Ce salon était charmant. Mais pour une fois, la décoration, aussi raffinée soit-elle, devenait le cadet de mes soucis. Je voulais avancer, et rester dans ma chambre n'allait certainement pas m'aider. Je m'installais sur un des fauteuils et je fis face à Aphrodite et Belladona. Pendant une fraction de seconde, je ne pus m'empêcher de m’émerveiller face à la déesse de l'amour. J'avais du mal à réaliser que je me trouvais face à elle. Elle était, pour moi, une entité intouchable, décrite dans les récits mythologiques. Elle fut désormais si réelle à mes yeux, avec sa tasse de thé entre les mains et son tendre sourire. Belladona ressemblait, elle aussi, à un être totalement irréel. Je me demandais encore si je n’étais pas en train de rêver.
— Pourriez-vous m'en dire plus sur qui je suis?
Aphrodite fixa un instant Belladona. Était-ce si compliqué de savoir qui j’étais? En me levant, j’avais senti que quelque chose avait changé en moi. Devant la glace, je m’étais observé durant un long moment. Ma peau semblait plus claire, luisant presque d’une lueur dorée. J’eus l’impression qu’elle devenait légèrement irisée. Ma chevelure se trouvait plus volumineuse et plus rousse que jamais. J’étais persuadé d’avoir gagné quelques centimètres de hauteur. Mon corps avait changé, mais sans doute était-ce une hallucination de ma part.
— Tu es une reine d’un royaume féerique, qui a dû lutter contre des êtres cauchemardesques, qui a fui son pays pour son bien, du moins, c’est ce que tu croyais.
Je fixais Aphrodite qui accepta de me répondre, après quelques secondes d’hésitation. Je penchais la tête sur le côté. J’aurais fui mon pays, pour son bien. Apparemment, cela n’avait pas eu l’effet escompté, le Pays d’Argent était envahi de toute part, de même pour les autres contrées. En quoi mon absence aurait pu sauver ces terres?
Une brûlure intense parcourut ma poitrine. Je me souvins d’un seul coup de ce qui s’était passé avec le serviteur, de ce cauchemar qui envahissait mon esprit tout entier. Je n’étais plus moi-même. Aloysius me l’avait dit, j’étais maudite. Était-ce pour cela que j’avais fui ma patrie? Pour préserver mes habitants de ma propre déchéance?
Comme si elle lisait dans mes pensées, la déesse afficha une moue triste.
— Tu as été victime de la malédiction de la Reine Cauchemar.
Sa voix tressaillait, empreinte d’un sentiment troublant. Ses yeux lumineux s’éclaircir de quelques larmes qui troublèrent sa vue. Je m’en voulais, je n’arrivais pas à comprendre totalement pourquoi. Mon esprit s’alourdit de questions qui s’amoncelaient à la porte de ma conscience. Je me levais pour me poser à côté d’Aphrodite. Elle plongea son regard dans le mien et sans crier gare elle me serra dans ses bras. Cela m’avait surpris, mais son contact se révélait doux et apaisant. Un parfum de rose émanait de sa chevelure. Ce parfum de rose qui avait embaumé mes rêves si fréquemment.
— Nous n’avons rien pu faire, cette malédiction te transforme de jour en jour en l’une des leurs. Ici, ta peine est ralentie, mais tu ne peux rester ainsi éternellement...
Ma gorge se noua à mesure qu’elle parlait. Elle me serrait pour m’apaiser. Je sentais qu’elle faisait de son mieux pour atténuer ce mal qui me rongeait. Mais il était encore trop fort. La colère, le désir de vengeance, mêlé à la honte, tout cela tourbillonnait dans mon esprit. J’arrivais à peine à retenir ce flux qui dansait dans mon âme. Je croisais son regard. Elle semblait paniquée. Voyait-elle ce que je contenais avec peine?
Elle ferma un moment les yeux et posa sa main sur ma joue. Une vague de chaleur se propagea sur ma peau, apaisant mon esprit progressivement. C’était si reposant, si doux, j’avais l’impression de sentir à nouveau le clapotement de l’eau à mes pieds et le doux parfum de la rivière. Ryuko avait fait quelque chose de similaire sur moi, lorsque j’étais au plus mal, peu après mon arrivée.
— Ne t’en fais pas, nous allons trouver une solution.
J’opinais doucement, encore capturée par ce rêve éveillé. Devant mes yeux, des images défilaient. Je voyais un paysage que je n’avais jamais perçu jusqu’alors, dans aucun de mes rêves. Comme un songe enfoui depuis bien trop longtemps. Un vaste ciel étoilé, dont je percevais la queue de la Voie lactée, m’enroulant avec légèreté en diverses constellations, la Grande Ourse, Callipso, le serpent. La mer à l’horizon s’étendait à l’infini, le doux ressac des vagues me berçait. Un chant clair se fit entendre, au loin, comme si il venait des étoiles.
L’ombre, tapie dans mes veines, reculait progressivement à mesure que je me fondais dans le décor. Je ressentais la brise du vent, l’éclat des astres célestes, le mouvement des vagues, si régulier. J’étais chaque goutte d’eau de cet océan, chaque mélodie que le vent entonnait, chaque étincelle du ciel constellé.
Puis je sentis une main sur mon épaule et en une seconde, je revins à la réalité.
— Atarillë...
Je clignais des yeux, encore hébétés. Un voile trouble se posait sur ma rétine, s’estompant à mesure que je retrouvais mes esprits. À nouveau me voilà dans le salon rococo.
— Qu’as-tu vu, jeune reine?
La voix fluette de Belladona m’interpella. J’essayais alors de lui décrire cette fabuleuse vision. Je revoyais cette valse céleste et cette éternité d’azur qui tourbillonnaient devant mes prunelles. La jeune femme ouvrit de grands yeux, fascinée par ce que je lui racontais. Aphrodite attrapa, quant à elle, une pâtisserie qu’elle grignota, bouchée, par bouchée, m’écoutant silencieusement. Je me frottais la nuque, songeuse.
— Ce paysage fantasmagorique, on dirait une vision d’un ancien temps.
Belladona me regardait d’un air incrédule.
— Un temps qui n’est pas révolu, juste oublié par la plupart. Le temps des premiers âges. Seules les entités cosmiques ont pu contempler ce fabuleux tableau, renchérit Aphrodite.
— Je ne suis pas une entité cosmique, pourtant je l’ai vu...
C’était quoi la suite? J’étais comme Adam, le super héros dans Marvel, qui était tellement puissant qu’il en stoppait Thanos? Bon il fut aidé dans les comics, c’est vrai, mais quand même. Je recommençais à perdre pied. Aphrodite me regardait d’un air amusé, elle devait lire en moi comme dans un livre...
— Ta famille est très ancienne, ta mère est une tempestaire, fille d’entités ayant participé à la création du climat de la Terre. Ton père est un être féerique.
Je penchais la tête sur le côté, puis je regardais mes mains. Elles avaient l’air normales pourtant. Ma peau était peut-être un peu plus diaphane qu’à l’accoutumée. Hybride, mon être, mon esprit serait un métissage, entre l’univers et la féerie. Quelque chose résonnait en moi. Cette fois, l’envie de comparer cette situation à un quelconque film ou support de la pop culture ne me vint pas à l’esprit. Une vague d’énergie circula sous ma peau, comme une électricité statique qui dansait de façon cyclique à travers mes veines.
— Je croyais que tout ceci n’était qu’un conte...
— Tu as voulu croire ça pour ne pas voir la vérité en face, je te l’ai toujours dit pourtant.
J’ouvris grand les yeux. À ce moment, le ton de sa voix m’était particulièrement familier. Une vague sensation de douceur, un parfum ancien, de gant en cuir et de robe en flanelle...Serait-ce possible que depuis tout ce temps… ?
Je plongeais mon regard dans le sien et un franc sourire apparut sur ses lèvres.
— Et oui ma petite, crois-tu vraiment qu’on allait laisser une souveraine seule sur Terre?
Des larmes de joie glissaient sur mes joues. Je me jetais dans ses bras. Très vite, je sentis son étreinte rassurante et son sourire qui ne la quittait pas.
— Ma chère enfant, tu as parcouru un long chemin, mais ce n’est pas terminé.
Je me redressais et pendant une fraction de seconde j’eus l’impression de voir Aphrodite sous la forme qu’elle avait empruntée pendant si longtemps, pour veiller sur moi. Je commençais petit à petit à comprendre. J’avais fui pour préserver ce monde de ma malédiction. Mes proches avaient fait en sorte que je ne sois pas seule. Malgré toutes ces épreuves, je fus soutenue tout le long. Et je leur suis totalement reconnaissante.
— Merci, d’avoir veillé sur moi, alors que j’ai fuis...
— Tu étais désemparée, nous n’allions pas te laisser isolée.
Je poussais un long soupir. J’étais toujours désemparée, mais cette fois j’étais prête à chercher toutes les solutions pour extirper ce mal de mon être.
— Que puis-je faire pour changer tout ça?
Je vis le visage d’Aphrodite s’éclairer en un instant. Avalant une dernière friandise à la couleur proche de la crinière flamboyante d’une licorne, elle attrapa une serviette pour enlever les miettes pailletées du coin de sa bouche pour ensuite s’exclamer avec toute sa verve et son excitation digne d’un Sherlock Holmes élaborant un plan pour découvrir le meurtrier de madame Pomfresh.
— Déjà, il faut absolument que tu te faufiles dans les Archives des Enfers.
Belladona arqua un sourcil. Elle semblait tout aussi perplexe que moi à cette idée. Ereshkhigal, déesse infernale ô combien effrayante, m’en avait refusé l’accès. Belladona prit la parole.
— Hmm, ces Archives sont farouchement gardées, on fait comment?
Belladona venait de poser une excellente question. Je me demandais sincèrement quelle horrible créature devait garder les lieux. Un dragon à mille têtes? Un monstre aux mille prunelles, pouvant scruter chaque recoin des archives, comme ceux qui gardaient le jardin des Hespérides? Ou pire encore?
Aphrodite secoua vivement la main.
— Tu plaisantes, jeune fille? Rien n’est plus facile que déconcentrer l’Administration!
— L’Administration?
Non…
Ce sont des Vogons qui gèrent les Archives?
— Oui, les Zélons, comme on les nomme dans le milieu. Ce sont des esprits qui n’ont pas encore reçu l’appel vers une autre vie. Leurs âmes sont purifiées, prêtes à partir des Enfers, mais quelque chose les retient. Souvent, ce sont des êtres qui à l’origine, étaient très protocolaires. Alors les dieux des enfers les embauchent pour tenir les Archives.
— En quoi l’Administration peut empêcher quelqu’un d’entrer en ces lieux?
— Oh, c’est très simple, si tu n’as pas le bon formulaire, avec le bon tampon administré par la bonne divinité pour ta requête très précise, concernant un seul document des archives, tu ne rentres pas.
— Et je dois trouver quel document, précisément?
— Tout ton dossier. Une des sœurs des Hespérides t’a vu et m’a prévenu d’un fait, avant ta fuite. Tu as laissé des documents là-bas.
— Et j’ai réussi à faire ça dans la précipitation, en suivant le protocole?
— Non, tu l’as fait à ta manière, si j’ose dire. Depuis tu n’es plus la bienvenue dans ces lieux. Tu comprends, un dossier ouvert sans tampons et documents attesté, cela a fait faire un malaise à un des Zélons qui étaient responsables, ce jour-là, de la surveillance.
— Je vois. Donc on fait comment?
— Je vais détourner leur attention, le temps que tu retrouves ce dossier.
Me frottant la tête, j’essayais de comprendre dans quel pétrin j’étais en train de me mettre. J’allais devoir affronter des maniaques de l’administration. Cela dit, cela allait me changer des horreurs indicibles de la troupe des Cauchemars.
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