Sur le palier de la porte, son père les attendait. Cet homme ne paraissait pas si grand, en réalité. Il était dans la moyenne, avec son mètre soixante-quinze. Mais il affichait un air intimidant. Son visage épais, aux joues rougies par l’alcool, fixait d’un œil mauvais les deux femmes ainsi que sa fille. C’était un cliché vivant du redneck urbain, imbibé de whisky. Autrefois, il avait sans doute eu du charme. Ses traits n’étaient pas hideux. Sa carrure devait être imposante fut un temps, impressionnante pour une femme. Mais elle s’était empâtée par l’abus de chips, de burger et de bière.
Madame Olmans ravala sa salive. C’était la première fois qu’elle voyait monsieur Miller. La plupart du temps, c’était une connaissance de la mère qui s’occupait d’Adara. Mais elle avait fui après avoir refusé les avances lourdes du maître de maison.
— Vous voulez quoi?! aboya l’homme en avançant son torse vers les deux femmes.
— On aimerait vous parler.Votre fille ne va pas bien, cela fait un mois que vous ne payez pas la cantine et...
— On n’a pas d’argent!
— Écoutez, vous trouvez ça normal que la petite soit livrée à elle-même, à ce point?! s’emporta madame Williams, qui serra la main de la petite.
Adara baissa le nez, tremblant comme une feuille. Monsieur Miller montra les dents, attrapant le bras d’Adara et tirant de toutes ses forces.
— C’est ma fille, allez-vous-en! Je connais du monde, vous allez avoir des problèmes!
Il ne leur laissa guère l’opportunité de répondre qu’il entraîna Adara à l’intérieur et claqua la porte. L’enfer sur terre se trouvait devant elle.
Elle n’eut guère le temps d’espérer. Encore moins de courir. Il défit sa ceinture d’un geste sec et la frappa avec virulence. Elle ne put que se protéger de ses maigres bras. Sa mère accourut, suivant son père dans la danse. Cela faisait une éternité qu’elle ne l’avait pas protégé. Elle se contentait de l’imiter, désormais. Le ballet infernal de sa peau meurtrie, ses propres cris qu’elle ne pouvait retenir...
Cependant, quelque chose de pire l’attendait. Avec brutalité, l’homme poussa sa femme plus loin.
— Tu n’es qu’une sale petite pute, comme ta mère. Je vais te punir comme je la punis elle, chaque soir.
Il défit son pantalon. Le sang d’Adara ne fit qu’un tour. Elle refusait de subir ce châtiment.
Du coin de l’œil, par la fenêtre, elle vit madame Williams, affolée. Cet idiot n’avait, cette fois-ci, pas pris le soin de fermer les volets. Il ne l’avait pas entraîné plus loin pour la corriger. Non, il s’était lâché, devant la porte. Cependant, l’enfant fut persuadée de voir la tête horrible de ces monstres qui la pourchassaient, dès lors que le jour déclinait. Créatures issues de son imagination? Elle savait qu’elle devait éviter de sortir, au risque que ces bestioles la traquent. De toute façon, elle devait gérer un monstre beaucoup plus palpable, qui s’approchait dangereusement d’elle, à moitié dénudé.
Cette fois, sa mère essaya de s’interposer. Il lui mit un coup de poing retentissant qui l’assomma d’un seul coup.
Il esquissa un sourire malsain, prononçant quelques paroles affreuses qu’Adara refusa d’écouter.
Il n’eut pas le temps d’en dire plus, qu’il fut éjecté avec violence contre le mur.
Cela venait de ses tripes. Son instant de survie, sa volonté de ne plus subir. Elle tremblait de tout son corps, le visage inondé de larmes. Un bruit sourd vrombissait ses oreilles.
C’était fini, quelque chose lui susurrait à l’esprit, que dorénavant, tout était terminé.
***
La police intervint, finalement. Son père n’était pas mort. Il fut seulement salement assommé. Désormais, deux agents l’emmenaient de force dans leur véhicule, l’ayant au préalable menotté. Sa mère fut conduite au poste, pour violence aggravée sur son enfant et non assistance à personne en danger. Adara n’oubliait pas, cependant, qu’elle avait fini par réagir au moment où son père était prêt à commettre l’innommable.
Madame Williams ne la quittait plus. Elle serra l’enfant, choquée, essuyant ses propres larmes d’un revers de la main. La directrice gardait davantage son sang-froid, même si elle semblait considérablement ébranlée par ce qui venait de se produire. Elle peinait à comprendre comment Adara avait réussi à pousser son père avec une telle puissance. Elle était petite, maigrichonne, face à un adulte aussi imposant, elle n’avait normalement aucune chance. Tout s’était déroulé si vite. Elles avaient tout entraperçu par la fenêtre, et pourtant, elles refusaient l’évidence de la scène. Adara avait éjecté son père avec une force surnaturelle, de la même manière qu’elle avait mis hors d’état de nuire Jordan.
Très vite, elle fut confiée à un hôpital. Les médecins furent horrifiés de découvrir le nombre de ses cicatrices. Sa prise en charge fut longue et plus que jamais, l’enfant se sentit seule. Heureusement pour elle, madame Williams vint régulièrement lui rendre visite, de même que sa directrice, qui finalement, n’était pas si méchante que ça.
Un jour, madame Williams vint les bras chargés de présents. Elle lui offrit un gros nounours, un teddybear brun avec un gros nœud jaune ainsi que plusieurs friandises et des livres de coloriage. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu des cadeaux et elle en fut émue. Elle en pleura de joie. Elle nomma son nounours Tidou et le garda précieusement contre elle.
Chaque nuit, elle lui parlait en secret. Elle était persuadée qu’il était vivant et qu’il lui répondait. Il la rassurait quotidiennement, en lui disant que de vrais parents l’attendaient, quelque part dans le monde. Apaisée par ces douces paroles, elle s’endormait. Jamais très longtemps, car les cauchemars venaient l’assaillir, lui faisaient revivre son calvaire. Alors Tidou la réveillait, l’apaisait. Il lui racontait des histoires fabuleuses, de princesses féeriques, de chevaliers angéliques et de dragons. Elle s’imaginait alors en princesse elfique, avec un papa vaillant, doux et gentil, qui jamais ne lèvera la main sur elle ou pire, essayerait de la violer. Elle se voyait fille d’une grande reine, aimante, qui toujours la défendrait contre ceux qui essayeraient de lui faire du mal.
Les semaines s’écoulèrent ainsi. Lorsque ses blessures furent refermées, elle dut quitter l’hôpital. Ses parents étaient en prison. Ils signèrent l’un comme l’autre, une décharge stipulant qu’ils renonçaient à leurs droits parentaux. Du peu de famille qu’il lui restait, sa tante paternelle refusa de s’en occuper. Elle-même avait de gros problèmes avec la drogue et l’alcool et il était hors de question qu’elle vive avec elle. Sa grand-mère, n’en parlons pas, elle était à moitié démente. Quant à ses tantes du côté maternel, elles firent comme si elle n’existait pas. C’était des religieuses extrémistes qui demeuraient persuadées que si la petite souffrait, c’est que c’était la volonté de Dieu, et qu’elle devait porter sa croix.
Désœuvrée et sans plus aucune attache, elle termina à l’orphelinat.
***
Six mois s’étaient écoulés à l’orphelinat de Lawrence. Comme toujours, Adara se sentait seule. Les enfants avaient peur d’elle. Plusieurs d’entre eux affirmaient que depuis son arrivée, ils faisaient des cauchemars à répétition. L’on murmurait même que depuis son arrivée, le quartier sombrait dans la violence. Les gens devenaient nerveux dès qu’ils passaient devant l’orphelinat et de nombreuses altercations alimentèrent les faits divers. Une enfant ne pouvait guère être responsable de tout cela, mais les rumeurs persistaient. Pourtant elle essayait d’être gentille, mais rien n’y faisait. La seule chose qui avait changé, c’était qu’elle ne mourrait plus de faim et ne se faisait plus battre. La nourriture n’était pas sensationnelle, mais lui remplissait le ventre convenablement.
Parfois, madame Williams venait lui rendre visite. Au fond, elle avait espéré que cette gentille dame l’adopte, mais apparemment, elle avait déjà cinq enfants à gérer. Toutes ses journées ne furent que de longs moments d’espérance, s’amenuisant à chaque coucher du soleil.
Son quotidien demeurait rythmé par les cours qu’elle recevait, la visite chez la psychologue de l’orphelinat et l’envie dévorante de repartir avec des parents.
Quelquefois, elle avait peur. Peur que ses futurs parents soient identiques à ceux désormais derrière les barreaux. Peur qu’elle finisse seule pour l’éternité. La nuit, elle voyait toujours des ombres se promener dans les couloirs. Leurs figures, conglomérats de chair arrachés, la terrifiaient. Elle se réfugiait sous ses draps, murmurant des paroles réconfortantes, comme des mantras, qui sonnaient presque comme des incantations. Tidou la protégeait également, elle en était persuadée.
Parfois, elle faisait des crises de colère. Des frissons parcouraient son dos. Les limites franchies par la solitude et les réflexions répétitives de son entourage la poussaient à hurler. Plus elle criait, plus les meubles tremblaient. Certains adultes se mirent à la craindre, eux aussi. Personne ne comprenait ces évènements qui l’entouraient.
Un jour, un prêtre fut embauché pour s’occuper de l’enfant. Il fut pantois face à son cas. Il affirma qu’aucun esprit ne la hantait, mais qu’elle attirait le malheur, sans doute à cause de la souillure et le péché originel de ses parents.
Si certains membres du personnel ne prêtèrent pas attention aux allégations du religieux, d’autres y accordèrent tout leur crédit et refusèrent d’approcher de la petite.
En la voyant passer, les plus pieux faisaient des signes de croix. Même madame Williams vint moins souvent lui rendre visite, jusqu’à la fin du mois de mai.
Elle portait une jolie robe jaune, qui lui allait bien. Elle dansait presque, dans ses escarpins rouges. À ses côtés se tenait une grande femme, au port noble et altier. Son visage était doux, illuminé par des yeux noisette. Ses cheveux bouclés et mi-longs brillaient d’un éclat violet, ce qui attira considérablement l’attention. Elle portait une longue robe de haute couture, laissant présager que la dame avait les moyens.
Pendant six mois, aucun parent ne s’était approché d’Adara. Selon les murmures, elle dégageait d’une aura effrayante, qui ne donnait pas envie à la plupart d’en savoir plus sur elle. La belle femme changea la donne en demandant expressément à la voir.
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