J’entre dans la demeure, retire mes chaussures avant d’entendre les voix de ma sœur et notre meilleure amie depuis le salon. Je suis un peu surprise de les trouver encore réveillées à cette heure, mais me doute qu’elles doivent avoir un millier de questions à me poser sur ce rendez-vous imprévu avec le Pääs.
Un pincement serre mon cœur de ne pouvoir leur confier toute la vérité et c’est d’un pas traînant que je les rejoins puis me laisse tomber dans un fauteuil près de la cheminée.
— Tu as l’air crevée, remarque Lyne.
— Je le suis, avoué-je.
— Comment va-t-elle ? s’enquiert Roxanne.
— Je crains qu’elle ne passe pas la semaine. Adriel était là.
Ma meilleure amie se tortille sur le canapé à l’énonciation du prénom de l’homme qu’elle aime secrètement depuis des années. Les joues légèrement rosies, elle demande :
— Il a apporté des plantes ? Il était seul ?
— Pour que Victor et sa mère aient un sommeil réparateur, informé-je. Et non, il était accompagné. D’un homme.
Son visage se détend après avoir été traversé par un éclair de chagrin.
— Quand est-ce que tu vas te déclarer ? je reprends.
— C’est à peine s’il me connaît, grimace-t-elle.
— Et c’est pas en restant invisible que tu vas arranger les choses, raillé-je.
— On en reparlera le jour où tu tomberas sur un mec, taquine ma sœur.
— À la différence de vous, JE décide d’être seule…
— Hé ! J’ai un copain ! râle Lyne.
— Ouais, chuchoté-je.
— Tu as eu de ses nouvelles ? s’intéresse Roxie.
— Non. Je suppose qu’il veut me laisser profiter de mon wiikonpu.
Je ne suis pas dupe. La pointe de tristesse dans sa voix contredit ses mots, toutefois, je doute d’être la mieux placée pour l’aider à se confier, surtout si ses plaintes concernent Ralphi.
— C’est un bon mec, sourit Roxanne.
Ben voyons ! Je secoue la tête avant d’espérer que personne ne m’ait vue, mais, lorsque je rencontre le regard noir de ma sœur, je comprends mon erreur.
— Quoi ? Vas-y, dit ce que tu as à dire, lance-t-elle en croisant les bras.
— Je l’aime pas et tu le sais, ça ne sert à rien de revenir dessus…
— Et pourquoi ? Qu’a-t-il fait pour que tu le prennes autant en grippe ?
— Je… J’aime pas sa façon d’être, c’est tout. Mais changeons de sujet, je veux pas me prendre la tête avec toi. Vous avez passé une bonne journée ? Comment c’était dans le monde des humains ?
— Tu aurais dû venir ! s’exclame ma sœur. Les boutiques ont mis de nouvelles collections…
Détournement de conversation réussi. D’une oreille distraite, j’écoute le déroulement de leur journée en agitant de temps à autre la tête pour marquer un faible intérêt. Je suis tellement fatiguée que les bâillements s’enchaînent alors que Lyne hausse un sourcil :
— On t’ennuie ?
— J’ai pas beaucoup dormi…
— Tu as encore rêvé de lui ?! m’interrompt-elle.
Inutile de tromper ma sœur, elle le sentira immédiatement.
— Oui.
— On en est à trois mois, non ? questionne Roxanne. Un record comme relation, ricane-t-elle.
— Ahah, grincé-je. J’aimerais surtout retrouver des nuits de sommeils complètes.
C’est un mensonge car en réalité, j’aime sa présence, mais je ne veux pas qu’elles renchérissent sur ce sujet.
— Ce n’est pas ce que disent tes yeux, lance Lyne une moue taquine sur les lèvres.
— Je pense que ce tour dans le monde des humains a détraqué ton radar à émotions, répliqué-je.
— Tu te défends pas mal pour une importunée, renchérit Roxanne hilare.
Je tente de dissimuler un sourire en levant les mains devant moi et déclare :
— J’arrête cette conversation. Vous êtes toutes deux de mauvaise foi.
— Jumalauta ! C’est la susceptibilité qui se fout de l’impassibilité ! Paska Oryne ! Je vais mourir de rire !
Les larmes perlent aux yeux de ma sœur alors qu’elle n’arrive plus à cesser de rire. Entraînées par cette joie contagieuse, Roxanne et moi explosons à notre tour, réchauffant ainsi l’atmosphère et chassant de nos cœurs les contrariétés des derniers instants.
— C’est la meilleure blague de ma vie, se calme enfin Lyne.
— Ravie de te distraire, dis-je en essuyant mes larmes.
— Bon, ce n’est pas le tout, mais nous avions un cadeau à t’offrir, lance Roxanne.
— Ah oui, j’ai failli oublier !
Elle attrape un cabas à ses côtés et en sort un sac en papier avant de me le tendre. Je l’ouvre et en sors un attrape-rêve aux plumes rose dégradant vers le violet avec une chouette peinte dessus.
— Qui sait, peut-être que ça empêchera à l’inconnu de venir déranger tes rêves, déclare-t-elle avec un fin sourire.
— Merci.
Je l’enlace, son parfum sucré chatouille mon nez alors que ses bras s’enroulent dans mon dos et qu’elle murmure à mon oreille.
— Tu sais que je serais toujours là pour toi, hein, Poloni ?
L’utilisation de mon surnom rend ma déglutition difficile alors que j’agite la tête positivement.
— Oui, chuchoté-je à mon tour, les larmes aux yeux.
**
Roxanne est partie en fin d’après-midi. Avec Lyne nous l’avons accompagnée au välittää qui la reconduira jusqu’à Suojaa, la ville où elle travaille. Les au revoir ont été difficiles comme à chaque fois, mais le rendez-vous est donné pour le mois prochain et cette pensée suffit à évincer la tristesse qui nous a toutes traversées.
Lyne a quelque peu hésité avant d’elle aussi retournée à Herkkä, la Capitale. Elle ne souhaitait pas que je rentre seule, toutefois, elle ignorait que c’était le mieux à faire.
Je n’ai rien dit sur ce qui m’attend ce soir. J’ai protégé le secret, bien que ma sœur ait soupçonné quelque chose tout au long de la journée. J’ai caché cela avec leurs départs, qui me mettaient le vague à l’âme. Cette excuse a suffi à apaiser ses craintes. Je retourne dans ma chambre, le calme, devenant soudainement trop bruyant à mes oreilles, retire mon bracelet et laisse quelques larmes s’échapper de mes yeux.
Le chagrin qui noie mon cœur a besoin de s’évader avant qu’il ne m’attire avec lui dans les sombres tréfonds de mon esprit. Ce jour n’est pas idéal pour plonger dans cette partie de moi muselée depuis des mois. D’un geste distrait, je caresse les plumes de l’attrape-rêve avant de m’abandonner au sommeil, qui je l’espère sera bienfaisant.
Le parfum épicé rattaché à l’inconnu imprègne mon être. Son souffle, un mélange de menthe et de nicotine chatouille la peau de ma gorge et hérisse tous les poils de mon corps. J’entends sa respiration résonner à mes oreilles, à moins que cela ne soit la mienne, devenue erratique par notre proximité. Toutefois, je tente de reprendre mes esprits, dissimulée dans la pénombre qui nous entoure. Je ne cache pas mon désir d’enfin voir son visage, et, pour combler l’atroce attente qui me ronge, je glisse mes mains le long de sa mâchoire piquante par sa repousse de barbe.
Aveuglée par mes émotions, par ce qu’il me fait ressentir, et surtout par l’obscurité, je m’efforce de graver cette folle passion dans mon cœur avant qu’elle ne m’échappe.
Tout mon être est tendu, avide de découvrir davantage de lui, de ce qu’il provoque en moi. Son pouce longe ma bouche et je l’entends hoqueter. J’ignore si c’est de plaisir ou de regret, mais j’opte pour la première lorsque ses lèvres se posent au coin des miennes.
— Tu m’as manqué, chuchote-t-il.
— Vraiment ?
— Oui. J’aime ces rendez-vous clandestins.
— Parce que tu ne me vois pas ?
— Parce qu’ils illuminent ma journée…
Son nez longe ma joue alors que son souffle hérisse tous les poils de mon corps et qu’il susurre à mon oreille :
— Et que la chaleur de ton être réchauffe mon âme…
Je ne peux retenir un éclat de rire devant son ton mielleux. Sans y penser, comme si nous étions de vieux amis, ma main frappe son torse.
— Combien de filles croient à ce baratin ?
— Toutes, se défend-il.
— Pas très malines…
C’est à son tour de ricaner.
— Je préfère ça, commente-t-il.
— Quoi donc ?
— T’entendre rire, t’entendre moqueuse, ça te va mieux que l’air morose que tu avais à mon arrivée…
— Ça n’a pas eu l’air de te déranger, cinglé-je.
— On dit que les câlins sont remplis d’endorphine, j’ai simplement voulu te rendre service.
De nouveau j’explose de rire.
— Il y a un dicton chez les humains, j’ai l’impression qu’il me met sur une excellente voie avec toi…
— Ils en ont beaucoup. Lequel précisément ?
— Femme qui rit, à moitié dans ton lit…
— N’importe quoi !
Pourtant, l’inconnu n’a pas tort : je suis à deux doigts de craquer et m’abandonner à ses baisers et ses caresses.
— Et si jamais j’en garde un mauvais souvenir, je pourrais toujours me réconforter avec l’idée que c’est un rêve, ricané-je.
— Outch !
Mais au lieu de s’éloigner de moi, il préfère laisser courir son haleine mentholée sur ma peau alors que je me débats en riant.
— Merci, murmuré-je.
— Pourquoi donc ?
— Si j’illumine ta journée, sache que tu viens d’égayer la mienne.
— Avec plaisir.
Ce sont ses dernières paroles avant que je ne le laisse là, au milieu de mes songes et que mes yeux s’ouvrent péniblement sur la réalité.
Je prends quelques instants pour tenter d’ancrer dans ma mémoire cet échange, le silence des lieux me permettant de revivre ce moment presque entièrement. Il me semble de moins en moins difficile de noter certains détails, de me souvenir de son parfum, sa musculature ou sa voix grave.
À contrecœur, je quitte mon lit et observe la nuit qui s’est installée dans le pays. L’heure est venue pour moi de rejoindre Victor.
Dès l’instant où j’entre sous la douche, un malaise s’installe dans mon être. Le goût du regret flotte sur ma langue et ne me quitte pas, même lorsque je quitte ma maisonnette. À chaque pas, d’abord ceux qui me mènent au välittää, puis ceux jusqu’à la demeure de mon ami, une boule grossit au creux de mon ventre et rend ma respiration compliquée. Si mon estomac n’était pas vide, il rendrait volontiers mon dernier repas sur les marches blanches de la résidence.
Une main au-dessus de mes lèvres pincées, j’entre dans la maison silencieuse, seuls les claquements de mes talons résonnent contre le carrelage et brise cette atmosphère paisible. Le Pääs m’attend devant la porte de la chambre, son visage est partagé entre le soulagement et la tristesse. Je l’enlace et son parfum boisé chatouille mon nez.
— Comment se sent-elle ?
— Fatiguée… J’ai renvoyé tout le monde afin que ceci reste un secret…
— Merci.
Nous entrons dans la pièce où le souffle rauque d’Aurora me parvient.
— Tu dois me laisser seule avec elle, indiqué-je.
— Mais, si jamais…
— Ça va aller, mais je ne peux risquer de t’impliquer.
— D’accord.
Victor s’avance vers elle, lui chuchote quelques mots et baise tendrement son front avant de venir m’enlacer.
— Merci, Oryne.
— Ne me remercie pas, Victor. Ce que je vais faire est horrible.
— Non, à mes yeux c’est noble et surtout salvateur pour elle.
Il embrasse ma joue et sort de la pièce. Doucement, je m’approche d’Aurora et m’installe sur la chaise à côté du lit.
— Oryne, murmure-t-elle.
Sa voix parvient à briser une infime partie de moi dont j’ignorai l’existence. Je me maudit d’être là, avec elle en cet instant si crucial.
— Aide-moi, souffle-t-elle, une larme s’échappant de ses yeux.
Elle est à peine consciente. Les lèvres pincées, je retire mon bracelet et le mets sur la table de chevet. Sa main se pose sur la mienne. Sa fragilité me percute. Je me retiens. Focalise mon attention sur tout et n’importe quoi. L’odeur du citron qui flotte dans l’air, la lueur de la lune jouant à travers les nuages, et tente de ne pas me laisser anéantir par ma faculté. Aurora ne mérite pas que je la fasse davantage souffrir.
Lentement, tout dans mon être bouillonne. Je vais craquer. Alors, je tiens sa main tendrement et me laisse envahir. Je ressens l’Amour, puissant et véritable. Celui qu’elle a éprouvé pour son mari qu’elle espère retrouver au Kuolleiden.
L’émotion s’efface de son être, puis laisse place à la joie d’avoir passé la journée avec son fils. Au milieu, la déception et les regrets se font également discrets tout en étant présents. J’avale aussi ces sentiments, les larmes aux yeux. La reconnaissance pointe son nez, envers moi, pour ce geste. Rien ne m’échappe.
Puis après tout cette gratitude, la douleur ronge mes entrailles et soulage la Connaisseuse. Son chagrin trop longtemps contenu s’y mélange et mon corps ne le supporte plus. Mes muscles s’affaissent, tout me fait mal et m’oblige à me recroqueviller alors que mes mains se crispent et qu’un cri à m’en déchirer les poumons brise le silence de la pièce pour se répercuter contre les murs dans un bruit assourdissant. Je ne suis plus qu’une masse informe et impuissante.
La respiration d’Aurora devient lente avant de s’éteindre définitivement. Je dépose mon front contre sa main et m’effondre en larmes. J’évacue sa tristesse, sa joie, sa force pour ne devenir qu’une poupée de chiffon, traversée par un raz de marrée d’une vie d’émotion. La Connaisseuse a vécu des expériences riches, certes certaines étaient empreint d’amertume, mais la plupart étaient rempli de bonheur.
Un bonheur que je lui ai volé et qui me hantera à jamais.
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