« Vienne la nuit, viennent les signes
Poupée, esprit, trois aiguilles fines »
Cécile Corbel
De tonnerre, de soie et de grêle, ma vision y fut happée. La lune n’avait jamais été aussi dominante, dans le ciel déchiré d’éclairs et de tourmente. Les falaises escarpées voyaient leurs flancs dévorés par la mer déchaînée. Le visage rond de la mère d’argent était noirci par les impacts incessants des météorites. J’étais dans un chaos originel. Chaque rêve était l’occasion d’une découverte. Depuis toute petite, je me plongeais dans ces paysages dévorateurs. Je sentais les éléments se déchaîner sur la roche, la houle furieuse marteler la surface de l’eau. La clarté astrale rendait cet horizon encore plus irréel, baignant l’encre et l’écume d’une aura luminescente.
Je ne sentais ni le froid ni le vent tempétueux qui giflait les côtes brisées. Même le cri des tourbillons ne tambourinait pas à mes tympans . Aucun mortel ne pourrait survivre face à un tel déluge.
Glissant mon regard sur l’ensemble des lieux, je ne vis aucune bête, aucun brin d’herbe, aucune trace de vie.
Un éclair zébra le ciel obscur, dépourvu d’étoiles. Je pouvais sentir mon propre souffle, ma respiration profonde. Étrangement, cet endroit m’apaisa. Cette mélodie du chaos, cette omniprésence élémentaire, cette terre originelle. Tout avait un goût nostalgique, une impression de déjà vu.
En clignant des yeux, j’aperçus un visage dans l’orage, un sourire dans l’écume. Tout prenait une dimension fantastique. Des chants se dégagèrent de la plainte lancinante de la tempête. Des rires, des murmures, des complaintes. Une mélodie me revint à l’esprit. Je dodelinais de la tête comme une enfant, avançant dans ce monde irréel qui semblait si palpable.
La roche était froide. Je ne sentais que la fraîcheur à mes pieds. Ni la pluie ni l’écume ne venait effleurer ma peau. Seulement le froid contact d’une falaise dénudée. Je suivais les rires et les murmures, cherchant d’où pouvaient émaner ces signes de présence humaine.
— Atarillë ! Viens, ma sœur !
Un rire plus fort, cristallin, se fit entendre. Je tournai la tête. Mon regard se perdit sur les collines dévastées, aussi noires que la nuit qui, perchées sur la voûte, s’éclairèrent de l’orbe lunaire gigantesque.
— Ma fille, viens donc !
Une autre voix se fit entendre. Deux voix féminines se mêlaient en rire et en chant. Je me sentais soudainement enlacée, comme enveloppée dans une couverture. En un battement de cil, le paysage changea. La brise remplaça la tempête, la mer, d’impétueuses reines devinrent douces bergères, en un lac paisible, aux mille reflets opalescents sur son lit de nuit. Devant moi, deux femmes dansaient, tourbillonnant en une ronde entêtante. L’une, blonde, à la peau diaphane, portait la robe grise de celles qui savent la danse. Son regard bleu était empreint de malice, mais toute sa figure était tissée de songe. Sa chevelure dorée flottait, animée d’une volonté qui lui était propre. Sa peau captait l’essence même de la lune. Sa voix, chant antédiluvien, annonçait l’orage. L’autre femme était tout aussi captivante. Si l’une avait l’hiver dans son regard, l’autre portait l’été en son aura. Ses cheveux aussi roux que les miens dansaient sur ses épaules blanches. Voluptueuse odalisque, dans ses yeux la fièvre s’animait, l’impétuosité et la douceur en une étincelle.
Les rêves sont fascinants par ces rencontres qu’ils nous imposent. Au détour d’une ronde, d’un désert ou d’un océan, toutes mes balades oniriques furent parsemées de visages. Ce qui me bouleverse, c’est que je croisais toujours les mêmes sourires. Ce regard d’été de la sulfureuse danseuse aux cheveux de feu, je l’ai déjà rêvé lors d’une rencontre vaporeuse dans un hammam au-dessus d’un volcan, il en est de même pour la diaphane demoiselle au regard d’azur. Le trouble me hante de ne pas saisir ce paradoxe : je suis à la fois souveraine en ces lieux et pure étrangère. Je connais ces royaumes sans les connaître, je sais sans savoir. Un air de Cécile Corbel me revient en tête pendant que j’observais le ballet de sorcières, fées d’un autre temps, déesses d’une autre sphère.
« Encore un rêve
Qui succombe à la nuit
Sans trêve
L'ombre qui s'agrandit
Elle pourrait bientôt manquer d'air
Dans cette traversée solitaire »
J'entrouvris la bouche, entendant ce chant teinté de ma propre voix, sans avoir à user de mes cordes vocales. Les deux regards se portaient sur moi. Je sentis une vague de sens contradictoires. Une porte s’ouvrit sur une sensation d’exaltation intense. Comme une chamane en pleine transe, je les rejoignis dans une valse où se tisse la toile, les étoiles, la tempête renouvelée. Le paysage changeait autour de nous, refaisant apparaître la lune sauvage et ses vallées escarpées, arrachées par le vent. Nous, nous restions immuables, malgré le temps qui s’égrainait. Des morceaux de vie revinrent à moi en explosion. Mon esprit tournait, tournait encore. Je sentais leurs mains qui tenaient la mienne, comme si elles craignaient que je ne m’échappe.
Je me voyais désormais vêtue de gris, comme celles qui savaient les rouages de l’univers. La nostalgie brûlait dans mon âme, brûlait dans mon cœur, sans aucune flamme. Emportée dans cette tempête au fond de mon cœur, je fermai les yeux. Dans mon corps s’incendiaient mille couleurs et la nuit y faisait régner une magie puissante, qui me transportait vers un ailleurs que je cherchais depuis des heures.
Leurs voix me firent rouvrir les yeux.
— Tu n’arrives pas à te souvenir, n’est-ce pas ?
Je me retrouvai face à elles. Comme un tribunal de sorcières. Elles se tenaient droites, me fixant d’un air imperturbable. Perchée sur une côte abrupte, la lune se plantait derrière elles, comme un juge imperturbable.
— J’ai l’impression de savoir, mais ce savoir m’échappe. Nous sommes dans un rêve non ?
La blonde me fixa d’un air amusé. J’arrivais, à mon grand étonnement, à percevoir ses traits qui semblaient nets.
« De songe, je tisse la toile de fièvre, de terre je reviens en mon logis. »
Je clignai des yeux. Elle avait prononcé ces mots comme une litanie, une incantation. Plus rien n’avait de sens désormais.
« J’ai fui le souvenir de fiel, pour rêver d’au-delà. »
Elle continuait son chant d’une voix qui emplissait l’air. J’allais tendre une main vers elle, mais je fus saisie d’une douleur terrible. Lorsque je la fixai, ma main, elle était devenue noire, grignotée par les vers, la souillure et la suie. Je ne pus que crier. Le retour à la réalité était brutal. Le retour au doute l’était davantage.
En me levant en sursaut dans ma petite chambre d’étudiante, j’eus le réflexe de regarder ma main. Tout était normal : aucune blessure, aucune trace. Pourtant dans l’obscurité de cet antre sans espace, je sentais encore la terrible douleur de l’oubli, de la poussière et de l’ennui. Ma main brûlait encore de ce manque. Durant ce rêve, je savais tout. Maintenant, toutes ces connaissances m’ont encore échappé. Je finis par me dire que ce n’était qu’un songe et que la magie n’allait pas éclairer ma vie.
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