pas rapide l’hôtel. Je dois avoir une discussion avec elle, afin de connaître le vrai du faux.

**

Mes pas crissent dans la neige, la nuit est tombée depuis quelques heures déjà et la douce odeur des lilas en fleurs parfume l’air. Je ne suis pas venu dans cette ville depuis de nombreuses années et j’avoue que j’ai le sentiment de la découvrir sous un nouveau jour. Peut-être est-ce dû à un relâchement involontaire de ma part afin de profiter au mieux de cet instant que je trouve trop rare dans ma vie.

À Lukita, nous ne sommes pas attachés à cette tradition de l’anniversaire. La plupart d’entre nous n’avons pas grandi auprès de notre famille et nos représentants préféraient célébrer nos gradations plutôt que nos âges. Une façon de faire comme une autre, je suppose.

J’arrive sur la lucarne, observe la salle de réception depuis les vitres sous mes pieds. Tous ont revêtu leurs plus beaux habits, la pièce est décorée vivement grâce à des ballons et des serpentins. Je repère tout de suite le vieil Eide, que je n’ai pas revu depuis mes quinze ans. Pour un homme de cent-vingt ans, il se tient encore fièrement sur sa chaise, le sourire aux lèvres illuminant son visage ridé et tâché de marques brunes de vieillissement.

Les Anciens vivent bien plus vieux que le reste des Sydäniens. J’ignore si cela à un lien avec le fait qu’ils soient souvent au contact des morts et que ceux-ci leur donnent une sorte d’énergies supplémentaires jusqu’à ce que leurs besognes s’achèvent. D’après les archives que l’on trouve au Suljettu, le plus ancien des Anciens s’est éteint à l’âge de cent-soixante-dix-neuf ans. Je me souviens du choc ressenti lorsque j’ai pris connaissance de cette nouvelle. Que ferais-je jusqu’à cet âge ?

J’avoue que je ne me pose pas la question. Les Absorbeurs ne sont pas connus pour leur extrême longévité, bien au contraire. Nous ne servons que les intérêts de certains et, si nous avons le malheur de dévier de ce travail, il n’y a que la Mort qui nous attend.

— Excusez-moi.

Je sursaute en entendant la voix et me déplace sur le côté afin de laisser la femme entrer dans le Vastaanot avant de suivre le même chemin. L’escalier en pierre brut descend lentement à l’aide de palier et nous aide à nous enfoncer au cœur de la Terre. Arrivé en bas, la musique classique entoure mon être. Je me dirige vers l’Ancien et lorsqu’il me reconnaît son sourire s’agrandit :

— Ça alors ! Le petit de Tehoa ! Tu es devenu un sacré homme !

— Et vous toujours le même avec quelques rides en plus.

Il ricane alors que son regard vert s’illumine d’une mince pointe de tristesse :

— J’ai appris pour le décès de ta mère, je ne pouvais pas venir et je m’en excuse.

— Je suis sûr qu’elle a tout de même senti votre présence à ses côtés, dis-je poliment.

— Elle ne voulait pas ton départ, dit-il, rêveur. Elle aurait aimé pouvoir se sacrifier à ta place… Comme ses parents l’ont fait.

Je suis la direction que m’indique son doigt et tombe sur la silhouette d’Oryne accompagnée de ses deux parents. La robe d’un violet très clair éclaire sa peau hâlée, son maquillage léger renforce la lueur ocre dans son regard sombre. Ses cheveux lâchés ondulent jusqu’à ses épaules et brillent sous les éclats de la lune. Elle est un mélange parfait des traits de ses deux parents tout comme sa sœur.

— Que voulez-vous dire ? dis-je en reportant mon attention sur l’Ancien.

— Que l’amour est une force, surtout dans le cas d’Oryne. Qu’ils se sont dévoués afin de lui offrir une autre vie, mais que le Destin l’a tout de même trouvé… Ses parents n’auraient pas dû rester ici. Son père devait rejoindre son frère et diriger les Protecteurs à Suojja, comme il en a toujours été dans leur famille. Il a accepté d’intégrer les Anciens à la prochaine levée pour préserver sa fille.

— Pourquoi me dites-vous tout cela ?

Son regard accroche le mien et de lointaines paroles me reviennent en tête.

— Ton Destin vient également se rappeler à toi…

— Vous le saviez ?

— Non. Je ne pouvais pas le prévoir. Je savais simplement que ce n’était qu’une partie de ton Destin d’aller au Suljettu.

D’autres personnes s’approchent de nous et je salue le vieil homme avant de m’isoler dans un coin peu lumineux de la salle en cherchant des yeux une certaine demoiselle.

— C’est moi que tu cherches ?

Son souffle chaud caresse ma nuque et je tente tant bien que mal de dissimuler le trouble que sa présence provoque.

— Oui.

— Que fais-tu ici, Lyvon ?

J’aime sa façon de prononcer la première lettre de mon prénom.

— Je suis venu saluer un vieil ami…

— Mr Eide ? Comment le connais-tu ?

— Tu es très curieuse, dis-je en me retournant pour lui faire face.

Un petit sourire malicieux orne ses lèvres avant qu’elle ne désaltère d’une gorgée de sa boisson :

— Je fais simplement la conversation. On dit que les gens apprécient cela.

— C’est vrai, surtout en bonne compagnie.

Ses yeux croisent les miens et ses roues rosissent légèrement :

— Je te retourne le compliment.

— Oryne !

— Paska ! jure-t-elle entre ses dents.

— Tu te caches encore ? Qui es ton ami ?

— Lyvon de Tehoa, le…

— Le frère de Victor ! coupe-t-elle. Tiens donc ! Ilonen, Lyvon.

— Ilonen, madame de Tunteita, dis-je poliment en inclinant le buste.

Je remarque le haussement de sourcil d’Oryne à mes côtés, sans doute à cause de l’utilisation de son nom de famille et un fin sourire se glisse sur mes lèvres.

— Vous êtes charmant…

Elle ose une œillade à sa fille qui fait mine de ne pas la voir alors qu’une mince partie de son être laisse filtrer sa gêne. Sa mère, quant à elle, déborde d’émotion et il m’est facile de comprendre que c’est une Empathe, tant elle irradie.

— Vous rester ici pour plusieurs jours ? s’intéresse-t-elle.

— Je repars demain pour Lukita.

— Oh ! Oryne repart aussi demain, vous devriez venir déjeuner avec nous et vous rendre ensemble au Välittää !

— Maman ! soupire-t-elle.

— Quoi ? Ne pas te savoir seule me rassurerait, Poloni…

Oryne fait un signe de la main en soupirant puis s’éloigne.

— Ne vous en faites pas pour sa réaction, je suis sûre que votre présence lui plairait.

— Je n’en doute pas.

Un petit sourire moqueur s’empare de mes lèvres avant que je n’accepte la proposition et que je rejoigne la demoiselle.

— Ta mère est adorable.

— Elle est envahissante.

— Je l’aime bien. Très différente de toi et ton côté lunatique.

— Je ne suis pas lunatique ! râle-t-elle.

— Vraiment ?

Je peine à cerner ses émotions. C’est incroyable comment elle parvient à se maîtriser alors qu’il nous faut des années pour apprendre à le faire au Suljettu. Sans compter qu’il est quasiment impossible pour nous de ne pas les sentir instinctivement.

— As-tu accepté de venir ? demande-t-elle finalement.

— Oui. Cela te dérange ?

— Non. Ma mère est une excellente cuisinière et puis je n’ai rien à cacher…

— En es-tu certaine ?

Elle ricane, attrape un biscuit apéritif puis croque à pleine dent dedans avant de laisser glisser son regard sur moi :

— J’aime beaucoup cette couleur sur toi… Le gris casse l’air hautain que t’offre le noir.

Je suis surpris, Oryne hausse un sourcil en observant ma réaction. J’adore cette femme-là, enfin, surtout cette facette de sa personnalité. Plus je passe de temps à ses côtés, plus je découvre qu’elle est une multitude d’émotions bien qu’elle tente de les dissimuler.

— Je te retourne le compliment. Cette couleur réchauffe tellement ton être.

— Remercie ma mère, c’est elle qui a déniché cette merveille.

— Je le ferais demain.

J’avance d’un pas, une œillade me suffit pour apercevoir sa réaction épidermique, voir sa déglutition, sentir son parfum de lilas et observer ses pupilles s’illuminer. Ma main caresse son bras et fait tressaillir son corps.

Oryne approche à son tour, quelques centimètres nous séparent, elle inspire profondément, plonge son regard dans le mien puis dépose ses doigts frais sur ma joue.

— Tu as si chaud ? murmure-t-elle.

— Terriblement.

— Dommage, je t’aurais bien emmené au Vesipoutus pour se détendre et se réchauffer…

Un sourire malicieux s’empare de ses lèvres, sa main glisse dans mes cheveux pour ensuite rejoindre mon épaule.

— Je ne crains pas la chaleur, j’ai vécu toute ma vie sous le soleil brûlant de Lukita.

— Nous sources sont bien plus chaudes que tout ce que tu trouveras, lance-t-elle. Je redoute que ton cœur n’y résiste pas.

De toutes mes forces, je tente de déchiffrer les émotions qui émanent d’elle, toutefois, le voile qu’elle maintient sur elles est quasiment impénétrable.

— Peut-être une prochaine fois, reprend-elle.

Elle dépose ses lèvres au coin des miennes avant de s’écarter un fin sourire les couvrant.

— Bonne soirée, Lyvon.

Sa main glisse sur la longueur de mon bras, caresse mes doigts puis laisse un froid qui s’épaissit avec son départ.

Cette femme aura ma peau. Je suis certain qu’elle ignore totalement l’effet qu’elle exerce sur moi malgré mon don d’Absorbeur. Sans difficulté, je devrais inhiber son pouvoir, pourtant, il me semble bien que ce soit elle qui joue de cette force. J’espère que le déjeuner de demain me permettra d’en apprendre plus, quoique je doute qu’elle ne s’amuse de la même sorte devant ses parents. Enfin, l’avenir me le dira.


Texte publié par Tynah, 31 janvier 2024 à 18h58
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