Acrétius se laissa tomber de son cheval, immédiatement suivie par sa sœur. Bien emmitouflés dans leur cape doublée de fourrure, ils se tinrent debout devant l’entrée du domaine de Fleurdys, à quelques kilomètres à l’est de la ville de Souviance et l’examinèrent, les sens aux aguets. Ils soufflaient une petite brume à chaque inspiration. Le ciel était d’un parme étincelant, mais les rayons du soleil peinaient à les réchauffer. L’atmosphère avait une qualité presque cristalline et l’air glacial piquetait leur peau.
Dame Mallkyn les rejoignit et fit le tour de l’endroit de son regard acéré. Le reste du groupe de soldats et d’arcanistes attendait quelques mètres en arrière. Dans le parc, laissé à l’abandon depuis dix ans, la nature avait repris ses droits : seules les herbes sauvages, qui résistaient au froid, envahissaient les allées, parées d’éclat de glace.
— Restez là, ordonna-t-elle au reste du groupe.
Suivie par Acrétius et Katria, elle poussa le portail noir et avança sur l’allée principale, en direction du manoir abandonné, à une centaine de mètres. Ses murs en pierres grises étaient intacts ; la lourde porte fermée à clé depuis dix ans avait perdu de son lustre, mais elle restait en bon état. Seul le toit montrait les signes des griffes d’eau et d’air de la nature. Elle se rappellerait toujours la première fois où elle était venue, après avoir vu Sirian, et où elle avait découvert la chambre dans laquelle il était enfermé. Elle frissonna à ce souvenir. Puis elle pensa à son pupille. Elle avait été soulagée d’apprendre par corbeau qu’il allait de mieux en mieux. Le laisser en arrière avait été difficile, mais elle savait que c’était la meilleure des choses à faire.
Sélyna était très confuse, son esprit sans doute perdu dans les limbes, mais elle avait réussi à leur indiquer l’endroit où elle avait rencontré son commanditaire. Katria et Acrétius, mandatés par Mallkyn avant qu’elle ne quitte Argentlune, presqu’un mois auparavant, avait déterré tous les documents de Fleurdys et les avait tous relus.
Mallkyn avait pâli en écoutant leur rapport. Dix ans plus tôt, l’enquête avait été bâclée. Et si elle avait permis de condamner Fleurdys, c’était pour cacher quelque chose d’encore pire. Les expérimentations du baron étaient contre-nature, contre les lois du Duché et dangereuses. Tous ceux qui y étaient mêlés à l’époque allaient être punis ; le Duc, informé des évènements, allait y veiller personnellement. Apprendre que certains membres du Conseil Silencieux et du Sigile utilisaient ses ressources pour étudier et réveiller une ancienne magie avait ébranlé la Haute Inquisitrice : ce qu’elle avait découvert montrait que le Sigile des Arcanes, l’institution en laquelle elle croyait, avait été construit sur des bases corrompues.
Acrétius déverrouilla habilement la porte d’entrée et la poussa prudemment. Un silence obscure, à l’odeur de poussière et de moisissures, les accueillit. L’intérieur était entièrement vide ; toutes les possessions du baron ayant été vendues selon les souhaits de son descendant. Ils pénétrèrent dans le hall. Katria jeta un coup d’œil autour d’elle, puis tourna la tête vers un escalier qui descendait vers le sous-sol.
— Par là, chuchota-t-elle.
Acrétius alluma la lanterne qu’il tenait à la main, puis dégaina son épée, imité par sa sœur. Ils s’enfoncèrent en silence dans l’escalier. La descente ne fut pas trop longue : ils atteignirent un couloir aux murs de pierre et au sol tapissé de dalles, il était assez haut pour qu’ils n’aient pas à se pencher et assez large pour avancer à deux de front. Ils tournèrent à droite et le suivirent jusqu’à une porte assez épaisse, sans ornements. Acrétius la força en lui donnant un coup d’épaule. Une cave ou un cellier s’étendait devant leurs yeux. Les étagères en bois entièrement vides alignées le long des murs avaient dû contenir des bocaux ou des pots, sans doute aussi des bouteilles de bon vin.
Les trois sigilites observèrent la salle, les yeux écarquillés. Des amas de cristaux transparents ou colorés semblaient pousser du sol, des murs et du plafond. Au centre de la salle brillait un cristal presque aussi grand qu’un homme de taille moyenne. Il était parsemé de filaments bleus. Mallkyn s’en approcha.
— Ce doit être le cristal que Sélyna a décrit, murmura-t-elle.
Avant qu’Acrétius ait pu l’en empêcher, elle posa une main dessus. Le contact était étonnamment chaud. Les tentacules les plus proches commencèrent à frétiller et à s’approcher de sa main. Elle la retira vivement.
— Qu’est-ce que ça fait là ? marmonna le sigilite, en l’examinant attentivement.
— Cailéan les appelle des cristaux mnémiques.
— Ils n’existent qu’au Bastion du Verre et au cœur des montagnes, fit-il d’un ton surpris.
— Plus maintenant, il faut croire.
Katria avait contourné le cristal et observait attentivement le sol.
— Venez voir, fit-elle.
Ils la rejoignirent et découvrirent des veines transparentes et bleutées qui couraient sur le sol depuis le monolithe. Elles s’étendaient jusqu’au mur du fond, derrière lequel elles semblaient disparaitre. Acrétius s’avança jusqu’à lui et l’effleura de sa main gantée. Il effaça doucement les traces de poussière et de saleté.
— Je me demande si …, fit-il.
Ses compagnes le regardèrent attentivement. Il effleura la pierre jusqu’à ce qu’il sente une petite bosse. Il appuya dessus et la pierre bougea dans un bruit de grincement et de frottement. Il recula d’un pas, la main sur le pommeau de son épée.
Ils découvrirent d’autres marches qui s’enfonçaient plus profondément dans le sol. Ils les suivirent, atteignirent un autre couloir, décoré des rubans de cristaux qui serpentaient sur le sol et brillaient sous l’éclat de la lanterne. Il les menait en dehors du domaine, selon les estimations de la Haute Inquisitrice. Après avoir marché une demi-heure, ils débouchèrent dans une salle carrée assez vaste, aux murs et au sol identique à ceux du couloir. Des braseros éteints étaient placés au quatre coin de la pièce et des torches attendaient d’être allumées sur les murs. Acrétius alluma les deux premiers braseros puis rejoignit ses compagnes.
Au centre de la pièce jaillissait un monolithe de cristal, presque identique à celui du manoir, mais qui culminait à au moins trois mètres de hauteur. La faible lueur de la torche et des braseros y créait des reflets enflammés. Éparpillés dans la pièce se trouvaient d’autres amas de cristaux. Ils semblaient tous prendre leurs racines dans le sol. Le cristal principal était d’une pureté exceptionnelle. Sa paroi se modifiait par endroit, comme si des excroissances cristallines étaient créées puis disparaissaient. Elle donnait l’impression d’être vivante. Mais ce qui le rendait extraordinaire était l’être humain enchâssé en son centre,.
— Fleurdys, murmura Mallkyn avec une moue dégoutée.
Malgré l’impossibilité de la chose, malgré son incompréhension totale quant à son fonctionnement, elle voyait le corps parfaitement conservé du Haut Arcaniste du Sigile des Arcanes, censé être mort depuis dix ans.
— Alors c’était vrai, fit Katria, les sourcils froncés.
— C’est ce que les témoignages et les documents nous indiquent. Pendant dix ans, il a été entretenu et soutenu par les hommes et les femmes à la solde de Percival Valombre.
Mallkyn avança et tendit la main vers le cristal.
— Madame, je ne sais pas si c’est une bonne idée, intervint Acrétius, inquiet.
Mais elle ne tint pas compte de sa remarque et posa sa paume sur lui. Il était chaud et légèrement vibrant. Elle aperçut une substance bleutée, qui avait l’air liquide et qui s’accrochait au corps. Il ne réagit pas, n’ouvrit pas les yeux. Son visage blafard et émacié et la peau de ses mains indiquaient que c’était bien un cadavre. La surface sembla soudain prise de folie et elle sentit le cristal bouger sous ses doigts. Elle retira sa main et recula.
— Katria, postez deux soldats à l’entrée du manoir. Que les autres fouillent le reste du bâtiment, très prudemment, puis qu’ils installent un camp au rez-de-chaussée. Accompagnez les arcanistes jusqu’ici. Ils devront placer les sceaux dans cette pièce, celle du haut et dans le couloir.
Celle-ci s’inclina et partit à grands pas vers la sortie. Acrétius resta près d’elle, le regard fixé sur le corps de Fleurdys, ses lèvres serrées en une fine ligne.
— J’aimerais vraiment faire exploser ce truc, fit-il.
Mallkyn sourit.
— Moi aussi. Mais il vaut mieux se montrer prudent. Le gouverneur du Bastion du Verre saura nous donner des conseils à ce sujet.
Le sigilite se détourna de l’objet et l’observa un long moment. Lui aussi avait été particulièrement horrifié par ce qu’il avait découvert. Ceux qui soutenaient Fleurdys avaient fait confiance aux procédures rigides du Sigile des Arcanes pour cacher à jamais leur secret dans les Limbes. Mais c’était mal connaître la Haute Inquisitrice.
— Allez-vous dire ce que vous avez découvert à Sirian ?
— J’imagine que je le devrais, répondit Mallkyn. Je devrais aussi les faire enfermer, lui et Cynred, pour les étudier.
Acrétius se raidit. Puis il se reprit et posa sur elle un regard neutre, trop neutre. Mais elle sentait qu’il était tendu. Avant cette affaire, elle considérait Acrétius et sa sœur comme de très bons sigilites, comme beaucoup de ses employés. Depuis que les soupçons sur le Sigile s’étaient insinués en elle, elle avait trouvé en eux des alliés loyaux dans sa quête de vérité. Cailéan les lui avait recommandé et elle avait senti que d’autres secrets se cachaient dans ses paroles.
Avant cette affaire, sa vision de la magie était monochrome. Elle pensait connaitre toutes ses manifestations ; il était clair dans son esprit que les principes et les lois du Sigile protégeaient la société, mages y compris. Puis elle avait pris Sirian sous son aile, elle avait rencontré Cynred, et ses certitudes s’effilochaient.
— Ne t’inquiète pas, fit-elle. Je n’en ferai rien : le Sigile les écraserait et s’ils survivaient, ils se retourneraient contre le Duché. Et je ne pourrais même pas les en blâmer.
Acrétius se détendit.
— Et pour Sirian ?
— Je le lui dirai, de vive voix, la prochaine fois que je le verrai.
Elle se rappela soudain la fureur qu’elle avait ressentie en découvrant ce que Fleurdys avait fait, le nombre d’expériences tentées pour recréer un Sérantide, le nombre de victimes que son obsession avait faites : la mère de Cynred, morte de maladie à un jeune âge ; celle de Sirian, décédée en couche, sans doute pour la même raison, parce que le Baron de Fleurdys leur avait fait boire l’un de ses élixirs. Les pouvoirs de Sirian étaient sans nul doute le résultat de cette expérience. Il ne l’avait jamais considéré comme son fils, mais comme sa création. Cependant, elle le lui dirait, car cela expliquait l’origine de ses pouvoirs, aussi tordue soit-elle, et cela faisait de lui et de Cynred des adelphes.
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