Scribe fut encore sujet à un autre de ces clichés, qu’il détestait tellement : le mauvais pressentiment. Pour sa défense il ne suivait pas un pseudo-sixième sens mais plutôt un raisonnement logique.
Il aurait été tellement mieux que le capitaine Antoine Stadin soit d’astreinte ce soir-là. A l’instar du capitaine Friegel se chargeant du commandement effectif des miliciens, Stadin lui s’occupait des troupes de choc. La création de cette subdivision de la milice remontait à quelques années. On lui attribuait les interventions à risque comme l’arrestation de suspects particulièrement dangereux. Et Gregor entrait évidemment dans cette catégorie.
Stadin était ancien militaire de haut rang, froid, calculateur, impitoyable, et surtout compétent.
Son lieutenant Francis De Hermien n’inspirait pas la même confiance. Malheureusement il fallait s’en contenter cette nuit.
Les raisons de la répulsion de beaucoup envers ce lieutenant, se résumaient en trois mots : confrérie de l’écu. Il s’agissait d’un club privé d’aristocrates nostalgiques avec lequel De Hermien serait allé jusqu’à coucher, si cela était techniquement possible.
De cet amour platonique découlait chez cet officier une vision du monde comprenant d’un côté les sang bleus, et de l’autre les gueux.
Le pire est qu’on ne pouvait même pas donner une leçon à ce salaud, du fait de ses talents d’épéiste.
Un autre problème persistait à son sujet. Sa vision simpliste du monde se reflétait dans ses stratégies.
« Bon notre homme est un excellent combattant. Donc ne prend pas de risque. Le moindre geste suspect vous faites parler la poudre. »
Le reste du plan contenait dans l’ordre défonçage de la porte, et le déploiement. Il y avait tout de même une petite subtilité sans doute issue de l’enseignement de Stadin. Simultanément à cette entrée en force le quatrième membre devait pénétrer dans la chambre en rappel par la fenêtre.
« Les autres resteront en retrait dans leur carriole, et se tiendront prêt à ouvrir la voie lorsque nous déposeront le prévenu au quartier général. »
Par « les autres » il fallait entendre le trio de nuit, qui en ayant levé le lièvre bénéficiait du droit de participer (ou plutôt d’être présent) lors de cette opération. Car l’intolérance du lieutenant ne se limitait pas à la caste. Elle s’étendait aux professions
Selon De Hermien : « Dans cette ville lorsque les gens ont un problème ils appellent les miliciens. Et quand les miliciens ont un problème, c’est nous qu’ils appellent. »
Une façon élégante de dire que les troupes de choc avait la plus grosse. Présentement les apparences donnaient raison au lieutenant. Ses subordonnés étaient tous impeccables avec leurs plastrons scintillants, et figés comme des statues.
Chez les simples miliciens, c’était nettement moins brillant. Eux aussi avaient eu droit pour l’occasion à des plastrons mais de second choix.
Si Scribe demeurait à peu près présentable là-dedans, Luth du fait de son gabarit ressemblait à une espèce de tortue avec ses membres émergeant à grand peine. Quant à Hazart sa silhouette avachie gâchait tout.
La différence s’étendait au niveau de l’armement. Les troupes de choc bénéficiaient du double dragon. Ce fusil dont les proportions le situait entre l’arquebuse et le pistolet constituait une sacrée innovation.
Il était équipé de deux canons, et donc pouvait enchaîner un second tir immédiatement. Le projectile au lieu de la bille de plomb habituelle, était de forme cylindrique finissant par une pointe. Sa capacité de pénétration y gagnait beaucoup.
« Des questions ? » conclut De Hermien.
« Ce ne serait pas mieux d’utiliser le passe de l’auberge au lieu du bélier ? » Se hasarda Scribe.
Face à cette audace les membres des troupes de choc sortirent de leurs pétrifications, et orientèrent leurs regards vers le milicien.
L’officier ne lui accorda même pas cette attention lors de sa réponse :
« Non un mouvement de clé risquerait d’être trop lent et bruyant, et de nous faire perdre l’avantage de la surprise. »
De Hermien ne se soucia même pas de l’effet de ses éclaircissements, puisque d’un claquement des mains il donna le signe de départ des opérations.
Ses hommes retournèrent à l’état animé en un clin d’œil, et remplis d’énergie.
Hazart les regarda partir avec envie. Pourquoi n’avait-il pas droit de se marrer lui aussi ?
Il lui arrivait parfois de jouer également aux cartes.
Or lire dans le jeu de l’adversaire pendant une partie de carte, ne se limitait pas forcément à des calculs de probabilité. Parfois il s’agissait de percevoir le ressentit sur les visages. Or Scribe dégageait une angoisse particulièrement sombre. Pas l’incertaine du genre : « Est-ce que ça va me tomber de dessus ?», mais plutôt la fataliste « Quand ça va me tomber dessus ? »
Hazart disposait à présent d’une carte intéressante. Encore fallait-il la jouer judicieusement ?
Si Luth l’engueulait de temps à autre à propos de sa fainéantise et de son inconscience, son sergent l’ignorait complètement. On lui avait refilé un fumiste. Il s’en contentait, et le mettait à l’écart autant que possible.
Heureusement que Hazart avait toujours eu un style de jeu inventif. Il s’approcha de Luth, et lui murmura à l’oreille :
« Dis donc il tire méchamment la gueule le chef. »
Comme prévu sa collègue plutôt vive d’esprit comprit la situation. De plus elle aussi ne sentait pas trop les troupes de choc sur ce coup.
Alors elle se pencha sur son chef d’équipe, et lui balança la phrase sacrée, celle que tôt ou tard on finissait forcément par entendre :
« Scribe t’es pas un soldat. T’es un milicien »
Malgré l’épuisement, malgré cette foutue nuit de dingue touchant à sa fin, malgré son angoisse , le sergent saisit la subtilité contenue dans ces mots. Les conséquences allaient le conduire très loin.
**************
Quel idiot osait prétendre, qu’il existe une justice sur terre !
De Hermien pourrissait la vie des gens en général, et de ses confrères en particulier depuis des années. Or son arrogance allait se retourner contre lui juste l’espace d’un instant et par personnes interposées.
Même en tenant compte de sa formation il faudrait un instant à Gregor pour se réveiller. Qui le mettrait en retard sur le premier homme à pénétrer dans la chambre, et le pointerait de son double dragon. Voilà sur quoi se reposait principalement la stratégie du lieutenant.
Tout se joua effectivement sur de simples instants. L’instant nécessaire au milicien d’élite pour localiser son adversaire. Ce dernier parfaitement réveillé et renseigné par le bruit de la porte, le devança d’une coupe de sabre. Le plastron se fendit comme du papier. Son détenteur prostré bloqua ainsi ses collègues à une exception près.
L’exception en question surgit par la fenêtre un instant après la frappe du sabre.
Cet instant suffit à Gregor pour le prendre de court. Il se rua dessus, et lui fit retraverser la fenêtre en sa compagnie. Le soldat en utilisant sa victime comme amortisseur put deux étages plus bas se redresser immédiatement et s’enf... faire face à un nouvel obstacle.
Scribe était plus un homme de savoir que d’action. C’est pour cette raison qu’il savait que le meurtre commis par Gregor n’était pas prémédité. Sinon pourquoi avait-il parlé de sa visite à ses confrères ? Pourquoi s’était-il montré si longtemps à visage découvert dans cette auberge ?
Quant à sabre dorgien ce ne devait être qu’un hasard. Sûrement un souvenir de guerre que Gregor portait sur lui afin d’assurer sa protection. Et si le meurtre était à peu près « propre », on le devait à son expérience militaire.
Après avoir abattu son propre père suite à une impulsion, on trouvait difficilement le sommeil. Donc la tactique de De Hermien basée sur l’effet de surprise n’était pas fiable.
C’était cette perspective, qui perturbait tellement Scribe. A cela s’ajouta le rappel de Luth.
La croisée étant un territoire particulier, les méthodes des miliciens allaient donc de même. Celui qui se contentait de suivre les consignes, ne faisait jamais long feu de toute façon.
Alors le trio ne se résigna pas devant le désastre annoncé, et rejeta leur place assignée.
Gregor aussi fort qu’il puisse être, ne viendrait tout de même pas à bout à lui seul de quatre hommes de l’équipe de choc. Par conséquent il perdrait ou fuirait. Dans le deuxième cas de figure le trio de nuit pouvait encore arranger les choses ou au moins réduire les dégâts.
Une tentative de sortie par la porte de la chambre, se solderait forcément par un échec avec De Hermien et deux de ses hommes juste derrière. Par contre la fenêtre demeurait praticable. Alors Scribe et ses subordonnés se concentrèrent uniquement sur cette hypothèse.
Ce qui nous amenait à cette situation : Gregor relevant la tête face à trois pistolets.
Scribe demeurait serein. La situation était trop défavorable à Gregor. Il ne tenterait rien.
Hazart en était nettement moins sûr. Il reconnut chez le suspect le même regard qu’il voyait dans sa glace tous les matins : celui d’un homme au bout du rouleau, d’un homme que rien n’était en mesure de faire peur.
Il ne se rendrait pas. Le milicien le sentait. Alors il fit feu.
Hélas il n’était pas le seul à avoir l’esprit affûté. Gregor anticipa sa réaction, et releva le membre de l’équipe de choc.
Le pauvre après la chute dû donc encaisser cette salve. Son plastron l’y aida un peu, mais pas suffisamment.
Encore une fois il fut question d’instants. Un instant de trouble chez Luth et Scribe ne pouvant plus atteindre leur cible désormais.
Un instant que Gregor mit à profit pour charger le sabre au bout de son bras et son bouclier improvisé dans l’autre.
Entre un songeur et et un fainéant, l’instant suivant revint à Luth. Instinctivement elle se reporta sur son autre arme.
Elle eut tout juste le temps d’interposer son épée face à l’assaillant. Hélas un sabre dorgien ne se bloquait pas, il se déviait. En tous cas si on désirait survivre à l’attaque.
L’épée céda, le plastron céda, la chair céda. Luth était à terre dévoilant derrière elle, Scribe.
Gregor entama une nouvelle coupe à son encontre. Paradoxalement l’instant de retard du sergent joua en sa faveur. Car il avait encore son pistolet dans la main.
Une simple pression du doigt figea le guerrier d’élite. Il baissa juste les yeux, et regarda le trou dans son ventre avec indifférence.
Enfin Scribe put examiner l’homme, qu’il avait traqué toute la nuit.
Il réalisa alors que Gregor était nu. Avant de s’allonger il avait ôté ses vêtements, mais gardé son sabre à portée de main ! Sûrement un réflexe de soldat.
Des muscles bien dessinés sans graisse pour les encombrer, comme on pouvait s’attendre d’un guerrier.
Par contre aucun énergie de se lisait sur son visage totalement éteint, bien qu’il ne soit pas encore mort.
Étrangement Scribe avait presque souhaité cette situation. Car cet enquêteur conservait encore quelques déductions au fond de son crâne. Si Gregor n’était pas venu au départ à Ranlorn dans l’intention de tuer son père, que cherchait-il alors ? Le connaître ? Lui confier son vécu au front ?
Et comment en était-il venu à le tuer ?
Gregor après s’être construit l’image d’un père idéal, n’avait pas pu supporter le tas d’alcool et de gras aigri dans cet établissement sordide ? Simon ne lui avait montré aucune affection ?
« Gregor. » Commença à dire le sergent d’une voix douce.
Les lèvres du vétéran de guerre s’ouvrirent. Allait-il enfin savoir ? Au lieu d’une réponse un crachat de sang en sortit.
Au final Scribe n’aurait même pas entendu le son de la voix de Gregor. Malgré cette nuit de traque il ne demeurerait qu’un criminel anonyme parmi tant d’autres.
Si cela écœurait quelque peu le sergent, Hazart se demandait mi-amusé mi-inquiet quelle conséquence aurait sa nouvelle connerie. Tirer sur un collègue même accidentellement ce n’était tout de même pas rien.
Quant à Luth, elle connaissait la musique : un soigneur réveillé en pleine nuit, et peut-être la survie.
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