Debout sur les remparts, Sirian regarda la Haute Inquisitrice et sa suite s’éloigner à dos de Marcheurs du Roc. Il serra les poings. Son visage était figé en un masque de rage. La peau de son visage le picotait sous l’assaut du vent qui sifflait autour de lui. Le soleil pâle avait du mal à réchauffer le plateau, mais aucun nuage ne déparait le ciel parme. A cette hauteur, il avait une bonne vue sur le plateau et les montagnes à l’est et à l’ouest. Pourtant les secrets les plus lointains du Bastion du Verre lui étaient encore cachés. Lorsque le dernier membre du groupe disparut hors de sa vue, il resta planté là, à ruminer.
Deux semaines s’étaient passées depuis la chapelle. Sirian avait attendu une semaine que la Haute Inquisitrice lui donne des nouvelles, quand le prince était revenu : il avait voulu la rejoindre à Souviance, mais elle le lui avait interdit, par message interposé. Cailéan avait été très ferme.
Puis lorsqu’elle était revenue, elle lui avait annoncé sa nouvelle affectation : diriger l’annexe du Sigile des Arcanes au Bastion du verre. Décision appuyée par un membre du Conseil Silencieux, rien de moins. Pendant cette semaine de discussions et de tergiversations, il avait essayé de la convaincre de revenir sur sa décision. En vain.
Sirian tournait comme un lion en cage quand il était seul et exerçait un contrôle strict sur ses émotions quand il était en présence des autres. Ils ne devaient pas voir sa colère et sa rage, qui grandissait chaque jour. Une part de lui ne comprenait pas pour quelles raisons il ressentait cela, mais il la faisait taire impitoyablement. La nuit, son père lui apparaissait et lui parlait : le passé et le présent se mêlaient ; des images et des paroles récentes s’enchevêtraient avec d’autres plus anciennes, déformées et opaques parfois.
Sa nouvelle fonction était une promotion. Mais tout ce qu’il voyait, c’était qu’elle le laissait derrière, loin d’Argentlune, le plus loin possible de la cachette de son père, avec interdiction d’enquêter sur lui. Et cela le faisait enrager. Il le lui avait dit, la veille de son départ : elle avait pâli, mais ne l’avait pas réprimandé. Un éclair de culpabilité l’avait traversé, mais sa rancœur l’avait immédiatement étouffé.
— Qu’est-ce que tu veux ? fit-il soudain, d’un ton hargneux.
En silence, Cynred appuya ses bras sur le mur juste à côté de lui. Une vague de honte envahit Sirian ; il jeta un coup d’œil à son ami, mais celui-ci admirait le paysage. Puis la colère la remplaça.
— La vie fait parfois de drôles de blagues, tu ne trouves pas ?
Un petit rire sarcastique sortit de la gorge de Sirian.
— On peut dire ça.
— Elle cherche à te protéger …
— Je connais ses raisons, l’interrompit le sigilite, en fronçant les sourcils. Cela ne rend pas la situation plus facile.
Tu l’effraies. Elle veut te contrôler, t’éloigner d’elle. Tu es encore seul.
— Je ne suis pas certaine que tu comprennes vraiment, fit une autre voix sur sa gauche.
Il jeta un coup d’œil à Isobel. La voir allégea son cœur. Puis la colère le reprit à nouveau dans son étreinte de fer. Pourquoi es-tu en colère contre elle ? Il sentait que quelque chose n’allait pas chez lui, mais il n’avait pas le temps de réfléchir, de respirer, tant ses émotions tourbillonnaient dans son crâne. Il était épuisé, mais il n’arrivait pas à dormir. Depuis la chapelle, ses émotions étaient un maëlstrom qu’il ne parvenait plus à contrôler. Seule la recherche de son père pourrait lui donner un but pour les canaliser. Sa souffrance était devenue de la haine et elle le rongeait. Et il ne pouvait s’empêcher de s’en prendre à ses amis. Il ne pouvait s’empêcher de penser à son père.
— J’ai été vraiment insupportable ces derniers jours, grogna-t-il, presqu’à son corps défendant.
Un bref éclat de rire retentit à sa droite.
— Vous devriez me laisser tranquille, continua-t-il, d’un ton sec.
— Non.
Il sursauta et regarda Cynred. Son irritation augmentait à nouveau. Ses poings se serrèrent. Le jeune homme le regardait paisiblement, mais son expression était ferme.
— C’est ce qu’on a fait jusqu’à présent. Mais c’est terminé, continua Isobel.
Sirian poussa un soupir d’agacement. Depuis cette nuit-là, il avait l’impression de tout voir en noir et en gris. D’être toujours en colère.
— Demain, c’est le début du festival des Frimas, fit Isobel, d’un ton léger. Et le premier jour du Marché des Artisans.
Il la regarda en écarquillant les yeux. De quoi lui parlait-elle ? Il n’avait pas le temps pour ces futilités. Il devait … Cynred s’approcha de lui et murmura :
— Je dois trouver un cadeau pour Isobel.
Un cadeau pour … ? Son esprit troublé ne comprenait pas où il venait en venir.
— Et puis après-demain nous irons au Val de Roche, fit Isobel.
— J’en suis ravi pour vous, maugréa-t-il, sarcastique.
Isobel se plaça soudain dos au rempart, très proche de lui et il aperçut son sourire du coin de l’œil. Il se sentait encadré, presqu’étouffé, par ces deux étrangers, ses ennemis. Il cligna des yeux. Étrangers ? Ennemis ? Non, des amis. La sensation d’oppression augmentait de seconde en seconde. Il était en colère contre eux. Mais en colère pour quelle raison ? ne cessait de répéter une petite voix dans sa tête.
— Tu viens avec nous, tu sais.
— Isobel m’a dit que c’était un endroit extraordinaire, reprit Cynred.
Sa voix attira son regard. Une réplique sarcastique se présenta, mais il n’eut pas le temps de la prononcer.
— Un village troglodyte ? Tu imagines, continua-t-il d’un ton joyeux. Avec les Marcheurs du Roc, on pourra même grimper à flanc de montagnes.
— Je suis certain que c’est génial, grogna-t-il, mais je n’ai pas le cœur à m’amuser.
— Cela fait des années que je n’y suis pas allée, fit Isobel. Je me demande si cela a beaucoup changé.
Il voulait lui crier que cela ne l’intéressait pas, mais lorsque son regard se posa sur le visage détendu de don ami, les mots moururent dans sa gorge. Puis il surprit un éclair d’inquiétude dans son regard.
Il la regarda attentivement. Petit à petit la silhouette oppressante de son père dans le corps de Valronn, celle qui le hantait depuis ce moment-là, dans la chapelle, s’évanouit. Sa voix qui l’appelait et le provoquait se distordit puis disparut. La rage et la haine qui enserraient son cœur s’atténuèrent. Un vertige le saisit et il vacilla. Il crispa les paupières et s’accrocha de toutes ses forces au rempart. Il sentit la main de Cynred sur son dos. Que lui arrivait-il ?
Il serra le médaillon de cristal dans son poing. Il avait refusé de l’enlever, malgré la demande de Mallkyn. Elle avait insisté et cela l’avait mis dans tous ses états, à un point tel qu’elle avait accepté qu’il le garde. Il se rappelait maintenant beaucoup plus clairement les regards inquiets que dame Mallkyn, Cailéan et dame Floraidh posaient sur lui, sans compter Cynred et Isobel.
Cynred déposa un autre cristal devant lui, sur la pierre grise du rempart. Il plongea son regard à l’intérieur : une sorte de nuage bleuté tourbillonnait furieusement en son centre, comme s’il cherchait à s’en échapper. Le cristal qu’il tenait dans sa paume le brûla soudain, il arracha la chaine et le contempla : il était transparent, son cœur bleu avait disparu. Il prit une profonde inspiration et regarda ses amis tour à tour, confus.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? murmura-t-il.
Il se sentait vidé. Ses émotions si fortes, si acérées, s’étaient apaisées. La haine et la colère, le sentiment d’abandon qu’il éprouvait jusqu’à présent, lui parurent soudain comme étrangers à lui-même.
— Tu n’étais pas toi-même, fit Isobel. Dame Floraidh l’a senti. Cynred aussi. Et Mallkyn, dans ses rêves.
— Dans ses rêves ? balbutia le jeune homme.
— Tu appelais à l’aide. C’est tout ce qu’elle a dit. Mais elle était secouée.
— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— Nous avons essayé. Mais tu étais sourd à nos arguments et tu rentrais dans des rages folles.
— Alors on a essayé autre chose, fit Cynred, en posant délicatement ses doigts sur le cristal. En espérant que cela fonctionne.
— C’était mon père, murmura Sirian.
— Je ne pense pas que la chose qui nous a parlé dans cette chapelle était ton père, continua son ami. Le prince Cailéan pense qu’à travers le cristal mnémique que tu portais, il t’a en quelque sorte contaminé, pendant que tu étais en contact mental avec lui.
Sirian se passa une main dans les cheveux.
— Ce n’était vraiment pas une bonne idée.
— Non, fit Cynred sur un ton amusé.
— Comment te sens-tu ? demanda Isobel, une main sur son bras.
Elle le fixait d’un air inquiet. Il lui sourit.
— Mieux. Je me sens … plus léger, répondit-il. La colère, la peine ou même la haine n’ont pas disparu, mais ils viennent de moi, cette fois.
— Je pense qu’ils venaient de toi, mais que ce médaillon les renforçait et les exagérait.
Sirian le regarda et hocha la tête.
— Alors tu nous accompagnes au Val de Roche ?
Un petit rire secoua Sirian.
— Oui. Bien joué d’ailleurs pour la manœuvre de diversion. Je ne comprenais rien à ce que vous racontiez.
Soudain son visage se fit grave et il recula d’un pas pour les englober dans son regard. Cynred et Isobel le fixèrent d’un œil inquiet. Les sentiments de solitude et d’abandon avaient complétement disparu. Ils reviendraient peut-être, mais pour l’instant, il se sentait mieux. La présence du tatouage, ranimée quand il avait enlevé le collier, le rassura aussi, sans doute pour la première fois depuis le jour où on le lui avait tracé.
— Merci, fit-il, la gorge nouée. Merci de ne pas m’avoir laissé tomber.
Isobel sourit et le prit doucement dans ses bras. Il posa son front sur son épaule et inspira profondément. Puis il leva les yeux et croisa le regard azur de Cynred, ce frère qu’il qu’il avait toujours eu sans le savoir. Celui-ci sourit. Rester au Bastion du verre ne lui paraissait plus si horrible maintenant. Dans quelques mois, son contrat de servitude se terminerait et il déciderait à ce moment-là ce qu’il ferait. Mais en attendant, vivre dans cet endroit mystérieux et rempli de magie, en compagnie de ses amis, était une bonne idée.
Cynred, rassuré de retrouver la mélodie pure de son ami, se retourna à nouveau pour observer le panorama. Ici, il était à sa place, véritablement pour la première fois depuis sa naissance. Il prit une profonde inspiration. Comprendre ce qu’il était et ce qu’il pouvait faire, être accepté et s’accepter, était à sa portée dans cet endroit. Et il avait trouvé une famille : une femme qu’il aimait par-dessus tout, un frère, des mentors et un pays à aimer. L’avenir était incertain, mais c’était une incertitude pleine de promesses et d’espoir : un avenir exaltant.
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