Je me nomme Fléau, je suis immortel. Je ne connais plus mon âge, mais il avoisine les seize milliards d’années, j’ai arrêté de compter il y a longtemps. Je suis né des amours de Mère et Père de Toutes Choses, ainsi que nous les nommons mes frères et sœurs et moi. Je suis l’aîné, c’est sans doute pour cela que j’ai un léger défaut. Certes je suis beau, très beau même aux dires de mes amants et amantes . Ma peau est d’or rose, mes cheveux d’onyx, et mes yeux de saphir. Si l’on ne regarde pas de trop près et si je suis immobile, je suis la perfection, mais lorsque je marche pieds nus, j’oscille légèrement, j’ai une jambe légèrement plus courte que l’autre. C’est pour cela que par malice Mère me nomma Fléau, j’oscille comme le fléau d’une balance.
Il y a plusieurs milliards d’années la Mère de Toutes Choses se mit en colère, elle en avait assez d’être enfermée dans cet Ether, elle somma le Père de l’aider à mettre de l’ordre dans ce bazar que l’on nomme le chaos primordial. Ils créèrent ce que les humains appellent : l’univers, issu d’un amas noir comme la nuit, dans lequel tournoyait des particules de matières incandescentes. Et ils s’amusèrent beaucoup, dans l’immensité de l’espace ils firent plus de 180 milliards de galaxies, de toutes formes, de toutes tailles, de toutes couleurs que nous appelons les Mondes. C’est à ce moment-là que je fus conçu. Ma légère imperfection donna à Mère l’idée de la grande balance, et elle m’en confia la responsabilité, pendant qu’Elle et Père vérifiait l’agencement de chaque univers et de chaque monde.
Aussi loin que je m’en souvienne je l’entends me répéter : « Souviens-toi Fléau, les mondes doivent toujours être en mouvement, les plateaux de la balance doivent osciller tout le temps comme toi, c’est pour cela que tu t’appelles Fléau, pour te le rappeler chaque jour. L’immobilité entraîne la mort, ta mort Fléau et celle des Mondes. Je te confie celui-ci, lorsque nous aurons terminé notre travail Père et moi, nous viendrons voir ta création, en attendant fait bouger les plateaux doucement, tous les jours. Tu as compris Fléau ? » Invariablement je lui répondais « Oui Mère, il faut que je fasse bouger les plateaux doucement, tout le temps, tous les jours ».
Plus tard et en raison de la complexité de tous nos mondes, j’ai réalisé la Grande Table aux Balances, qui permet de contrôler les mouvements des galaxies, et de les faire vivre jusque dans la moindre poussière de chacune. Pour me remercier Mère me fit don de l’immortalité, j’aurais trente-cinq années terrienne jusqu’à la fin des temps, si cette fin existe.
J’organisais cet espace qui m’avait été confié et cela me pris du temps. Père et Mère venaient régulièrement regarder son évolution. Ils étaient souvent approbateurs et me laissaient continuer sans intervenir, parfois mécontents ils provoquaient des secousses modifiant l’ordonnancement de mon Univers.
J’étais arrivé à stabiliser mon monde, certes il continuait de grossir et de grandir mais j’avais canalisé son expansion, cela me pris entre 7 et 10 milliards d’années. Puis comme je n’avais pratiquement plus que des vérifications techniques de ma table de contrôle à effectuer je commençais à m’ennuyer.
Pour m’amuser et rechercher de nouvelles évolutions jetais mon dévolu sur une petite planète dans la Galaxie que vous appelez la Voie Lactée. Une petite planète mais suffisante pour mes expérimentations. C’était il y a quatre ou cinq milliards d’années environ. A cette époque je maîtrisais parfaitement la Grande Table, j’en conçu une extension pour m’aider à façonner cette petite boule qui était toute en fusion. Tout d’abord, je créais un système autour d’un astre plus incandescent qu’elle que l’on nomma soleil, puis la bombardais de météorites pour la faire grossir un peu, je l’a fit entrer en collision avec un astéroïde, la poussière créée s’agglutina et créa une planète gravitant autour d’elle et que l’on appela lune, pour qu’elle refroidisse je l’éloignais du soleil, j’y amenais de l’eau. Puis une croûte épaisse se forma, d’un côté il y avait la terre de l’autre l’eau. Plusieurs fois je faillis perdre cette sphère, mais elle résistait toujours comme guidée par mon désir créatif, ou par ma force vitale.
Père et Mère venaient souvent et observaient curieux la progression de mon travail. Sur ma table, je créais des formes qui me permirent de structurer des continents, écartant ou rapprochant des blocs entiers d’écorce terrestre, créant des montagnes, des plaines, des rivières, des fleuves, des mers, bref je bouleversais la surface de cette petite planète en fonction de mes envies. La table de contrôle se remplit de cubes, de parallélépipèdes, de cônes, de sphères, que je manipulais. La petite planète trembla, j’eus peur parfois de la perdre, mais pas un endroit ne ressemblait à l’autre, partout le regard se posait sur des merveilles.
Enfin, lorsque Père et Mère furent satisfaits, ils me permirent d’insuffler la vie, de minuscules êtres unicellulaires, des bactéries, juste pour voire… Si le petit vivait le plus gros aurait sa chance. Je les fis évoluer lentement. Plusieurs fois, quatre me semble-t-il, je détruisis tout, enfin presque, je voulais une planète où toutes choses étaient en harmonie. Je voulais un juste équilibre.
Entre temps Mère avait donné naissance à plusieurs de mes frères et sœurs. Ils étaient turbulents et ne pensaient qu’à jouer. Au prétexte d’aider Mère, lorsqu’elle venait me rendre visite, ils se mirent à créer des animaux, des végétaux. Ils s’amusèrent à faire du vivant en fonction de leurs divertissements du jour, nous eûmes droit au plus gros, plus grand, plus petit, plus méchant, plus doux, et j’en passe. Ils venaient me trouver sans cesse, « Fléau peux-tu me mettre une montagne là » « Fléau écarte les montagnes » « Fléau fait pleuvoir » « Fléau… ». Un jour Fléau en eut assez. Je me mis exceptionnellement en colère, et tapait du poing sur la table en hurlant « Assez ! ». Les blocs et les sphères de la Table de Contrôle sortirent de leurs emplacements, certains se brisèrent au sol, les plateaux de la balance se mirent à avoir des mouvements incontrôlés et de grandeur ampleur.
Tous prirent peur, moi le premier. Je regardais d’un air hébété la Table, réalisant la puissance qu’était la mienne, lorsque Mère arriva furieuse. Sa sentence à mon égard ne fut pas si dure que cela, je fus condamné à remettre la table en ordre, à en créer d’autres, et à calmer les plateaux de la balance. Ceux de mes frères ou sœurs qui avaient ri se retrouvèrent assis à une table à contrôler des mondes stériles mais qui devaient rester en mouvement.
Je constatais toutefois l’ampleur de la catastrophe, certaines espèces étaient irrémédiablement éteintes, le froid s’était installé, entre autres dégâts … Ce fût la dernière grande extinction. Mais la vie restait présente, et devint différente. Je m’attelais à la tâche et j’arrivais à stabiliser la situation pas aussi vite que je l’aurais souhaité, mais le résultat fut meilleur que ce que j’avais fait au début, lors de la genèse de la petite planète. Mes Frères et Sœurs, du moins ceux qui restaient, travaillèrent sans cesse, créant de nouvelles espèces. La planète devint belle. Plus tard elle fut nommée la « planète bleue ». Je la nommais simplement Terre. Et c’est ainsi qu’elle resta connue.
Les choses s’étant calmées, tout redevint normal. A savoir : mes Frères et Sœurs se remirent à jouer. Ils en eurent toutefois rapidement assez de parcourir la planète en tous sens, les bêtes petites ou grandes s’enfuyaient en leurs présences. Il faut dire qu’ils sont particulièrement bruyants et agités, ce qui ne convient pas à la gente animal. Pour ma part j’accueillais volontiers les différentes espèces qui venaient me saluer, et nous partagions quelques nourritures et réflexions.
Mes Frères et Sœurs entreprirent alors de créer une nouvelle espèce, qu’ils voulaient plus « dégourdie, plus intelligente, et plus dévouée ». Ils l’appelèrent « les petits eux » au début puis « Homme ou Humains » . Ils choisir certains singes, les mutations réussirent plus ou moins. Enfin ils aboutirent à un résultat probant et ils les essaimèrent sur toute la surface du globe.
Mes Frères et Sœurs devinrent des dieux aux yeux de ces peuples ; alors qu’ils n’étaient que des géants qui s’amusaient. Suivant les époques et les contrées leurs noms étaient différents, mais ma famille était globalement satisfaite, les «petits eux « les aimaient, les craignaient aussi, leurs faisaient des offrandes. Petit à petit, ces animaux-humains prirent de l’assurance mais sans oublier ce qu’ils étaient avant. Ils modelèrent la planète suivant leurs envies et leurs besoins. Ils inventèrent la chasse, l’agriculture, architecture, et bien d ‘autres choses. Mais certains étaient plus avides que d’autres, avides de pouvoir, de puissance, de fortune. Ils parlèrent beaucoup, se battirent beaucoup aussi, tout comme leurs ancêtres devant un fruit jusqu’à ce que le plus fort le prenne. Certains plus intelligent que d’autres firent de belles choses, des peintures, des sculptures, de la musique, ils indiquèrent aussi des voies à suivre plus douces, respectueuses de toutes vies végétales ou animales. Mais cela ne fonctionna pas aussi bien que je l’aurais souhaité, pourtant à chaque fois qu’émergeait cette intelligence de beauté et de respect, je me prenais à espérer. Petit à petit les humains oublièrent aussi mes Frères et Sœurs, d’autres dieux vinrent, ceux qu’ils avaient créés.
Un peu du goût de Mère pour le rangement leur étant dévolu les humains classèrent et rangèrent tout dans des cases. L’histoire de la planète, les végétaux, les animaux, les meubles, les vêtements, les peintures, les dessins, la musique, tout… Ils voulaient savoir depuis quand Terre existait, d’où ils venaient, cherchaient leurs traces de partout, découvrant ce qui avaient été précédemment détruits, ou que j’avais éliminé. Etant au commencement de la Terre ceci me fit parfois rire, souvent sourire.
De mes parents, il en reste peu. Ils se sont réfugiés dans d’autres mondes. Certains ont tout simplement arrêtés de manipuler leurs tables, et sont partis en poussière, à leurs places de gigantesques trous noirs autour desquels gravitent encore quelques matières avant qu’elles ne soient absorbées et transférées dans des lieux que je ne connais pas.
J’eus quelques amants et amantes parmi ceux que vous nommez mortels. Certes à mon contact ils gagnèrent quelques centaines d’années de vie en plus. Toutefois, jamais ni Mère ni Père ne leurs accordèrent plus de mille ans de vie. Je les vis vieillir, leur corps et leurs âmes se décrépirent parfois l’âme plus vite que le corps. Mais dans leurs yeux il y avait une infinie tristesse. Lorsqu’ils mourraient, j’éprouvais une douleur si intense que j’hurlais, l’on m’entendit la première fois jusqu‘aux confins des mondes, la dernière fois je pleurais simplement, mais je ne m’habituais jamais, il est des douleurs qui vous vrillent tout entier. Je leur rendais un dernier hommage en nomment des étoiles de leurs noms, seul témoignage de ce qu’ils étaient pour moi. J’eus une épouse parmi mes semblables, nous eûmes deux enfants. Ils rêvaient de gloire, de puissance, alors que nous n’étions que des ouvriers en charge de la mécanique des sphères. La chute fut brutale, Mère les anéantis. Mon épouse regagna son monde, moi le mien. Immortels nous restons avec nos blessures, nos douleurs à l’âme et au cœur, personne ne peut même envisager qu’au-delà du temps elles ne se referment jamais. C’est le prix à payer.
Aujourd’hui, moi Fléau je suis fatigué. Fatigué de regarder les humains détruire ce que j’ai mis si longtemps à façonner, fatigué de leurs querelles, de leur avidité. Je n’ai plus l’envie des premiers temps. Je regarde ce monde que j’ai créé avec Mère de Toutes Choses, je ne le reconnais plus. J’ai passé un temps infini à transformer une petite boule de matière incandescente pour en faire un jardin, qu’ils ont détruit en moins de temps qu’il ne m’en faut pour modifier l’axe d’une planète. J’ai bien essayé de donner des coups de semonces, mais rien n’y fait. Les « petits eux » sont toujours plein d’arrogance, et continuent de se battre en actes ou en paroles.
Mère m’avait prévenu « toujours laisser la planète en mouvement, toujours laisser les plateaux de la balance dont j’avais la charge osciller entre le bien et le mal. De ces luttes incessantes nait la vie, le mouvement est la clef, les oscillations maintiennent la stabilité des mondes ». Certes mais ces humains provoquent maintenant des mouvements que je n’ai pas voulu.
Au-delà de tout cela, vous qui cherchez l’immortalité, sachez que le prix à payer est lourd, les blessures sont nombreuses et nous ne les oublions pas. Au final, nous sommes seuls, détestant parfois nos semblables, haïssant souvent nos créateurs. Nous ne connaissons que des amours et des bonheurs fragiles, rapides comme l’éclair, nous laissant assoiffés. Mais certaines soifs ne s’étanchent jamais. Nous sommes des Immortels, nous avons le temps et la jeunesse, mais rien de plus, Père et Mère nous ont conçus simples opérateurs de leurs œuvres, ils ont oubliés que nous pouvions avoir des sentiments, des émotions. Immortels et éternellement insatisfaits au demeurant. Si j’avais à refaire ma vie, je ne voudrais pas de cette Immortalité.
Aujourd’hui moi Fléau, Immortel de seize milliards d’années environ, tellement vieux que je ne connais plus mon âge, je veux juste un peu de repos, de calme, de silence, d’harmonie, une simple fraction de seconde d’immobilité parfaite où tout serait figé. Alors j’ai arrêté un à un tous les objets me servant à contrôler mon Monde. Ceux en périphérie d’abords, puis méthodiquement je me suis rapproché du centre, constatant chaque destruction avec une certaine satisfaction.
Je savais que j’avais tort, que ce faisant j’engendrais ma propre perte, Mère m’avait prévenue. Mais j’avais accompli ma tâche, je travaillais depuis si longtemps, je n’avais plus rien à prouver, à éprouver, et trop de mes amours étaient mortes.
Aujourd’hui, moi Fléau, vieil Immortel de seize milliards d’années environ, je tourne l’ultime objet de ma table, et le place sur le zéro. Je regarde le soleil devenu noir, dans l’obscure clarté le monde tombant en poussière se mêlant dans l’infini des splendeurs invisibles du chaos, celui des origines. J’entends les cris silencieux des hommes et des bêtes, je vois leurs regards, je sens leurs peurs. Pourtant je reste calme, ceci est mon choix, j’ai souhaité cet infime moment. Bientôt ce sera mon tour.
Aujourd’hui, moi Fléau, Immortel, je m’évapore en poussières d’or, d’onyx et de saphirs. Simples particules s’en allant flottant dans l’Ether. Trainée brillante de ce que je fus.
Aujourd’hui, moi Fléau, Immortel des premiers temps, je meure.
Enfin !
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