Le silence apaisant s’impose dans la pièce et me permet de réfléchir posément, contrairement à la fin de journée qui sera plus animée. Lyne et Roxanne sont parties dans le monde des humains très tôt dans la matinée, me laissant ainsi le loisir de vaquer à mes occupations plutôt qu’à traîner les pieds dans des boutiques qui ne m’intéressent guère. Je sais qu’elles me rapporteront un petit cadeau, comme à chaque fois que je refuse de les accompagner.
J’ignore comment elles peuvent apprécier la ville qui borde notre frontière ainsi que les vêtements qu’elles doivent porter pour s’y rendre. Tout est si maussade en comparaison de notre pays. Le manque de verdure est mon principal reproche. Ici, même sur le territoire de Lukita, il y a des forêts à foison. Certes, les arbres de l’ouest sont secs, mais leurs grandes feuilles jaunes protègent du soleil et offrent une pincée merveilleuse à la région.
Un sourire se place sur mon visage lorsque je repense à mon fou rire du matin :
« Paska ! Je n’arrive pas à l’attacher ! » râle ma sœur.
« Je suis tellement compressée ! » geint Roxie, les mains sur sa poitrine.
Alors qu’elles semblaient en mauvaises postures, je ne parvenais pas à m’arrêter de rire, les larmes coulaient sur mes joues tandis qu’elles juraient dans notre langue. Je suis consciente qu’elles devaient – et doivent encore – être mal à l’aise, toutefois, voulant jouer les bonnes « humaines », elles avaient décidé de réellement suivre les coutumes. Idée que je trouve intéressante, mais également grotesque.
Contrairement à cette population, nos tuniques ne nous étouffent pas et sont aussi fluides qu’une brise sur notre peau. Nul besoin de maintenir ou cacher notre poitrine, tout est conçu pour la liberté et non entraver notre corps. Nos Habilleurs excellent dans leurs domaines et je regrette que les humaines ne puissent pas connaître une sensation pareille.
La minuterie du four interrompt mes pensées et je vérifie la cuisson avant de la relancer encore quelques minutes. Je lave mes ustensiles et les dépose dans l’égouttoir lorsque trois coups retentissent contre ma porte d’entrée. Surprise, j’essuie mes mains, me dirige vers celle-ci à pas de susi1 et écoute le moindre bruit provenant de l’extérieur.
— Ça sent toujours bon chez toi !
Je sursaute et me tourne rapidement, mon cœur ayant eu un raté. Sur la chaise que j’occupais un instant plus tôt se trouve Taner, tout sourire, un biscuit entre les doigts.
— Perkele! Taner ! Qu’est-ce que tu fiches ici ?!
— Je ne peux pas résister à tes Keksits avec leurs pépites de chocolat ! Un régal !
Il croque dans le cookie et lâche un murmure de satisfaction.
— Délicieux !
— Pourquoi tu es là ?
Il sort de sa poche une enveloppe que je reconnais immédiatement. Je détourne le regard et m’avance vers la baie vitrée du salon en soupirant.
Taner en plus d’être l’Intendant de Victor est un Fureteur appartenant à la même faction que moi, les Brumeux. Son travail est plus exaltant que le mien, bien que plus dangereux également. Sa faculté lui permet d’accomplir des missions qui demandent une grande discrétion.
Il ne faut pas se fier à la première impression qu’il transmet, il cache encore plus de secret que tout les habitants du pays. Tout chez lui trompe pour l’aider à accomplir son travail sans que personne ne le soupçonne. Beaucoup pensent qu’ils peuvent lui faire confiance en apercevant sa tenue bleu et grise, sans se douter que sa véritable faction n’est pas celle qu’il affiche publiquement. Grâce à cela, il excelle dans son domaine. Le seul qui peut lui vouer une entière confiance est Victor.
— Ory ?
Je me retourne vers lui et m’approche pour prendre le courrier que j’ouvre sans ménagement. Je déglutis et repose la lettre sur la table.
— Dis-lui que j’arrive dans une heure, le temps de me préparer.
— Bien… Est-ce que ça va ?
Je plonge dans son regard aux teintes kaki et hausse les épaules.
— Une convocation sans explication, donc je l’ignore…
— Victor n’a pas spécialement exprimé que je fasse attention comme lors de certaines missions, je suppose que ça doit pas être si grave, tente-t-il de me rassurer.
— Je l’espère…
— Tu veux qu’on y aille ensemble ?
— Et pour la réponse ?
— Sappi2, ricane-t-il. Il n’avait qu’à dire que c’était urgent.
Je secoue la tête en souriant, son caractère ne doit pas rendre ses retours d’expéditions aussi évidents que les miens, que je présente avec clarté, sans une once de doute dans ce que j’énonce. Néanmoins, si Taner est au service de Victor depuis près de quatre ans, je présume qu’il exécute son travail avec soin et que mon ami sait se satisfaire de cette audace.
— Je suppose que tu veux un teetä avec tes keksits ?
— J’ai cru que tu ne le proposerai jamais…
Je lève les yeux au ciel et me dirige dans la cuisine, Taner dans mon dos.
— Pourquoi tu as fait tous ces gâteaux ?
— Lyne et Roxie sont là pour le wiikonpu et comme je déteste rester à ne rien faire…
— Mais tu es seule là, non ?
— Elles sont parties dans le monde des humains, leur retour est prévu en fin de journée.
— Oh ! Tant mieux pour moi.
Il m’offre un sourire de toutes ses dents en reprenant un biscuit alors que je secoue la tête.
— Un vrai gamin, chuchoté-je.
Pourtant, sa présence me rassure et m’allège l’esprit. Une moue discrète se place sur mon visage alors que je le remercie mentalement d’être venu aujourd’hui, même si c’est pour m’apporter une mauvaise nouvelle. Le temps passé avec lui suffira peut-être à contre-balancer ce que Victor va me demander. Je l’espère en tout cas.
**
Ma gorge se noue alors que je retiens les larmes que je sens affluer à mes yeux. Le poids du silence dans la demeure m’ensevelis. La détresse jaillit de tout les employés de Victor et Aurora dans chaque coin de la maison. Mon souffle se coince un instant, mon ventre se tord. veux fuir ce lieu marqué par la tristesse.
Pourtant, je suis Taner dans un silence religieux à travers les différents couloirs et m’arrête devant la porte de la chambre de la Connaisseuse.
— Victor est avec elle, chuchote l’Intendant. Si tu as besoin de quoique ce soit, fait moi appeler, d’accord ?
J’acquiesce alors qu’il me laisse seule. Je me sens soudainement petite, les membres tremblants, je pousse la porte qui me semble peser quinze tonnes. Victor est au chevet de sa mère, comme me l’a dit Taner. Ses épaules tressautent, je devine avant de sentir la tristesse qui coule et ensevelit son être. Mon ami lève ses yeux vers moi, rougit par ses larmes longuement tombées.
— Ory, murmure-t-il.
Je m’approche et dépose une main sur son omoplate en signe de soutien. Les mots ne parviennent pas à franchir mes lèvres. Je m’agenouille et l’enlace. Son parfum boisé chatouille mes narines et je lutte de toutes mes forces pour ne pas craquer devant lui.
— J’ai besoin de toi…
— Tout ce que tu voudras, dis-je en plongeant dans son regard bleu.
— Empêche-là de souffrir. Je t’en supplie…
Mon souffle se bloque dans ma trachée tandis que mes yeux s’ouvrent en grand. Tout, j’aurais fait tout ce qu’il désirait. Sauf ça. J’en suis incapable.
— Je… Je ne peux pas. Ne me demande pas ça…
— Tu sais que je peux t’y obliger…
— Tu m’avais surtout promis !
— C’est de ma mère qu’on parle !
Le don des Exauceurs fonctionne dans les deux sens : ils peuvent aussi bien réaliser certains souhaits que les leurs. J’ignore à quel point cette faculté est développée chez Victor, la loi nous interdit de nous servir de nos capacités néfastes, et nous nous étions promis, lui et moi, de ne jamais le faire.
Je suis blessée qu’il me menace dans un moment si tragique. Je comprends que l’état de sa mère le préoccupe et qu’il aimerait la laisser partir dignement, cependant, il ne cherche pas à me convaincre, seulement à combler un désir personnel et peut-être égoïste. Je croise son regard embué de tristesse, mais déterminé.
— Je peux pas.
Je me relève et quitte la pièce d’un pas rageur. Dans le couloir longeant les différentes chambres du foyer, mon mal de ventre s’accroît. Je n’en reviens pas ! Depuis cinq ans que nous nous connaissons, je n’avais jamais vu cette lueur dans les yeux de mon ami. La délicatesse, la douceur de Victor n’est même plus à prouver, mais cette nouvelle facette de lui m’effraie. Je m’arrête devant le diffuseur d’huile essentielle qui parfume les lieux d’une odeur citronnée, pose mes mains sur la table et inspire profondément.
Il ignore totalement ce qu’il me demande. Il ne sait pas que je vais sans doute plus blesser Aurora qu’autre chose. Si jamais je me loupe, son état sera irrémédiable et pourrait durer des années. Je ne désire pas ça. Je ne souhaite pas le revivre, surtout avec une personne que j’affectionne énormément.
J’étouffe. L’odeur du fruit me donne mal à la tête et je rejoins l’extérieur afin de prendre une grande bouffée d’air frais.
La nuit est tombée et les étoiles éclairent le firmament, une brise se glisse à travers mes cheveux et m’offre un frisson désagréable. Si seulement le ciel pouvait avoir les réponses à mes questions. S’il pouvait m’aider à prendre une décision et que celle-ci soit juste… Si Aurora pouvait me dire ce qu’elle désire… À cet instant, j’aperçois la lune rose demi-pleine et les larmes perlent à mes yeux.
Et Victor dans tout cela ? Sa demande tourne dans ma tête, et bien qu’au départ, je l’ai jugé ingrat, la douleur, leurs douleurs, je peux les comprendre. Aurora s’éteint à petit feu, son corps la fait souffrir, sans compter son esprit qui doit la tourmenter, partagé entre ce monde et celui d’après. Un simple filet, qui s’amenuise chaque seconde, la retient avec nous et j’ignore si elle s’accroche ou si quelque chose l’empêche de partir.
Mon ami, épuisé, abattu et impuissant face à cette situation, réagis avec impulsivité. Il veut seulement que sa mère soit soulagée, qu’elle s’éteigne avec légèreté et humanité.
Je pense à mes parents, à la réaction que j’aurais s’ils venaient à vivre le même cauchemar qu’Aurora. Aurais-je la force de les accompagner jusqu’au dernier instant ou demanderais-je à mon plus proche ami d’agir pour leurs biens ? Mais rien. Je ne ressens rien, cette question reste vide de réponses. Au fond, Victor fait preuve d’un certain courage avec cette requête, toutefois, je ne pardonne pas sa menace.
Il sait que je déteste l’utilisation de mon don, qu’il a des conséquences, pour moi ou la personne face à moi. Je glisse une main sur mon visage, inspire profondément, puis soupire. Une main se pose sur mon épaule et je crie en me retournant.
— Taner, dis-je la main sur le cœur. Je ne t’ai pas entendu.
— C’est un compliment, s’amuse-t-il. As quoi penses-tu ?
Sa tête penchée sur le côté me donne l’impression qu’il sonde mon âme. Je m’installe sur un banc, mes yeux scrutent le jardin faiblement éclairé par des lampes solaires alors que je réfléchis sur la meilleure façon d’exprimer ce que je ressens :
— J’ai une décision difficile à prendre.
— Que te dit ton instinct ?
Je tourne la tête vers lui, un sourire contrit sur les lèvres. La question remue quelque chose en moi, car c’est bien la première fois qu’on me demande mon avis.
— Je ne sais pas. Je dois réfléchir.
Nous observons des Défenseurs, reconnaissables à leurs tenues brodées d’or et de vert, entrer dans la demeure puis voyons Victor en sortir, abattu.
— Tu sais pourquoi ils sont là ?
— Victor requiert l’aide de quiconque pourra soulager sa mère, même dans ses rêves, m’indique l’Intendant.
Mon regard croise celui du Pääs et plante une lame dans mon cœur. Je me lève, avance d’un pas, puis, considérant qu’il est à bout, je le rejoins et l’enlace.
— Je suis désolé, je n’aurais jamais dû te demander ça, chuchote-t-il.
— Pourquoi l’avoir fait alors ?
— C’est ma mère, dit-il en ancrant ses yeux aux miens. Je refuse qu’elle souffre pour sa dernière journée… Je veux qu’elle parte paisiblement…
Je soupire et pince les lèvres. Même si je ne sais que peu de choses sur les émotions, mes pensées m’avaient bien menée sur le bon chemin le concernant.
Les deux Défenseurs sortent, l’air de leurs visages en dit long sur la tristesse qu’ils ressentent. Je reconnais Adriel, l’amour impossible de Roxanne, qui me salue d’un signe de tête que je lui rends avec un sourire poli.
— Nous avons fait notre maximum, indique le second homme.
— Je vous remercie, déclare Victor.
— Je crains cependant que la nuit soit longue pour elle comme pour vous, reprend le Gardien. Nous vous préparerons des herbes pour faciliter votre sommeil.
Mon ami acquiesce tandis que les deux autres hommes se retirent après une inclinaison du buste. J’attrape tendrement sa main et murmure :
— Passe la journée de demain avec elle, fais-la rire, rappelle-lui à quel point tu l’aimes…
Les larmes montent à mes yeux et je déglutis afin de les retenir.
— Je viendrai en milieu de soirée, je l’aiderai.
— Oryne, je sais que c’est beaucoup te demander…
— Non, coupé-je. Non, tu ne le sais pas. Mais je le ferai.
— Pourquoi ?
Je hausse les épaules pour toute réponse et m’écarte de lui avec un faible sourire.
— À demain.
Je m’éloigne et une fois seule, les larmes trop longtemps contenues s’échouent sur mes joues. Le choix que je viens de faire est difficile, je ne retirerai aucun plaisir de cet instant, je le sais. Pas comme ma sœur, Roxie, Taner ou Victor peuvent en ressentir lorsqu’ils agissent avec leurs capacités. Personne ne sera heureux par mon geste. Pas même moi.
Je retourne à l’intérieur pour récupérer ma veste, les employés de Victor restent courtois bien que tous affichent cette identique lueur de tristesse dans les yeux, ce qui fait naître une pointe de culpabilité dans mon cœur. L’habit entre les mains, je m’échappe de ce lieu avant de m’effondrer devant tout le monde.
Une silhouette se détache de ce décor, par son costume sombre d’abord, puis par sa taille. Quand tous me semblent courbés, lui se tient droit, un éclair de fierté brillant dans son regard azur, plus clair que celui de Victor. Nos yeux se croisent une fraction de seconde, imperceptiblement ses sourcils se froncent alors qu’instinctivement je serre dur comme fer le bracelet ornant mon poignet. Cette réaction m’étonne tandis qu’un frisson parcourt mon échine. Je quitte la maison l’esprit brumeux, le ventre tordu d’appréhension par ma décision et de ce qui va en découler par la suite.
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