« Et là je lui ai dit : je ne marche pas, je roule. » Conclut le vieil Albrecht avec son sourire édenté.
« C’est drôle. » Confirma Luth.
« On est obligé de passer par ce genre de fadaise ? » Répliqua à son tour Hazart.
Suite à ces paroles Albrecht afficha une mine de chien battu. Il y tenait vraiment à son image de mendiant cul-de-jatte fantasque et amusant, même si elle ne trompait plus grand monde.
Sans doute s’était-il un peu trop pris au jeu ?
Comment parvenait-il pour être encore intact au milieu d’une rue du Dortoir en pleine nuit avec son écuelle remplit de piécettes ?
Des contacts avec la pègre ? Un arsenal caché dans sa caisse ? Un arrangement privilégié avec la milice ?
En fait Albrecht faisait tout à la fois. D’ailleurs c’était son truc de manger à tous les râteliers.
Il y avait vingt ans lorsque la guerre sans fin battait son plein, on décréta que la production d’armes était réservé à l’armée.
Des petits malins se mirent alors à pratiquer la contrebande. Albrecht comptait parmi eux.
A leur grande satisfaction une forme de contrôle des armes à feu, perdura jusqu’à l’époque actuelle. L’état établit également une taxe touchant toutes les types d’arme afin de s’assurer d’un certaine main-mise sur la population.
Puis lorsque sa bande subit de plein fouets les toutes nouvelles concurrences des sénéfrois, et de la Fraternité, Albrecht n’avait ni vraiment lutté, ni vraiment trahit. Il s’était juste enfui avant l’hécatombe finale en emportant un petit stock et quelques contacts.
Depuis il écoulait tranquillement son arsenal bas de gamme aux canailles roannniennes, qui en toute logique le laissaient en paix. Quant aux gros revendeurs, ils se désintéressaient de ce gagne-petit. Les miliciens eux fermaient les yeux voir le protégeaient en échange d’un tuyau de temps à autre.
C’était d’ailleurs la raison de la venue du trio de nuit. Parce que sinon ses anecdotes n’étaient effectivement pas terribles.
Alors qu’Albrecht s’offusquait, Scribe lança un regard à son confrère, qu’on pouvait traduire par « ferme ta gueule. ». Curieusement cet infatigable provocateur obéit, du moins à sa manière. Si on lui refusait le droit de foutre la merde, à quoi bon participer ? Hazart se retourna carrément ne prêtant plus aucune attention à la conversation.
Luth poursuivit l’entretien comme prévu. Après tout c’est elle qui à la demande de son sergent, avait dégoté cet informateur.
« Désolé pour Hazart. » Commença-t-elle histoire d’arrondir les angles.
«Hazart ? » Répéta Albrecht dubitatif.
« Il est bon aux dés. »
« Et ça vous sert à quoi un joueur de dés ? »
« A rien. »
Suivi alors un silence complice. Les amabilités étant effectuées, il était temps d’entrer dans le vif du sujet.
« On cherche des lames dorgiennes. »
« C’est rare. On ne peut en dégotter que dans la Barricade, et encore à proximité de la ligne de front. Ces endroits sont isolés, et sous hautes surveillances. Alors ça ne facilite pas la contrebande. »
« Il y en a bien, qui s’en servent dans les environs ? »
Scribe fut lui-même surpris par sa propre interruption, surtout qu’elle contenait de l’agressivité.
Bien que perturbé aussi Albrecht en professionnel expérimenté, reprit son exposé tranquillement :
« Quelques assassins usent des lames dorgiennes. Elles sont bien plus tranchantes que les nôtres. Attention quand je dis assassins, je parle du haut de gamme. Pas l’abruti, qui embroche encore et encore sa victime jusqu’à ce qu’elle tombe.»
Face à cette annonce Scribe passa d’excité à renfermé. Luth reprit alors la direction de l’entretien.
« Et dans la Croisée personne ne vend du dorgien ? Les écarlates par exemple. »
« C’est pas parce qu’ils sont sénéfrois, que ces fumiers ont forcément des contacts dans la Barricade. » Expliqua Albrecht en laissant échapper une certaine rancœur contre ses anciens ennemis. « Leur trafic d’armes est essentiellement local. »
Ils passèrent en revue quelques autres gangs sans plus de succès. Il n’y avait donc rien de plus à ajouter. Quoique Albrecht ne partageait pas tout à fait ce point de vue.
« Bon alors, qui régale ? » Demanda-t-il alors que les miliciens s’apprêtaient à partir.
Luth jeta quelques pièces dans l’écuelle. Ce fut le drame.
« Vous vous moquez de moi ! » Cracha presque Albrecht. « Pour mes renseignements je veux du consistant. »
« Tes renseignements ! Tu ne sais pratiquement rien. »
Alors que Luth négociait, qui est-ce qui ne foutait rien ? Perdu il s’agissait de Scribe curieusement amorphe. Hazart lui au contraire agit.
« C’est ma tournée. » Annonça-t-il en se penchant avant de murmurer à l’oreille de l’informateur.
Albrecht après une écoute attentive, dit à haute voix :
« Pourquoi te croirais-je ? T’es un joueur. Tu sais forcément bluffer. »
Étrangement cette réplique réjouit Hazart.
« C’est à toi de voir. Tu préfères jouer la sécurité ou relancer ta mise ? »
L’homme prudent que Hazart avait perçu en Albrecht, les laissa alors partir sans faire d’histoire, toutefois après avoir eu droit à un second chuchotement.
Une fois la marche reprise le milicien-joueur n’afficha même pas un air mystérieux. Apporter des éclaircissements sur ses messes basses ne lui effleurait pas l’esprit non plus.
Son supérieur ne lui en tint pas rigueur. Il était trop obnubilé par la baffe, qu’il venait de se prendre.
Ainsi c’était censé être l’œuvre d’un professionnel : un meurtre au beau milieu de la rue. Bien sûr ! Et le logis de Simon contenait un coffre rempli d’or.
Scribe devait bien le reconnaître. Il ne comprendrait jamais rien aux bas-fonds de la Croisée.
« C’est tout ! » S’exclama Hansel en soupesant la boulette d’opium dans le creux de sa main. « Je t’ai filé dix pièces. »
« Tout augmente de nos jours. » Répondit le trafiquant allongé sur son fauteuil en riant de sa propre plaisanterie.
L’homme à ses cotés en bon sous-fifre le suivit dans le rire. Ce devait sans doute être sa fonction. Puisque l’autre sbire dans la pièce préparant les boulettes, resta de marbre.
Seule une personne ne respectait pas ses attributions. En tant que petit drogué des rues, Hansel était censé baisser la tête et s’écraser. Or il serra les poings, et fixa du regard son trafiquant.
« Il y a un problème ? » Demanda-t-il d’un ton ne suggérant pas tellement une question.
Ce gosse rachitique allait-il comprendre où était sa place ? Son complice Lucas ne préféra pas attendre la réponse.
« Tout va bien. On part. » Dit-il en tirant Hansel dans le couloir.
Le colosse surveillant l’entrée parvint à leur ouvrir tout en insufflant du mépris dans ce geste serviable à la base. Il suffit d’un regard accompagné d’un hochement du menton.
Lucas eut une sacrée sueur froide. Un type vendant de la drogue aussi ouvertement dans sa propre maison, était certainement capable d’y tuer quelqu’un juste pour l’avoir ouvert un peu trop.
Heureusement Hansel sut se contenir jusqu’à l’extérieur. Là il sombra dans un de ses délires faits d’insultes et de théories très imagées sur l’hygiène intime du trafiquant. Lucas lui s’en moquait. Ils avaient leur opium. Il manquait juste un coin tranquille où le fumer, et tout irait bien.
Soudain Hansel eut une de ses crises où il pensait avoir une idée.
« Y en marre de filer mon argent à ce salaud. Il ne cache même pas sa drogue. On n’a qu’à se servir. »
Que des paroles en l’air, rien d’inquiétant à première vue.
« On repasse maintenant. Ils ne s’y attendront pas. » Ajouta-t-il en brandissant une fusion de métal et crasse, qui avait été un couteau autrefois.
Là ça devenait un peu trop concret. Lucas décida, qu’il était temps de le calmer.
« Tu surprendras peut-être le costaud à l’entrée. Mais après il en restera encore trois. »
Que répliquer face à cette logique élémentaire ? Hansel s’y essaya, et comble de la malchance y parvint.
« Je connais un éclopé pas loin, qui vend des armes à feu en douce. Lui j’arriverais à me le faire. Après on se sert dans son stock. Ensuite on revient un pistolet dans chaque main, abat tous ces connards, et se retrouve couvert d’opium. »
Hansel n’attendit même pas l’approbation de son collègue. Il accourait déjà en direction de son projet.
De son côté Lucas ne le sentait vraiment pas. Rançonner un petit vieux ou faucher sur un étal passait encore. Là il s’agissait de tuer quelqu’un.
La valeur d’une vie se situait bien en-dessous d’une livre d’opium selon les critères de Lucas. Toutefois un meurtre risquait d’attirer l’attention de la milice, voir des complices de la victime dans le cas échéant. En admettant que Hansel soit capable de mener cette tâche à bien.
Le moment n’était-il pas venu de quitter cet inconscient ? Non car à part le manque, la chose que craignait le plus Lucas était la solitude. Être seul dans la rue faisait de vous une cible facile, trop facile. Et puis le côté casse-cou de Hansel n’avait pas que des inconvénients. Lucas se contentait généralement de faire le guet pendant leurs coups, et était par conséquent relativement peinard.
Alors il suivit Hansel en espérant… une prise de conscience, une autre idée moins foireuse…
C’est une fois arrivé sur place que le miracle se produisit.
« Il y a trois miliciens avec lui ! » Annonça Lucas en cachant sa joie. « On dégage. »
« Non. » Répondit fermement Hansel.
Qu’est-ce qui lui prenait ? Son audace avait ses limites, comme dans la maison du trafiquant auparavant. Pourquoi choisissait-il maintenant de les franchir ?
« Je crois que celui qui vient de se retourner, nous a vu. » Annonça Lucas.
Même cette perspective ne fit pas renoncer son complice. Il changea de rue et d’angle de vue.
Puis après une longue observation déclara :
« J’ai un plan. »
Pile le genre de mots que Lucas détestait entendre dans sa bouche. Pourtant le plan en question ne ressemblait pas aux précédents. Il était simple sans être stupide. Peut-être que Hansel venait d’avoir réellement un coup de génie ? Qui sait après tout il arrivait qu’un agneau naisse avec cinq pattes.
Le dernier obstacle à ce projet à savoir la milice, finit par partir. Il était temps de se lancer.
Lucas s’approcha maladroitement du mendiant. Il éprouvait encore certaines réticences.
Cet éclopé crasseux ne représentait pas une menace à première vue. Justement il en subsistait peut-être une deuxième, qui échappait à Lucas.
« Qu’est-ce tu veux ? » Balança brutalement Albrecht.
Ce gamin n’avait pas une allure de donateur, plutôt de quémandeur.
«Vous … avez pas...froid. »
Entre les bégaiements et la tremblote de son interlocuteur, il parut évident au vieux mendiant, qu’il se tramait un sale truc. Lors de son second murmure Hazart avait précisé le nombre des guetteurs. Où était le deuxième ?
Albrecht suivit la direction d’un coup d’œil involontaire de Lucas, et vit alors le complice s’approcher subrepticement un couteau à la main. Juste détourner l’attention, ce n’était pas si difficile. Lucas n’y parvenait même pas.
Albrecht saisit la dague dissimulée dans sa manche gauche tout en se levant d’un bond. La surprise dépassa quelque peu Hansel, qui se retrouva avec la gorge perforée.
Les bras usés d’Albrecht mirent quelques instants avant de ressortir la lame un peu trop enfoncée. Des instants que Lucas pourrait mettre à profit pour attaquer ou fuir. Lorsque le mendiant se tourna dans sa direction, le pauvre gamin n’avait pas bougé d’un pouce, pétrifié par la peur.
Albrecht considérait avoir suffisamment marqué son territoire avec Hansel gargouillant à terre. Alors il baissa son arme, et eut ses mots :
« Tu vas faire deux choses gamin : partir, et changer de pantalon. »
En regardant Lucas s’en fuir Albrecht réalisa, qu’il n’avait pas fait preuve d’une telle générosité depuis… probablement jamais. Ensuite il songea à Hazart. En scrutant les alentours négligemment il avait repéré le manège de ces deux coupe-jarrets de pacotille, et offert ses observations en guise de paiement.
Pourtant tout le monde savait que les miliciens n’étaient pas capables de retrouver leur cul même avec une torche et une carte.
Il faut croire, que c’était la nuit des miracles.
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