— Mes enfants, fit-il de sa voix distinguée.
— A quoi vous jouez, Valronn ? fit Cynred en serrant les poings.
Sirian ne réagit pas, les yeux écarquillés. Dans son esprit, il reconnut quelqu’un d’autre. Alors que son compagnon commençait à avancer vers lui, il lui agrippa le bras.
— Ce n’est pas Valronn.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu … ?
Cynred reporta son regard sur lui. L’homme s’était arrêté à quelques mètres d’eux et les contemplait avec un sourire. Le jeune homme l’examina attentivement et remarqua mille petits détails étranges. Le visage blafard, à la peau presque transparente, lui donnait l’air d’un mort-vivant ; des cernes créaient des poches d’ombre sous ses yeux injectés de sang. Sur son crâne, partant de chaque tempe pour se perdre à l’arrière, un entrelacs cristallin semblait s’enfoncer sous sa peau. Sélyna s’était agenouillée quelques pas derrière lui.
— Vous n’êtes pas Valronn, répéta Cynred.
— Vous êtes perceptifs, répondit-il avec fierté.
Puis il se tourna vers Sirian.
— Et comme tu ressembles à ta mère ! Je suis heureux de te revoir après tout ce temps. Mon fils !
Le sigilite pâlit et fit un pas en arrière, comme si ces mots l’avaient frappé. Puis il serra les poings.
— C’est impossible, mon père est mort.
L’homme soupira.
— Sirian, regarde derrière cette apparence. Tu as déjà reconnu mon esprit, n’est-ce pas ?
Un rictus de colère déforma brièvement les traits du jeune homme. Derrière les yeux de Sirian, la voix de son père résonnait, réveillant des souvenirs anciens, images et paroles mélangées.
— Laissez-moi ! hurla-t-il mentalement.
Un rire lointain répondit à son cri. Sirian cligna des yeux et se concentra sur les paroles de Cynred. La voix désincarnée reflua.
— Mais tu n’as pas tort, siffla le faux Valronn. Je suis mort…à cause de ta mère.
Il se tourna vers Cynred et celui-ci eut un mouvement de recul face à l’éclat de haine qui fit briller ses yeux et qui se réverbéra dans le cristal de son médaillon. Il jeta un coup d’œil à Sirian, mais celui-ci ne semblait pas l’avoir senti. Puis cela passa et Valronn sourit.
— Mais je ne t’en veux pas. Ce n’est pas de ta faute, mon enfant. Ils ne pouvaient comprendre combien mes recherches étaient vitales.
— Vos recherches ? fit Sirian.
La colère envahit son esprit, portée par la souffrance qu’il avait enfermée au fond de lui depuis toutes ces années. Le rire revint, de plus en plus fort, mais il l’ignora. Petit à petit, à la périphérie de sa vision, le décor se brouillait, les murs se transformaient. Il serra les dents, repoussant le souvenir qui menaçait d’envahir son champ de conscience.
— Quelles recherches nécessitent-elles d’enfermer son propre fils et de le soumettre à des expérimentations douloureuses ? cracha-t-il. Vous ne me l’avez jamais vraiment expliqué, père.
— C’était pour ton bien. Tu étais une énigme pour moi et je devais comprendre.
— Pour mon bien ? cria Sirian, d’une voix étranglée. J’avais cinq ans quand vous m’avez trainé dans cette chambre.
— Tu ne contrôlais rien ; tu réagissais à toutes les émotions que tu percevais ; tu émettais tes pensées partout et à tout va. C’était dangereux pour toi et pour les autres, déclara l’homme, le visage ferme, sur un ton de réprimande. Si le Sigile des Arcanes t’avait trouvé, que crois-tu qu’il se serait arrivé ?
— Vous auriez pu m’enseigner à me contrôler, me protéger, m’aimer …
Sa voix se cassa en prononçant ces derniers mots. Un éclair de souffrance traversa son visage, mais Sirian reprit le contrôle. La réalité continuait à se déliter autour de lui. La volonté de son père s’agrippait à lui. Comment était-ce possible ? Il mobilisa toute sa volonté pour s’accrocher à l’instant, à la voix de Cynred, à la sensation du sol sous ses pieds, à la lumière faiblissante. La terreur commençait à prendre de la puissance ; il avait l’impression d’être déchiré en deux. Comment pouvait-il continuer à parler alors que son esprit était plongé dans le chaos ?
— Mais au lieu de ça, vous m’avez volé mon destin ! Vous m’avez volé mon enfance ! Vous n’avez jamais été un père pour moi, pas comme vous l’avez été pour Cynred.
Soudain le prétendu Valronn parut déstabilisé.
— Je vous sentais, avec lui, lui enseigner la musique, vous occuper de lui, lui parler comme vous n’aviez jamais pu le faire avec moi.
— Mon petit, tu n’as pas à être jaloux …
— Jaloux ! l’interrompit Sirian, en faisant un pas en avant.
La mélodie du sigilite était chaos ; ses émotions l’emportaient dans un tourbillon : la haine, mais aussi la terreur. Cynred resta près de lui, de peur qu’il perde le contrôle. Puis, soudain, comme si un chef d’orchestre avait indiqué l’arrêt des musiciens, elle se calma et prit un rythme lourd et lent. Le visage de Sirian était glacial et ses yeux brillaient de haine. Le jeune homme fronça les sourcils : il y avait quelque chose d’autre dans son esprit, comme si une seconde mélodie, faible et chaotique, était emprisonnée derrière la première.
— Oui, je l’ai envié, au début, fit-il d’une voix sourde, tranchante comme l’acier. Jusqu’à ce jour où j’ai réussi à l’atteindre. Il était le premier à réagir et à me répondre. Il n’était même pas surpris ; il savait que j’étais là. Il m’a aidé à survivre, pendant les cinq dernières années de ce cauchemar, jusqu’à ce que sa mère me sauve. Vous ne le saviez pas ?
Le souvenir de ces moments remontèrent dans l’esprit de Cynred, mêlés de sa profonde culpabilité. Il la repoussa. Ce n’était pas le moment. Le regard de Sirian était voilé et son visage figé. Puis il pencha soudain la tête de côté, comme s’il écoutait quelque chose.
— Dépêchez-vous, lança-t-il à Mallkyn, accompagnant son message d’images du lieu où ils se trouvaient.
Il sentit son sursaut de surprise et son inquiétude, mais il dut lâcher prise. Cynred laissa aller ses sens surnaturels et eut un frisson de soulagement en entendant la mélodie d’Isobel, si proche. Le faux Valronn grimaça en serrant les poings. La colère montait en lui.
— Que nous voulez-vous, Fleurdys ? fit Cynred.
— Vous êtes mes enfants, je vous veux à mes côtés.
— Pourquoi ?
Ses lèvres s’étrécirent en une fine ligne et ses yeux lancèrent des éclairs. Il serra le pommeau de sa canne entre ses deux mains. Cynred se rappelait très bien de cette canne ; il la sentait encore heurter son visage et sa main dans ses cauchemars.
— C’est trop tôt, souffla-t-il. Je dois être certain de votre loyauté.
Cynred éclata de rire.
— Notre loyauté ?! Comment pourrions-nous vous être loyaux, après ce que vous nous avez fait ?
— Ce que je vous ai fait vous a forgés. Vous êtes forts et puissants, bien plus que ceux que vous servez, affirma-t-il soudain.
— Puissants ? fit-il d’un ton railleur. Vous avez fait de moi un paria ; Sirian est obligé de cacher qui il est vraiment à tout le monde.
— Je peux vous apporter le pouvoir, continua-t-il, comme s’il n’avait rien entendu. Nous serons les maitres du Duché . Ils sont tous si effrayés qu’ils ont laissé de précieuses connaissances pourrir dans les ruines ; leur vision sclérosante de la magie nous a rendus faible. Bientôt elle va disparaitre, car elle ne peut survivre. Nos guérisseurs sont incapables des miracles que leurs ancêtres pouvaient accomplir ; nos façonneurs sont de vulgaires artisans ; nos mages élémentaires sont opprimés. Vous, mes enfants, vous êtes l’avenir de la magie ...
— Vous êtes fou, souffla Cynred. Vous l’avez toujours été.
Le baron de Fleurdys allait répondre puis il fronça les sourcils. Ses yeux écarquillés se posèrent derrière eux. Une grimace de haine déforma ses traits empruntés. Cynred se retourna et vit Cailéan et Malkyn pénétrer dans la chapelle en ruines. Le jeune homme arracha le cristal et le jeta sur le sol. Aussitôt la présence rassurante du tatouage réapparut dans son esprit.
Sélyna, terrifiée, fit un bond pour s’enfuir par l’arrière, mais isobel apparut dans l’encadrement de la porte et la frappa du pommeau de son épée. La jeune femme s’affala sur le sol et se figea lorsque la pointe de l’épée de la garde-liée effleura sa gorge. Deux gardes du Sigile la soulevèrent et l’enchainèrent.
Le mage et la Haute Inquisitrice s’avancèrent. Cailéan posa un regard dégouté sur le corps emprunté.
— C’est donc ainsi que vous utilisez les connaissances que vous avez volés, Fleurdys, dit Cailéan, d’un ton méprisant.
— Les connaissances ne se volent pas, elles appartiennent à tous, cracha-t-il.
— Certaines doivent être méritées. Je ne sais pas comment vous avez fait pour survivre, mais je le découvrirai, assura le prince, sur un ton glacial. Maintenant que je vous ai découvert, le Conseil Silencieux en sera informé et je ferai en sorte que vous soyez coupé de tous vos soutiens.
Fleurdys posa ses yeux fous sur Sirian et Cynred. Il fit un pas maladroit vers ce dernier, comme si le corps lui échappait, et le regarda en l’implorant.
— S’il te plait. J’ai besoin de toi, prête-moi ton sang et ta magie. Tu ne seras plus jamais seul ; tu n’auras plus à te cacher.
— Je ne suis pas seul, répondit-il.
Cynred aurait dû se sentir horrifié, mais il l’observa avec tristesse. La folie avait emporté son esprit ; il ne semblait plus capable de raisonner. Sa mélodie était à l’image de sa psyché.
— Ça suffit, fit Cailéan en s’interposant.
Fleudrys tourna ses yeux chargés de haine vers le mage, puis vers la Haute Inquistrice et sa rage s’intensifia.
— Vous m’avez volé mes enfants ; soyez maudits tous les deux ! cria-t-il alors, les yeux brillants de haine.
— Volé ? fit Malkyn sur un ton glacial. Sirian n’est plus votre fils depuis longtemps et Cynred ne l’a jamais été. Ils ont grandi et sont devenus des hommes honorables en dépit de ce que vous leur avez fait subir, Fleurdys.
Sirian n’entendait plus d’autre voix que celle de son père. Il était seul avec lui.
— Viens, mon fils, rejoins-moi, fit la voix de son père, plus pressante.
Elle avait les tonalités que son père employait quand il était très jeune, celles qui lui manquaient depuis tout ce temps. La chapelle devenait le manoir : sa chambre d’enfant lumineuse et coquette, le jardin à l’arrière où il jouait ; le bureau immense de son père.
— Non, grogna-t-il.
Cynred se retourna vivement vers lui. Il étrécit les yeux : le sigilite avait la tête penchée sur le côté, le visage déformé par la souffrance, les yeux perdus dans le vide. Il semblait complétement déconnecté.
— Sirian ? fit-il, inquiet, en se rapprochant.
Celui-ci ne l’entendit pas. Il voulait se tourner vers Cynred, l’alerter, mais il perdait pied. Il avait l’impression que son esprit se séparait de son corps. En un dernier sursaut de rébellion, il fit refluer toute la souffrance et la haine qu’il avait emmagasinées au fond de lui depuis toutes ces années et les projeta contre l’esprit de son père.
Au même moment, celui-ci perdit le contrôle de son corps d’emprunt. Valronn s’effondra soudain, comme si le corps ne supportait plus la pression. Ses membres tremblotaient sur le sol ; les traits de son visage s’étiraient et se déformaient. Il éclata d’un rire rauque et craquant, qui souleva son torse décharné.
— C’est trop tard, balbutia-t-il. Vous ne me retrouverez jamais. Je suis éternel et je finirai par régner sur toutes vos pathétiques existences !
Le corps sembla prendre une profonde inspiration, puis s’affala, complètement inanimé. Les cristaux se détachèrent doucement et tombèrent sur le sol, en tintant légèrement. Sélyna poussa un petit gémissement et s’effondra entre les bras des soldats.
Sirian se sentait aspiré dans l’obscurité avec l’esprit de son père. Paniqué, il s’accrocha à ce qu’il put, comme s’il était en train de se noyer. Il perçut la conscience de Cynred, tel un phare de plus en plus lointain, alors qu’il perdait contact avec la réalité. Il essaya désespérément de s’y raccrocher, mais elle était trop loin. Puis la musique retentit, tel un battement de cœur. Elle l’entoura et il se laissa envahir par elle. Elle repoussa les ténèbres hurlantes de l’esprit de son père qui le lâchèrent. Il put reprendre le contrôle.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il les posa sur le corps qui avait transporté la conscience de son père, affalé sur le sol telle une poupée de chiffon. Mallkyn, Cailéan et Isobel étaient là aussi. Quand sont-ils arrivés ? Cynred le soutenait, le regardant avec inquiétude. Quand il le sentit revenir à lui, il le lâcha et reporta son attention sur le cadavre. Il fut soudain pris d’une envie de vomir et il dut s’appuyer au vestige d’un meuble ; Sirian ne pouvait quitter des yeux le cadavre de Valronn. Isobel se précipita entre les deux hommes, soutint Cynred et agrippa le bras de Sirian. Il la sentit, mais il entendait encore la voix de son père. A son cou, le médaillon scintilla d’un éclat bleuté.
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