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Une odeur âcre de sang planait dans l’air. Le champ de bataille se trouvait jonché de corps inertes et de blessés. Très vite, des renforts vinrent aider à dégager les cadavres, rendre les derniers hommages funèbres et prodiguer des soins d’urgence. De nombreux badauds s’étaient approchés. Il s’agissait d’individus inquiets, curieux, désireux de comprendre ce qui s’était passé, qui s’amoncelait en arc de cercle autour de la grande porte. Atarillë sentait plusieurs prunelles dardées en sa direction. Des murmures jaillissaient. Elle put percevoir quelques échos fugaces: la Reine était-elle réellement de retour? Pourquoi n’arrivait-elle pas à totalement contrôler ses pouvoirs?

Crispée, la jeune femme baissa la tête. Elle sentit une caresse réconfortante sur son épaule. Arthur la couvait d’un regard doux et compatissant, ce qui fit soupirer une énième fois Hine. Viviane vint s’occuper du souverain et incanta dans une langue mélodieuse pour fermer doucement ses plaies. Il la laissa faire. La fée demeura concentrée pendant une trentaine de minutes. Au bout d’un moment, la déesse de la mort s’impatienta.

— Bon, on y va? lâcha-t-elle d’une voix trahissant son agacement.

— Grande Dame de la Nuit, il est hors de question que je vous laisse l’emmener là-bas.

— Tu vois une autre solution? Aux enfers, sa malédiction s’atténuera.

Les murmures s’intensifièrent aux propos de la déesse. Plusieurs regards en leur direction émanaient l’incompréhension, la gène et la peur. Le roi se tendit davantage, lançant quelques oeillades désapprobatrices aux curieux qui se seraient trop approchés d’eux pour entendre leur conversation. Il fit signe à l’un de ses hommes gradés qui s’empressèrent à organiser la foule, dispersant les habitants qui s’amassaient de plus en plus autour d’eux.

— Pouvons-nous avoir cette conversation dans un endroit plus tranquille?

— Si cela t’amuse. Disons que je n’aime pas perdre trop de temps.

Arthur donna diverses consignes à ses gardes. Viviane termina ses soins, laissant la charge des blessés à une elfe guérisseuse. Le roi soupira d’aise, se sentant beaucoup mieux avec des plaies refermées. Mais il était encore dans un état vaseux. Perplexe, il tourna son regard vers sa belle-sœur.

—  Tu as pu entièrement me soigner ?

— Je n’ai pu que refermer tes plaies. Mais tes tissus ont souffert. Il faudra que tu viennes me voir pour que je finalise les soins. Tu as été empoisonné aussi.

— Joie... 

Le roi soupira. C’était sans doute le poison qui le mettait dans cet état. La reine lui lança un regard inquiet. Se voulant rassurant, il vint caresser sa joue.

— Ne t’en fais pas ma reine, Viviane est très douée en soin.

Atarillë opina doucement, peu apaisée pour autant.

Après avoir tenté d’arranger ses lambeaux de vêtements, Arthur fit signe au petit groupe de les suivre et ils prirent la direction du palais. La jeune reine marchait en jetant plusieurs regards autour d’elle, angoissée par cette vague de murmures lancés par la population en proie à l’étonnement et à l’incompréhension. Le chemin lui paraissait encore plus long et elle fut soulagée de passer la porte du Palais.

Pendant que la reine prenait soin d’admirer plus en détail la décoration des lieux,sans doute pour oublier le chaos actuel, Hine semblait presser le pas, laissant sur son passage un sillon de cendre et de petites pierres volcaniques. Viviane sourit en voyant le phénomène, qui n’enchanta guère les serviteurs qui se mirent dans l’idée d’essayer de nettoyer le tapis aux couleurs d’or que la déesse polynésienne ruinait à chaque foulée.

Arthur choisit une pièce au fond d’un couloir. Elle était relativement petite comparé à toutes les autres salles de la demeure. Décorée sobrement et affichant des tons bleu sombre, l'endroit était peu éclairé. Arthur prononça un mot et de multiples lumières apparurent, baignant l’endroit d’une douce lueur bleutée. Le roi s’installa derrière le bureau, laissant prendre place chacune des personnes sur des chaises molletonnées en face de lui.

— Bien...On va pouvoir discuter tranquillement.

— Vous croyez qu’il va nous proposer un cigare et une flûte de nectar? demanda Viviane, d’un ton amusé

— Viviane, ce n’est vraiment pas le moment.

Viviane émit un léger rire. Le roi semblait tout sauf enclin à l’humour. Hine, quant à elle, fixait intensément Atarillë qui était perdue dans ses pensées.

— La situation est simple, Arthurym. Tu remarqueras que je fais un effort on mélangeant tes deux noms.

Hine détacha son regard de la souveraine et esquissa un sourire taquin avant de reprendre. Arthur leva les yeux en l’air, blasé.

— Ici, elle est en danger. Les armées de Cauchemars vont sans nul doute revenir. On a gagné une bataille, mais pas la guerre et il est évident qu’ils veulent la récupérer. Une reine fée dont le pouvoir sauvegarde tout un pays tombant sous leur joug, je te laisse imaginer les dégâts...

— Je suis au courant, Grande Dame de la Nuit. Seulement en quoi l’emmener aux Enfers, loin de tout repère, va l’aider? Ce n’est pas comme ça qu’elle récupérera sa mémoire.

— Les enfers sont loin de n’être que des landes de cailloux et des grottes humides. La magie de cet endroit est très particulière. Rien ne m’empêchera, avec le soutien des autres divinités des enfers, de créer une zone ressemblant à Eleysia. Elle aura droit aux visites, bien entendu.

— J’ai l’impression que vous parlez d’une enfant que l’on emmène en pension, répliqua la jeune blonde. Et Atarillë n’a pas son mot à dire?

La jeune femme leva les yeux. Elle avait écouté la conversation d’une oreille, distraite par le flot de ses pensées. Tous les regards étaient désormais braqués sur elle.

— Je ne sais pas. À vrai dire tout me dépasse, mais, si ça peut aider, j’accepte d’y aller.

Arthur afficha une moue triste. L’idée de la voir partir loin de lui ne lui plaisait pas. Viviane ne semblait pas plus enchantée que lui à l’idée de laisser partir sa sœur aux enfers. Arthur poussa un long soupir.

— Juste une question, qu’avez-vous fait d’Aloysius?

— Aloysius? Le canasson? Il est déjà sur place. Il tenait à te suivre alors il fera partie de ceux qui pourront rester quotidiennement.

— Hey! Pourquoi lui? s’indigna Arthur

— Tu as un royaume à gérer. Et avant que tu aies quoique soit à dire Viviane, tu as de futurs blessés à gérer.

Viviane soupira longuement. Le roi faisait peine à voir: avec sa tenue en lambeaux et ses plaies à peine refermées, il fixait Hine d’un air mêlé de désespoir et de colère. Hine secoua la main, agacée.

— Pour tout vous dire, j’ai envoyé Aphrodite, la nouvelle et Aloysius prévenir les autres dieux des enfers. Histoire de préparer le terrain. Et ça serait bien qu’on y aille.

— On pourra lui rendre visite? demandèrent en chœur Arthur et Viviane.

— Vous êtes sourd? J’ai dit oui. Aller dis leur au revoir, que les autres dieux doivent nous attendre, ma fille...

Atarillë se leva. Au fond d’elle-même, elle était mortifiée. Beaucoup d’événements s’étaient enchaînés, sans lui laisser le temps de souffler. Elle n’avait plus de réel ancrage, si ce n’est ce palais et ses habitants. Désormais, on allait l’enlever à ce faible amarrage pour la faire voyager vers de nouvelles sphères, celles des enfers. La jeune souveraine possédait une image des enfers très stéréotypée. Comme l’ont dépeint les chrétiens, l’enfer était un lieu de damnation, où l’on grillait sur des brochettes géantes ceux n’ayant pas suivi les préceptes de la Bible. Elle n’était pas croyante, du moins pas dans cette religion. Il y avait bien les enfers grecs, bien que plus nuancés, le Tartare ne s’avérait guère mieux. Secouant la tête, elle ne vit pas arriver Viviane qui vint la serrer contre elle. Une vague de souvenir vint l’envahir. Cette «sœur» qu’elle connaissait si peu lui était si familière.

— Prends soin de toi, ma sœur. Je viendrai te rendre visite.

La fée s’éloigna d’elle, laissant le roi s’approcher. Avec douceur, il la pressa contre lui, venant caresser du bout des doigts la ligne de son visage, relevant celui-ci vers le sien. Il plongea ses prunelles dans ses yeux verts.

— Prend soin de toi ma reine, je viendrai te voir, sois en assuré.

À ces mots, il vint lui voler un baiser. Atarillë fut surprise, mais elle se laissa faire, l’enlaçant avec timidité. Hine bâilla, sans doute pour cacher le sourire attendri qui se dessinait au coin de ses lèvres.

— Allez les feux de l’amour, on y va.

Le roi rompit l'échange à contrecœur, laissant la reine s’éloigner. Elle semblait plus hésitante, mais elle se leva et suivit Hine qui s’éloigna pour incanter. Sa voix résonnait en un chant polynésien qui fit apparaître un portail sombre. La jeune demoiselle eut un mouvement de recul.

— Cela surprend toujours au début, dit Hine d’une voix plus douce que d’habitude.

— Mais...Je ne dois pas préparer mes affaires? demanda Atarillë, peu rassurée

— Inutile, tu auras tout ce dont tu as besoin là-bas. Allez...

La Grande Dame de la Nuit tendit sa main ensanglantée vers la jeune souveraine. D’abord peu encline à accepter l’invitation, elle jeta un regard vers le Roi et sa soeur. Leurs sourires encourageants, bien que teintés de tristesse, lui donnèrent la force de se lancer. Elle soupira et prit sa main. Étonnamment, celle-ci n’était pas poisseuse, pleine de sang malgré les apparences. Elle paraissait même douce, tel un tissu de satin glissant sur la pulpe de ses doigts. Atarillë fut tellement absorbée par cette sensation qu’elle ne se rendit pas compte qu’elle fut entraînée dans le portail.

Lorsqu’elle releva les yeux, un flot de couleurs chatoyantes défila devant elle. Elle avait la sensation d’avancer dans un tube de lumière, plongeant la tête la première dans un trip psychédélique. Elle serra fortement la main de la déesse, de peur de se perdre dans les miasmes de ce chemin étrange. Elle se sentait transportée dans un autre monde, à une vitesse ahurissante.