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Tous les ans, c'est pareil ! La nuit d'Halloween, la Porte entre notre monde et « l'autre » s'ouvre. Une sorte de faille dimensionnelle, vous expliquerait Einstein - même s'il n'est plus le même depuis qu'on a mis son cerveau dans un bocal. La consigne à cette occasion, c'est de rester chez soi. Et je suis toujours les consignes. Je suis un citoyen modèle : je travaille, je paye mes impôts, j'ai une femme, un enfant, un chien et un petit mausolée confortable dans le quartier des squelettes - chez nous, on n'est pas vraiment communautaristes, mais les zombies ne vivent pas comme nous.

Allez dire ça aux enfants ! Cette année, mon fils a eu l'idée saugrenue de se déguiser en Vivant et de partir de l'autre côté pour récolter des bonbons - sans doute influencé par cette goule avec laquelle il traîne après l'école. Quand ma femme s'en est aperçue, elle m'a envoyé le récupérer de l'autre côté. J'ai donc dû franchir la Porte, à ma grande horreur. J'ai toujours trouvé ça malsain, tous ces Vivants costumés en morts ou en monstres. Mais avais-je choix ? J'ai attrapé mon suaire et j'ai franchi la Porte.

Après avoir longuement erré dans la ville, j'ai cru reconnaître mon fils en compagnie d'une sorcière et d'un monstre de Frankenstein. Mais quand je l'ai attrapé par le bras, il s'est mis à pousser des cris de chouette qu'on plume - j'ai alors réalisé que ce n'était pas mon rejeton mais un Vivant costumé.

Avant même que je puisse expliquer mon erreur, la police m'est tombé dessus, pour « tentative de rapt ». Je me suis retrouvé ceinturé, menotté et embarqué au poste. En attendant de m'interroger, ils m'ont jeté dans une cellule où dessaoulait un ivrogne. Mon voisin semblait heureux d'avoir de la compagnie : il a trouvé « mon costume très réussi ». Il a même sorti de sous sa veste une bouteille et m'a proposé une rasade ; au point où j'en étais, cela ne pouvait pas faire de mal. Bien entendu, tout s'est écoulé à mes pieds, mais les vapeurs me sont montées au crâne.

Quand l'un des policiers est venu me chercher pour m'interroger, négligeant toute prudence, je l'ai regardé en face, souriant de toutes mes dents. Quand il a enfin réalisé que mes orbites étaient vides, il s'est mis à hurler de terreur. Profitant de sa panique, j'ai attrapé mon compagnon d'infortune et nous nous sommes enfuis du poste. L'ivrogne m'a proposé de faire la fête avec lui, mais je me suis poliment excusé et je suis parti à travers les rues de la ville, recherchant la Porte vers mon monde.

En arrivant vers les faubourgs, j'ai débouché juste devant un charmant cimetière. Je me suis dit que j'y trouverais peut-être des gens convenables pour me renseigner. Un loup-garou policier se trouvait justement à côté de l'entrée, sans doute envoyé par notre monde pour prendre en charge les égarés.

Il m'a paru un peu bizarre : la gueule raide, les yeux vitreux, le poil rêche... mais il faut avouer qu'on recrute un peu n'importe qui ces temps derniers. Je lui ai exposé mon cas ; il m'a écouté avec attention, avant de me proposer de faire une halte par le cimetière pour m'éclaircir les idées avant de me raccompagner. Sur le moment, cela paraissait une bonne idée.

Le lieu m'a paru ravissant, avec toutes ces petits monuments gothiques sagement alignées - en matière de pierre tombale, je suis plutôt un conservateur. Le loup-garou marchait à quelques pas derrière moi. Je dois avouer qu'il y avait chez lui quelque chose qui me hérissait les côtes, sans que je puisse exactement dire quoi.

Alors que nous nous dirigions vers un mausolée accueillant, à l'autre bout d'une allée latérale, on m'a poussé dans le dos. J'ai dégringolé dans une fosse profonde. J'aurais pu me briser quelque chose, mais ma chute a été amortie par une épaisse couche d'os fracassés. J'étais un peu étourdi, cependant - plus à cause des vapeurs d'alcool que de ma chute, et j'ai mis un moment à réaliser où je me trouvais. Quand j'ai repris mes esprits, j'ai vu à côté de moi... un crâne. Il avait perdu sa mâchoire inférieure et sa tempe droite semblait enfoncée. A cette vision horrible, je me suis mis à claquer des dents - et du reste.

Au-dessus de moi, j'ai entendu le loup-garou ricaner :

« Alors, on fait moins le fier, le squelette ! Tu croyais t'en tirer comme ça ? »

Sous mes yeux effarés, il a arraché sa gueule, pour laisser apparaître un visage rond, aux joues rouges et aux yeux brillants.

Une face de Vivant.

Hurlant de terreur, j'ai tenté de me relever, mais mes métatarses se prenaient dans les fragments d'ossements tout autour de moi. C'était vraiment horrible, tous ces squelettes réduits en morceaux ! On aurait dit qu'il avait été brisés à coups de matraque. Qui avait pu commettre une telle ignominie ?

Le Vivant s'est penché un peu plus au-dessus la fosse, m'observant de ses petits yeux brillants :

« Alors, est-ce que je m'occupe de toi maintenant, ou est-ce que je te laisse mijoter ? »

Il a éclaté d'un rire gras avant d'ajouter :

« Tu vas mijoter, c'est bien plus drôle ! »

Désespéré, je me suis replié comme un vieux parapluie. Je venais de comprendre que j'étais tombé sur un serial killer de morts...

* * *

Je ne sais combien de temps je suis resté dans ce terrible trou, au milieu des fragments de cadavres. J'entendais le criminel s'affairer au-dessus de moi, à faire je ne sais quoi. Tout cela ressemblait à un cauchemar. Ma femme serait furieuse en me voyant débarquer dans notre caveau avec autant de retard. J'espérais que mon fils était sain et sauf.

Il me fallait fuir, coûte que coûte. En m'excusant avec profusion auprès de ces pauvres restes, j'ai saisi des morceaux de tibias et je les ai plantés dans les parois du trou pour m'en servir comme échelons ; au cas où, j'ai gardé un crâne bien poli sous le bras.

Je suis tombé sur une scène d'horreur : le faux loup-garou avait planté des humérus dans le sol et jouait aux quilles avec une tête en guise de boule. Je n'ai pu réprimer un cri d'horreur. Il s'est retourné et m'a aperçu ; ramassant le gros gourdin qu'il avait posé à côté de lui, il l'a abattu sur le crâne le plus proche, le pulvérisant littéralement. Son sourire sadique me disait que je serai le prochain. J'ai pivoté sur moi-même pour fuir, mais mes genoux tremblaient si fort que je me suis étalé de tout mon long.

J'ai eu à peine le temps de rouler sur le côté pour éviter la terrible massue, qui s'est abattue à seulement quelques centimètres de ma tête ! Réalisant que je tenais encore le pauvre crâne mutilé, je l'ai envoyé dans ses jambes, parvenant à le déséquilibrer. J'en ai profité pour me relever et filer à travers les tombes, en m'efforçant de ne pas me fêler les tibias contre les stèles. Le Vivant s'est lancé à ma poursuite ; je sentais presque son souffle sur mes vertèbres.

C'est alors que j'ai aperçu une silhouette qui s'extirpait d'une sépulture. Sans doute un résident récent : il avait encore de la chair sur lui. C'est embarrassant à dire, mais nous, les morts, nous commençons notre non-vie de la même façon que les enfants des Vivants : incapable de raisonner, soumis à nos instincts... Au fur et à mesure de notre décomposition, notre conscience se développe.

Sentant l'ouverture de la porte, ce pauvre « nouveau-mort » se sentait attiré vers le monde meilleur qui s'étendait de l'autre côté. Même si ce n'est pas la seule voie pour y parvenir, il faut avouer que cette anomalie a tout de même une utilité, ou bien les autorités auraient fini par l'éliminer à cause de tous les désagréments suscités. Même s'il faut pour cela étouffer les affaires de Vivants qui se font croquer... Dans cet état infantile, les nouveaux-morts s'avèrent dangereux pour tout le monde. Il veulent se repaître des Vivants et jouer avec les squelettes comme avec des hochets... et ils ne maîtrisent pas vraiment leur force !

En l'occurrence, celui-ci représentait une opportunité extraordinaire de me débarrasser de mon agresseur. J'ai incurvé ma trajectoire vers le nouveau-mort, qui finissait de se dégager d'un monticule de terre.

« Eurgh... Ga ga... » éructa-t-il en nous apercevant.

Il était plutôt attendrissait, surtout avec sa bouche toute molle et ses yeux tombants, mais je n'avais pas le temps de jouer les bonnes d'enfants. J'ai obliqué dans sa direction, le frôlant presque. J'ai senti de gros doigts patauds saisir mon humérus. Le nouveau-mort avait réussi à m'attraper ! Avec un sourire béat, il a commencé à me secouer dans tous les sens.

Je n'avais pas le choix si je voulais sauver ma non-vie. J'ai tiré d'un coup sec, lui laissant mon bras gauche entre les mains. Je ne me suis pas donné le temps d'être traumatisé par ce que je venais de faire : j'ai couru droit vers l'autre extrémité du cimetière. Ce n'est que quand j'ai eu le sentiment d'avoir pris assez d'avance que je me suis retourné : le nouveau-mort frappait sur la tête du Vivant avec mon bras. Ce dernier tentait bien de répliquer avec sa massue, mais elle rebondissait sur les chairs gonflées de son adversaire.

J'ai compris que je me devais d'intervenir, autant pour éviter au nouveau-mort d'être blessé, que pour empêcher que mon bras d'être endommagé. Invoquant tout mon courage, j'ai saisi un pot de chrysanthèmes qui traînait sur une dalle et j'ai couru vers eux ; profitant du fait que, tout à leur affrontement, ils ne m'avaient pas vu, j'ai cassé la potiche sur la tête du Vivant. Le criminel s'est écroulé, dans une pluie de terre et de fleurs fanées.

Le nouveau-mort battait des mains, enchanté, en répétant « Ougrah ! Bougha ! » avec enthousiasme. Avec douceur, je lui ai repris mon bras - un peu fêlé quand même - et je l'ai entraîné vers la sortie du cimetière, sans prendre le temps de vérifier si le criminel était bien mort.

Alors que je marchais sur la route, avec le nouveau-mort qui me suivait joyeusement, j'ai eu la chance de croiser une patrouille de véritables loups-garous, dont l'authenticité ne faisait cette fois aucun doute. Ils m'ont ramené chez moi, après un petit passage chez le thanatopracteur pour refixer mon bras. J'ai pu constater que mon fils était, quant à lui, rentré sans problème de son expédition.

Au final, tout s'est bien terminé. Ma femme et moi avons adopté le nouveau-mort ; nous tâcherons d'en faire un bon squelette, même s'il a encore beaucoup de chair à perdre. Il s'entend bien avec mon fils et mon chien, même s'il a encore tendance à les secouer, parfois.

Depuis cette nuit d'horreur, je me suis fait un devoir de prévenir les honnêtes morts de ce qui peut leur arriver de funeste que l'autre côté : les vivants ne sont pas toujours bienveillants...


Texte publié par Beatrix, 26 octobre 2014 à 23h14
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