— Es-tu prêt ?
Sa voix, âgée et harmonieuse, semblait se répéter en écho dans la salle et dans son esprit. Cynred était installé dans un fauteuil juste devant le siège de la Dame. Le brasero, derrière lui, irradiait une chaleur rassurante. La lumière douce et orangée qui en émanait dansait sur les murs de pierre. La mélodie d’Isobel, assise un peu plus loin, l’entourait de sa douceur.
Floraidh était oniromancienne. Elle lui avait expliqué en détails comment elle allait procéder. Cependant, il y avait tellement de secrets et de souffrance dans ses souvenirs, qu’il avait une certaine réticence à les montrer, même à une dame aussi douce qu’elle.
— Tu as décidé de leur faire confiance, se rappela-t-il.
— Je suis prêt, fit-il à haute voix.
— Tu vas t’endormir et je vais parcourir ta mémoire par tes rêves.
La Dame tendit les mains et ses doigts dessinèrent des glyphes bleutés sur son front et ses tempes. Une sensation de froid s’étendit à cet endroit et se répandit dans son cerveau. Mais ce n’était pas désagréable. Le sommeil l’entraina entre ses bras et il ne résista pas. Il s’affaissa contre le dossier
La Dame retira ses mains et des filaments d’énergie crépitante s’étirèrent entre les tempes de Cynred et ses doigts. Autour du front du jeune homme palpitait doucement un délicat diadème d’énergie. La Dame se cala confortablement dans son fauteuil et ferma les yeux.
Isobel retint son souffle alors qu’elle ne pouvait détacher ces yeux de l’homme qu’elle aimait. Sa poitrine se soulevait profondément et régulièrement. Elle espérait qu’il n’aurait aucune douleur. Mais elle se retint de poser la question. Elle voulait éviter de déranger la Dame.
Floraidh ouvre les yeux dans le couloir d’un bâtiment. Un palais ou un manoir à en juger par l’architecture et les décorations luxueuses sur les murs. A travers les fenêtres vitrées, elle aperçoit un parc enseveli sous la neige et une petite maison près du mur d’enceinte. Cynred est là, à côté d’elle ; il a dix ans et porte un masque blanc sur le visage ; il est assis sur le sol, le regard perdu à l’extérieur.
Des cris retentissent : les pleurs d’un bébé. Elle est dans une petite maison, aux murs de pierre, dans une chambre. Sa vision est limitée : elle voit le plafond, des parois en osier autour d’elle. Une voix d’homme retentit soudain. Elle ne voit qu’un visage penché sur elle, immense, au regard curieux. Elle se concentre, prend le contrôle du souvenir, extrapole.
La scène devient floue puis se précise. Assise sur le lit, une jeune fille aux longs cheveux blonds sanglote et pose un regard déchiré sur un couffin. Penché au-dessus de lui, un homme dont elle ne distingue que le visage, silhouette floue et ténébreuse. La Dame s’approche et aperçoit l’objet de sa tristesse : un bébé d’un mois ou deux, qui hurle sa détresse. C’est Cynred, son visage entièrement humain.
— Ne vous inquiétez pas, Eredisse. Je vais m’occuper de vous et de votre bébé …
L’homme au regard gris, au menton bien rasé, aux cheveux bruns, soignés, retenus en arrière par un catogan, sourit avec compassion.
— Comment a-t-il pu faire cela ? murmure la jeune fille. Commen a-t-il pu m’abandonner ?
— Tous les hommes ne sont pas prêts à être père, malheureusement.
L’atmosphère se brouille et la Dame est aspirée. Elle se laisse guider par l’esprit du jeune homme. La femme apparait, un bébé gémissant dans les bras, dans une cuisine. Un homme à la silhouette floue juste devant elle.
— Mon bébé est malade ; je ne pouvais pas le laisser, plaide à nouveau la jeune fille. Mais j’accomplirai mon travail, je le jure, baron. S’il vous plait, ne me mettez pas à la porte.
L’homme s’approche, tend une main qui devient soudain de plus en plus visible : elle est fine, les ongles sont soignés, et une chevalière d’or orne le majeur. Une fleur ouvragée avec une émeraude en son centre. La Dame connait ces armoiries. Il pose sa main sur le front du bébé.
— Laisse-moi l’examiner, fit-il d’une voix douce. Ton bébé est extraordinaire.
La vision se brouille et disparait. La Dame attend, dans une brume iridescente qui commence à s’agiter. Elle sent qu’elle ne pourra pas continuer bien plus longtemps. Elle s’accroche aux parcelles d’images, alors qu’une mélodie commence à enfler autour d’elle.
Le garçon, à dix ans, dans une salle ensoleillée, aux murs recouverts de bibliothèque. Il est heureux, serein, il regarde par la fenêtre ouverte et joue du piano. Des écailles parsèment son visage. Sa mère le rejoint et il remet son masque, part avec elle.
— Visualise les notes, puis écris ce que tu vois, comme je te l’ai enseigné. Montre-moi la musique de l’univers.
Puis elle ne voit plus qu’une fleur en pot, d’un rose délicat, posée devant la fenêtre. Une douce musique en émane et c’est comme si elle voyait les notes sur une partition.
Le baron, les deux mains posées sur les épaules du jeune homme, qui a une quinzaine d’année, d’après son reflet dans le miroir, assis devant un pupitre, murmure des encouragements pendant qu’il compose la musique des fleurs dans le jardin. Une mélodie entoure l’homme et s’immisce dans la scène. La Dame se concentre : n’entend-elle pas une autre musique, à la limite de la conscience du jeune homme, une musique si lente et grave ?
Tout se brouille à nouveau, alors que les images accélèrent et s’entrechoquent. La mélodie s’amplifie encore et se divise en plusieurs morceaux.
— Cynred … ? Parle-moi s’il te plait. Je crois que je vais …
Une voix différente se mêle à la musique. Elle parait lointaine, désincarnée, de plus en plus faible souffrante. La panique de Cynred y répond. Elle voit une porte grandir et flotter juste devant elle, une main est posée à plat dessus, celle de Cynred. La voix dans son esprit, frêle et rauque, venue de la pièce. Il avait du mal à percevoir sa mélodie, il lui semblait qu’elle s’affaiblissait et il était triste.
Un brouillard à nouveau, puis le visage de sa mère, qui écarquille les yeux. Il sait que sa mère est venue dans cette pièce interdite, dans laquelle est enfermé son ami. Pâle et tremblante, elle lui a dit de rentrer sans elle, qu’elle le rejoindrait et elle a disparu en courant sur le chemin. Alors il s’est caché dans la maison.
Une plongée dans le noir, un visage féminin, inquiet et pâle. Eridisse. « Fuis. Ne les laisse pas te voir. Cache-toi et ne reviens pas.» Pendant tout ce temps, une musique chaotique envahit tout l’espace. Notes aigues et apeurées, dysharmonie de souffrance. Le cœur de la Dame se serre. Ce n’est pas Cynred. C’est cette autre présence : un esprit jeune et puissant, un esprit rempli de souffrance et de désespoir.
Elle regarde autour d’elle. Elle voit un jeune homme, d’une quinzaine d’année, aux cheveux noirs, aux yeux d’un bleu si pur, un masque recouvrant son visage, qui court dans la nuit, dans le froid. La musique douloureuse l’accompagne encore longtemps.
Puis elle est entrainée ailleurs, dans des ruines qui lui coupent le souffle. Elle voit des bâtiments entourés de montagnes, sur un plateau très haut en altitude. Une salle, un monolithe de cristal, un homme au regard froid, Isobel, des esprits de cristal qui murmurent des secrets. Elle frissonne quand elle reconnait les Sérantides, ceux dont elle a hérité le souvenir.
Soudain, un vacarme tonitruant l’entoure et efface toutes les images. Elle sent l’esprit de Cynred se rebeller. Des notes s’engouffrent en elle, se jettent sur elle, tentent de la repousser.
Elle lâcha prise et ouvrit les yeux, haletante. Les filaments qui la reliaient à Cynred disparurent. Le visage d’Isobel, inquiet, se pencha au-dessus d’elle.
— Ma Dame, ça va ?
— Ca va, murmura-t-elle.
En face d’elle, Cynred revenait doucement à la conscience. Il cligna plusieurs fois des paupières et se redressa. Des images résiduelles dansaient encore dans son esprit et il se sentait épuisé. Il observa Dame Floraidh, qui paraissait pâle. Il avait entendu sa mélodie dans son sommeil, puissante et douce.
— Votre mélodie est magnifique, murmura-t-il.
Elle sourit.
— Tu as développé la vision des Serantides, fit-elle d’une voix calme. Ils lisaient la musique de l’univers. C’était la base de leur magie. Je n’ai pas pu comprendre pourquoi ni comment dans tes souvenirs, mais je pense savoir qui est responsable.
— Le baron de Fleurdys, devina Cynred.
Isobel, partie chercher une tasse de thé sur la desserte non loin, la déposa dans les mains de la Dame, puis s’installa sur le bras du fauteuil où était assis son bien-aimé, passant son bras par-dessus ses épaules.
— Il est le père de Sirian. Est-ce que … vous l’avez senti, dans mes souvenirs ?
Dame Floraidh prit une gorgée du breuvage brûlant.
— Oui. J’ai vu beaucoup de choses aujourd’hui et il va me falloir du temps pour les comprendre. Cailéan vous attend à l’étage des Arcaniste. Allez-y. Nous reparlerons.
Cynred se leva, prit doucement la main libre de l’oniromancienne et déposa un léger baiser. Floraidh sourit.
— Merci, ma dame.
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