La voix criarde de son père l’arracha de ses songes. La petite Adara sursauta, se frottant les yeux de ses doigts meurtris. L’enfant poussa un long soupir. Tout son corps était endolori, marqués par la brutalité de ses parents. La gorge nouée, elle se leva, cherchant de quoi s’habiller dans son placard. À sept ans, elle ne pouvait espérer l’aide de sa mère pour se vêtir, se laver et se préparer à aller à l’école. Encore moins de son père, qui passait ses journées affalé devant son écran, à regarder des émissions abrutissantes et se droguer.
La moitié de ses tenues étant sales, elle attrapa un tee-shirt simple, un gilet et un pantalon. Rapidement, elle sortit de sa chambre, s’engouffrant dans la salle de bain et s’enfermant à triple tours.
Dans la douche, elle s’inonda d’eau chaude, presque brûlante. Plus l’eau était bouillante, mieux cela lui convenait. Étrangement, cela ne lui faisait aucun mal. C’était une particularité de plus dans son quotidien pénible.
Elle se sécha à moitié, enfilant rapidement ses vêtements. Tremblante, elle entrouvrit la porte, vérifiant que personne ne l’attendait au tournant. Enfin rassurée sur ce point, elle s’engouffra dans le couloir, se dirigeant vers la cuisine.
La pièce était en désordre. Des boîtes de céréales vides et des bouteilles de lait traînaient ci et là. Une odeur âcre et dévorante de whisky de mauvaise qualité mélangé à du gin planait autour du corps endormi de sa mère. Elle se trouvait affalée sur la table de la cuisine, tenant encore du bout des doigts son verre à moitié plein.
— Maman!
La femme sursauta, renversant en partie son verre d’alcool. Elle pesta, le lançant de toutes ses forces vers Adara, qui se jeta sur le côté, apeurée.
— Putain de gamine! Qu’est-ce que je t’ai dit! Me réveille pas comme ça!
Tremblante, Adara se releva. Ses yeux humides fixèrent les traits tirés et acérés de sa mère. Elle avait l’air d’un rapace, son nez pointu était cassé, séquelle d’un combat contre son époux. Ses lèvres aboyaient des paroles incompréhensibles et l’enfant décida de l’ignorer. Tous les jours, elle se demandait si elle était réellement leur fille. Malheureusement, la ressemblance physique ainsi qu'un acte de naissance ne laissaient aucun doute à cette question.
Sa mère avait les mêmes cheveux blonds qu’elle, en plus emmêlés. Cette femme n’avait plus la force de vivre. Elle s’enivrait à longueur de journée, sans doute pour oublier son horrible époux. Adara devint la sacrifiée de l’affaire. Livrée à elle-même, subissant la foudre de ses deux parents, elle survivait plus qu’elle n’existait.
Si elle arrivait à gérer sa matriarche folle, son géniteur, c’était une autre histoire. La femme se frotta les lèvres, groggy.
— Qu’est-ce que tu veux encore?!
— Tu as fait des courses?
La femme se gratta la nuque, perdue dans ses pensées. Elle manqua de se rendormir, mais sursauta en entendant son mari crier devant la télévision.
— Hein? Ouais, j’ai pris de l’alcool...
Adara mourrait de faim. Cela faisait trois jours qu’elle mangeait à peine. Ses parents ne payant pas la cantine, on ne lui laissait qu’un morceau de pain. Souvent, certaines cantinières avaient pitié d’elle et lui donnaient une vraie assiette. Mais la direction était intervenue et elle n’eut plus le droit à un traitement de faveur. Elle payait encore pour l’irresponsabilité de ses parents. La colère commençait à grignoter ses veines. Une lame douloureuse s’insinua dans sa gorge, à mesure que ses émotions prenaient le pas. Elle n’avait que sept ans, mais elle faisait face à l’horreur au quotidien. Des idées noires traversaient régulièrement son esprit, comme les sautes d’humeur devinrent de plus en plus fréquentes.
Les bouteilles se mirent à trembler. Même la chaise sur laquelle se trouvait sa mère bougea dans tous les sens. Adara plissa les yeux, souhaitant plus que tout au monde changer de famille, être débarrassée de la sienne.
Soudain, le robinet se mit à exploser. L’eau jaillit partout dans la pièce, commençant à inonder le sol d’une eau boueuse et brunâtre. Effrayée, Adara se mit à fuir, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre le hurlement strident de sa mère.
Lorsqu’elle fut dehors, elle se précipita dans les ruelles. Il était hors de question pour elle de prendre le bus. Elle savait très bien qu’elle se ferait molester par Jordan et sa bande. Elle en avait assez des coups et de la douleur.
Ce n’était clairement pas une bonne idée pour elle de courir seule à travers Wichita, mais elle s’en fichait. Que pouvait-il lui arriver de pire? Se faire enlever par un taré qui la découperait en morceaux? Son père en était bien capable.
Elle arriva à son école, très en retard. Les grilles en fer étaient fermées. L’établissement était en brique rouge, présentant un assemblage de bâtiments donnant régulièrement l’impression à Adara d’avoir cours dans une ferme. Devant l’entrée, la directrice l’attendait. Cette grande femme sèche aux cheveux noirs et au regard d’autruche, elle ne pouvait pas la supporter. À moins que cela ne soit de la pitié qui brillait dans ses prunelles noires? Elle toussa bruyamment en la voyant arriver.
— Vous êtes en retard, mademoiselle Miller.
— Je n’ai pas pris le bus.
— Puis-je savoir pourquoi?
— La bande à Jordan.
Le visage habituellement antipathique de la directrice afficha une once de compassion, ce qui perturba quelque peu l’enfant. Elle n’avait pas l’habitude de lire des émotions positives sur les traits des gens.
— Votre mère vous a déposé?
Adara secoua la tête, entortillant ses doigts. Elle fixa le sol, ne sachant comment se comporter. En ce moment, c’était le chaos dans sa maison. Plus que d’habitude. Son père n’arrivait toujours pas à trouver d’emploi. Il venait de se faire virer de son magasin où il gérait le rayon électroménager. Il fut remercié pour « comportement violent et licencieux ». Sa femme lui avait hurlé dessus qu’il ne changerait jamais, qu’il n’était qu’un monstre pervers et il l’avait battu. Adara fut impuissante face à ce spectacle. Surtout qu’elle prit elle aussi des coups. À l’école, elle cachait toujours comme elle le pouvait ses bras meurtris grâce à son gilet, qu’elle ne quittait jamais. Même en plein été.
La directrice poussa un soupir et ouvrit la grille, exhortant Adara à la suivre. Elle s’exécuta, penaude. Elle peinait à réaliser la situation.Elle avait dévalé des kilomètres seule, dans la ville, pour aller à l’école. Elle se faisait violenter tous les jours et faisait en sorte de ne pas mourir.
La directrice l’emmena voir la psychologue de l’établissement. Son école n’était pas grande, mais elle disposait d’un personnel assez diversifié et qui se voulait compétent. Madame Williams la reçut dans son bureau. C’était une femme un peu ronde, aux joues potelées et au chignon vintage. Adara trouvait cette personne rassurante. Pendant des mois, l’enfant avait tout fait pour cacher sa situation. Sans doute parce qu’à chaque fois que quelqu’un essayait de l’aider, son père l’intimidait et cette personne fuyait et ne revenait plus jamais. Ou alors, pour la simple raison que la plupart des individus qui l'entouraient refusaient de la croire.
Son père était très doué pour la faire passer pour une enfant insolente et insupportable.
Dans ce grand bureau qui sentait la naphtaline, madame Williams invita Adara à s’asseoir. Elle faisait peur à voir. Elle était maigre, avec de grands yeux gris, un petit nez retroussé et des lèvres pleines. Dans une de ses pupilles, une tache blanche demeurait. Certains extrémistes religieux voyaient dans cette innocente trace le signe du démon et se signaient lorsqu’ils la voyaient. Ses longs cheveux blonds étaient coiffés à la va-vite, présentant plusieurs épis indomptables.
— Dis-moi petite, tout va bien à la maison?
Adara se crispa. Elle se mordit la lèvre, tapotant de ses petits doigts contre ses genoux.
La psychologue se redressa, perplexe.
— Ta famille a emménagé ici il y a plusieurs mois, n’est-ce pas?
Adara hocha timidement la tête, décrochant son attention vers la grande baie vitrée. Dans la cour herbeuse, il n’y avait personne. Tous les élèves étaient en classe à cette heure-ci. Ce calme apparent l’apaisait quelque peu. Madame Williams reprit la parole.
— Pourquoi tes parents ne t’ont pas emmené ce matin ?
— Ils étaient occupés.
Madame Williams esquissa une moue. Adara se gratta l’arrière de la tête, gênée.
— Tu devrais faire partie des préoccupations de tes parents, tu sais.
— C’est quoi une préoccupation ?
— C’est quand tu es une source d’inquiétude, enfin, là, cela voudrait dire que tu es importante pour eux. C’est le cas non ?
Adara secoua la tête, n’arrivant plus à mentir sur ce fait. La colère monta doucement, serrant à nouveau sa gorge. La psychologue afficha une mine triste.
— Pourquoi ne pas être venue m’en parler avant ?
Adara haussa les épaules. Ell n’avait pas de vraie réponse à cette question. Comment une enfant pouvait-elle comprendre, tout en prenant le recul nécessaire, que ses parents étaient dangereux pour elle ? Pourtant au fond, elle le sentait bien. Son corps le lui rappelait tous les jours, les cicatrices, les cris, les insultes. La peur au ventre…
— Ils te font du mal ?
Pour seule réponse, elle fixa le vide. Madame Williams soupira.
— Écoute, s’il y a le moindre problème, tu m’appelles d’accord? N’hésite pas à venir me voir. La directrice m’a dit que la bande à Jordan t’embêtait.
— Oui, ils me tapent.
La psychologue opina. Elle griffonna son numéro sur un morceau de papier jaune et le tendit à Adara.
— Je vais voir ce que je peux faire pour ça. Pour ta famille, au moindre soucis, appelle-moi. Je vais en parler à la directrice.
Adara hocha la tête, mécaniquement. À cet instant, elle se prépara mentalement à affronter sa journée d’école. Madame Williams lui proposa de rester plus longtemps pour parler, mais elle refusa, prétextant que cela allait.
En classe, elle avait écouté la leçon, absorbée par le vide. Ainsi se sont déroulées les heures. Dans le néant le plus total.
Lors de la récréation, elle retrouva Jordan, qui vint lui tirer les cheveux, en la traitant de laideron mal habillée. Adara le fixa avec colère. Aujourd’hui, c’était décidé, elle n’avait pas envie d’avoir mal. Toute sa peau frissonnait. Une vague d’énergie l’enveloppa progressivement, à mesure que Jordan l’insultait et la menaçait.
Elle n’en pouvait plus de sa voix aiguë et de ses mots blessants. Elle sentit un flux électrique parcourant ses mains, alors qu’elle les tendait vers lui.
Jordan fut expulsé en l’air et retomba brutalement contre le sol.
— Aaaah !
Adara cligna des yeux. Elle se mit à trembler. Tous ses camarades la regardaient, hébétés. Cette pluie de têtes blondes, leurs grimaces de dégoûts, leurs doigts tendus dans sa direction. Elle eut la nausée, l’envie de courir, de disparaître de ce monde.
— C’est un monstre !
Elle n’avait rien compris. Elle était juste en colère. Elle ne voulait plus qu’on la touche. Et son agresseur fut éjecté, comme ça, par une force qui sortait de nulle part.
Sans crier gare, elle s’échappa de la scène. Adara se mit à faire ce qu’elle avait toujours fait : fuir et se cacher. Elle passa toute la récréation, enfermée dans les toilettes.
C’est la directrice qui vint la chercher. Elle lui demanda des explications.
— Vous avez poussé Jordan ?
— Non, madame.
La femme haussa un sourcil, peinant à la croire. Jordan était à l’infirmerie. Quelque part, il l’avait bien cherché…
La directrice prit rendez-vous avec sa mère. Elle exigea de la voir à la fin de la journée. Adara s’était contenté de lui répondre qu’elle ne viendra pas.
Contrariée, madame Olmans passa un appel à sa maison. Le téléphone sonna pendant dix minutes. Finalement, quelqu’un décrocha, de mauvais coeur. La voix enraillée de sa mère se fit entendre. Olmans essaya de lui expliquer qu’il y avait eu une altercation entre sa fille et Jordan. Madame Millers se mit à insulter Adara de tous les noms. Adara baissa les yeux.
Elle savait que le retour à la maison allait devenir un enfer.
Ce fut la directrice qui l’emmena, accompagnée de madame Williams. Elles prirent la décision de parler à ses parents, quitte à s’inviter à l’improviste.
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