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tome 1, Chapitre 13 « Le chemin d'obsidienne » tome 1, Chapitre 13

Cela faisait des heures qu’ils marchaient. Le paysage hallucinant du pont suspendu offrait une éternité de randonnée à ceux qui désiraient explorer les enfers. Le ciel obscur se trouvait à peine éclairé par quelques étoiles et les astres cousus à cette toile d’encre. En bas, une mer de nuages engloutissait les fondations du pont. Aloysius n’appréciait guère l’endroit. Cette structure se révélait beaucoup trop en hauteur, dévoilant des lignes courbes de granit noir qui se perdaient dans l’horizon. Au loin, on pouvoir percevoir le pont qui se séparait en plusieurs voies, menant à une multitude de chemins.

Sur le vaste passage suspendu au-dessus du vide, passaient de multiples êtres: fantômes, figures décharnées à tête de cerf, Hespérides d’anthracite, hommes vautours, âmes en peine et bien d’autres figures défilant ça et là, se dirigeant vers leur destination.

Devant le mage, marchaient d’un pas décidé Aphrodite et Belladona. La déesse de l’amour semblait également mal à l’aise, contrairement à la nouvelle venue qui marchait aisément dans cet environnement à l’odeur de musc sauvage et de poison distillé.

— Bon, il faut quand même avouer que c’est moins lugubre que certaines zones des enfers, s’exprima Aphrodite, et au moins, il n’y a plus ces lourds d’huma..Aaaah!

À cet instant, un ban de fantômes humains frôla dangereusement la déesse en ricanant.

— Je retire ce que j’ai dit.

— Donc, on doit chercher les autres dieux de la mort, dit Aloysius d’un ton las, ignorant ce qui venait de se produire. Vous connaissez le chemin, j’espère ?

— Moi je le connais, s’exclama la jeune femme

— Au fait, c’est quoi ton petit nom? demanda Aphrodite avec un sourire, tout en remettant sa chevelure en place.

— Je m’appelle Belladona, je suis l’esprit d’une plante empoisonné, si l’on peut dire

— Oh, intéressant.

Aphrodite détailla quelque peu la jeune demoiselle. Sa peau légèrement violine possédait des reflets nacrés au niveau de ses tempes. Toute sa silhouette s’exprimait en rondeurs et elle portait en tout et pour tout qu’une toge blanche, ainsi qu’un pendentif représentant un flocon de neige argenté. Elle marchait pied nu, d’un pas leste et léger. Aphrodite murmura et la toge blanche de Belladona se métamorphosa, prenant des couleurs de coucher de soleil, se parant de bijoux argentés, de ceintures de soie brodée de perles. À ses bras, des bracelets retenaient des voilages aux couleurs de l’hiver. S’arrêtant net, la jeune demoiselle aux cheveux de crépuscule s’observa, avant de se tourner vers la déesse de l’amour.

— Oh, merci pour la tenue. À vrai dire je viens d’arriver donc je n’avais pas pensé à me trouver quelque chose de plus convenable.

— Il vaut mieux,surtout pour rencontrer les dieux, certains sont très tatillons sur la mode, répondit Aphrodite avec un sourire taquin.

— Comme si, en cette situation, on avait que ça à faire, persifla Aloysius

— Il faut prendre le temps de penser à ce genre de chose, au contraire, répondit Aphrodite d’un ton étonnamment sérieux, si on ne pense qu’à la guerre et à ses conséquences, on s’enfonce.

Le mage haussa les sourcils, ne sachant pas quoi répondre à la réplique de la déesse. Il soupira et se contenta de continuer de marcher. Belladona continua de les guider, suivant les bifurcations hallucinantes et les portails apparaissant çà et là. Aloysius peinait à suivre tant cela partait dans tous les sens. À première vue, le chemin d’obsidienne était lisse, courbé au-dessus des amas de nuages cotonneux. Mais en réalité mille directions s’offraient à eux et il fallait un minimum s’y connaître pour ne pas se perdre. Ainsi ils traversèrent des passages colorés, des grottes, revinrent une fois ou deux sur le pont pour ensuite reprendre un portail apparaissant en une seconde devant eux.

— Où as-tu appris à connaître aussi bien les sillons tortueux des enfers, jeune fille? demanda Aphrodite, qui elle aussi, suivait comme elle le pouvait la fleur incarnée

— J’ai un parcours assez atypique. J’ai beaucoup voyagé, on va dire.

— Du genre les Terres hivernales?

— Comment savez-vous ça?

— Ton joli flocon en est le témoin.

— Ce n’est pas vraiment...Enfin, avançons, nous devons trouver Perséphone. Elle sera la plus facile à contacter en premier lieu. Elle est souvent dans les jardins des Hespérides.

Aphrodite n’eut pas le temps de répondre que Belladona prit un nouveau portail, les incitant à la suivre, avant d’arriver dans une nouvelle salle aux mille parfums envoûtants. Sans prévenir, leur guide posa sa main pâle sur un gigantesque cristal qui apparut devant eux. Il mesurait facilement trois mètres et fermait le passage, empêchant quiconque de se faufiler. Alors qu’il affichait un blanc des plus laiteux, le cristal vit sa couleur progressivement devenir violette au contact de Belladona. La couleur devint de plus en plus intense, se parant d’étoiles, de galaxies, dansant et s’entrelaçant dans le minéral. L’image se mut et laissa place à une plaine dorée, recouverte de pommiers portant dans leurs feuillages d’ocre des pommes d’or. D’un geste lent, la demoiselle plongea sa main qui traversa le cristal.

— C’est par ici.

Aphrodite et Aloysius se regardèrent un instant puis s’avancèrent vers la porte minérale qui venait de s’ouvrir. Ils le traversèrent, sentant une sensation de fourmillement à travers leur corps.

— Ce n’est jamais agréable ce genre de portail, vraiment…, lâcha Aphrodite qui regardait désormais autour d’elle.

Le paysage était merveilleux. Un ciel aux mille camaïeux de nuances d’or et de carmin offrait une luminosité douce et éthérée. Le soleil semblait figer sa course, cachant une partie de son astre sous l’horizon. Le crépuscule était maître en ces lieux. L’herbe tendre brillait d’une nuance vert émeraude, les arbres étaient grandioses. Leurs troncs de cuivre affichaient des visages souriants, des corps de jeunes filles lascives, tendant haut leurs branchages de feuilles d’or. Il n’y avait visiblement pas que des pommiers, mais aussi des cerisiers, mûriers, mais surtout, une vaste plantation d’orangers parfumait les lieux d’une senteur acidulée.

— Cela me rappelle le sud de la France, dit la déesse de l’amour, tout en levant le nez en l’air pour mieux en saisir le parfum.

— Vous connaissez cette région sur Terre? demanda Belladona

— Oui, on va dire que j’ai dû y résider quelque temps.

Belladona haussa les sourcils, perplexe. Mais son attention fut vite attirée par un trio de jeunes femmes qui approchaient lentement vers eux. Elles étaient grandes, arborant la peau grisâtre et la chevelure aux mille reflets du couchant. Elles avaient toutes trois le regard doré et les lèvres d’un rouge sang. La plus grande et la plus altière se présenta, d’une voix étrangement tintée d’aurore. Aloysius avait l’impression de voir un paysage tissée dans sa voix, tant elle était irréaliste.

— Bienvenue aux jardins des Hespérides, commença-t-elle, quelle est la raison de votre visite en ces lieux hautement gardés?

Aloysius jeta un coup d’œil dans les environs. De nombreuses nymphes s’occupaient des jardins. Mais elles n’étaient pas seules. Il repéra à leurs côtés les enfants de Ladon, humanoïdes longilignes à la peau recouverte d’écailles, aux visages aussi ovales que des psychés et aux grands yeux de serpent, aussi dorés que ceux des nymphes. Ils étaient armés et les observaient de leurs pupilles acérées. Aphrodite esquissa un doux sourire.

— Je suis Aphrodite, nous venons retrouver Perséphone sous la demande de la Grande Dame de la Nuit.

— Une déesse des hautes sphères ? On n’a pas souvent de votre visite, répondit-elle dans un sourire en coin, je me présente Erythéïa, l’une des trois gardiennes de cet endroit. Voici mes sœurs Aeglé et Hespéris.

Les deux autres nymphes inclinèrent doucement la tête.

— Perséphone se trouve près de la rivière dorée. Vous avez une raison particulière de la voir?

— Erythéïa, ce n’est pas le moment de faire dans le protocolaire.

La voix puissante d’Hine se fit entendre. Aloysius soupira en la voyant arriver.

— C’était bien l’idée de nous envoyer ici, si vous apparaissez en deux secondes...

La déesse des morts venait d’apparaître par un portail, tenant fermement la main d’Atarillë qui se trouvait impressionnée par les lieux. Le crépuscule éternel fascinait la jeune reine qui ne remarqua pas des suites la présence des trois nymphes gardiennes.

— Toujours en train de se plaindre celui-là. Bref, Perséphone est en train de flâner?

— Non elle suit l’actualité dans les eaux de la rivière...

— Ah ah, très drôle. Venez, vous autres.

Hine entraîna la reine qui la suivait docilement, encore un peu absorbée par le décor. Les trois compères s’élancèrent également, évitant soigneusement de bousculer les nymphes affairées ou les gardiens serpentins. À mesure qu’ils avançaient entre les pommiers, passant non loin des orangers, l’odeur, la sérénité les lieux les saisirent. Toutes les couleurs d’aurore et de couchant se mêlaient dans ce paysage hors du temps. Des papillons multicolores s’envolèrent d’un bosquet aux fleurs dorées et le clapotement de l’onde se rapprochait apportait une note de fraîcheur à cet endroit aux couleurs chaudes.

Près de la rivière était assise une femme au port noble et à la silhouette fuselée. Un long voile couvrait son doux visage, portant une abondante couronne de fleurs aux couleurs ternies. Sa robe blanche entièrement brodée de perles et toute plissée couvrait tout son corps. Elle observait paisiblement la rivière, le visage penché au-dessus de l’onde dorée qui chantait et s’écoulait gaiement à travers les jardins.

Hine s’approcha doucement et l’interpella avec une douceur inhabituelle pour la déesse des enfers polynésiens.

— Bonjour, Perséphone, comment vas-tu aujourd’hui?

La déesse de la mort tourna doucement la tête vers sa consœur, dévoilant ses traits. Son visage était fin, aux pommettes hautes et marquées. Ses grands yeux gris métallique observaient le petit groupe avec curiosité et beaucoup de douceur. Son nez était long et droit et sa bouche était pleine, d’une couleur rosée. Quelques mèches de cheveux auburn s’échappaient de sa coiffure tenue en hauteur, une tresse formant une couronne sous le long voile de soie transparente.

— Bonjour, Hine-nui-te-po, Grande Dame de la Nuit, que me vaut votre visite en ces lieux paisibles?

La voix de Persephone était semblable à une caresse et éthérée comme un nuage. Atarillë était entièrement captivée par son être: son expression était si bienveillante que si un dieu de toute bonté devait exister, cela devait être elle.

— Je viens te voir, car j’aimerai réunir les dieux chthoniens pour régler une affaire urgente. Les Cauchemars deviennent de plus en plus puissants. Il faut que la reine fée Atarillë retrouve sa mémoire pour pouvoir reprendre le contrôle de la situation.

Perséphone opina doucement aux propos de la déesse des îles. Elle se leva lentement et se dirigea d’un pas aérien vers la souveraine féerique. Toujours avec douceur, elle couva le visage de la jeune amnésique entre ses mains blanches. Un léger frisson saisit la jeune femme. Le contact de cette déesse si tendre se révélait glacial.

— Pauvre petit oiseau privé de ses souvenirs. On dirait un petit ange à qui l’on aurait coupé ses ailes. C’est si triste de te voir ainsi...

Atarillë cligna des yeux. Elle avait vraiment l’impression d’être un oisillon, observée par une grande dame éthérée qui l’analysait sous toutes les coutures. Les fleurs ornant sa chevelure avaient une odeur de plantes séchées. Perséphone était si apaisante qu’elle se laissa bercer. La déesse la prit dans ses bras comme une mère serre son enfant.

— Il va falloir recoller les morceaux...Ici, tu n’as rien à craindre.

— Le risque zéro n’existe pas, intervint Hine, mais au moins sa malédiction aura moins d’emprise ici.

— L’avis de tous les dieux des enfers est requis?

— Oui Perséphone, je sais, tu n’as pas envie de voir Ereshkigal...

La déesse relâcha doucement la souveraine, affichant une grimace. Cette mimique semblait peu s’accorder avec ses traits angéliques. Hine poussa un soupir.

— Bon de toute façon, ça va être compliqué de réunir tout le monde. Je vais essayer de faciliter les choses.

Hine tendit sa main rouge à l’épouse d’Hadès. La Dame des jardins hésita un instant avant de poser sa main blanche dans la sienne, se laissant entraîner loin de la petite rivière dorée. La Polynésienne fit signe au groupe de suivre. Aloysius résigné et las de se faire traîner çà et là, suivait les autres en traînant des pieds.

À travers les paysages d’or et de miel, la souveraine s’éloigna à contrecœur. Elle se sentait si apaisée en ces lieux. Mais elle comprenait bien que la situation demeurait urgente.

Très vite ils s’engouffrèrent dans le portail créé par Hine. Le passage s’illumina à nouveau. La reine cligna des yeux, peinant à percevoir la limite entre le songe et le réel. Face à cette sensation étrange et pourtant si familière, Atarillë sentit sa gorge se nouer. Elle avait l’impression de se retrouver au matin de ce fameux jour où ses pouvoirs ont explosé, sous l’effet de sa colère. Durant toute sa vie sur Terre, la colère fut son terreau, mélangé aux affres des rêves éthérés. Dans son enfance, elle se sentait proche des éléments déchaînés. La foudre tonitruante animait ses prunelles à chaque fois qu’elle frappait les montagnes de Provence. Dans les étincelles lumineuses des éclairs dansants, elle percevait une magie primordiale, qui animait la terre de toute sa force titanesque. Perdue dans ses pensées, la jeune reine ne se rendit pas compte qu’ils étaient arrivés dans un autre endroit, fort différent. Elle avait marché comme un automate, suivant par nécessité ses nouveaux compagnons.

Désormais, ils se trouvaient dans une immense salle noire, entièrement circulaire. Un faisceau de lumière dardait le centre de la pièce, composée d’un haut socle de marbre sombre, strié de rainures d’argent, sur lequel flottait une imposante sphère de verre translucide.

Hine fixa la sphère flottante tout en s’adressant à Perséphone.

— Il est vrai qu’invoquer tout le monde peut prendre du temps. Alors je vais tenter de les joindre par la sphère télépathique.

— Tout ça pour ça?! S’écria Aloysius, pourquoi nous avoir fait venir si vous pouviez passer un appel?!

Hine esquissa un rictus et s’approcha vivement du mage, qui recula de quelques pas.

— Peut-être parce que votre reine aura besoin de soutien? Me penses-tu si cruelle pour la laisser seule loin de tout repère, dans les enfers? Je t’ai choisi, estime-toi heureux.

Aloysius prit conscience de son erreur. Toute l’aura de la déesse des enfers était glaçante. Une odeur de lave vint lui caresser les narines et le regard incisif d’Hine semblait lui lancer des éclairs.

— D’autant que, théoriquement, les enfers ont un protocole. Je devrais normalement convoquer une réunion d’urgence, mais le temps s’écoule différemment ici, l’urgence peut prendre plusieurs mois... Alors on n’a pas le temps et je me permets des raccourcis.

Aloysius se contenta d’opiner. D’un geste un peu infantilisant, elle lui tapota la tête.

— Tu vas avoir la lourde tâche, avec Belladona et Aphrodite, de l’aider à trouver une solution à la malédiction. Mais avant, il lui faut un palais et un monde ressemblant au sien.

Hine s’éloigna du mage-médecin et s’avança dignement vers la sphère. Ses pas étaient mesurés, sa tête haute. Sa chevelure de jais ondulait dans son dos, aérien, et à travers cette image surnaturelle, Atarillë eut l’impression de faire face à un tableau d’une scène capitale, ou tous les destins vont se nouer. La sphère s’illumina au contact de la déesse. Perséphone vint à ses côtés et posa une main douce sur son épaule.

— C’est là que tout se met en place, mon enfant, le commencement d’un apprentissage que tu dois te réapproprier. Ta vie n’attend que toi.

La jeune demoiselle prit une grande respiration. À cet instant, elle comprit que les choses allaient vraiment changer. Les choses devaient vraiment changer.


Texte publié par PersephonaEdelia, 8 novembre 2023 à 22h16
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