Après avoir passé la porte, ils atteignirent une large voie qui entourait la cité. Au-dessus des murs d’enceinte, il apercevait la montagne grise et cristalline. Ils la traversèrent et s’engagèrent dans une rue un peu moins large, pentue, qui menait directement au palais. Cynred ne pouvait s’empêcher de regarder partout alors qu’ils avançaient dans la ville. De chaque côté de la voie principale, un étrange agencement d’escaliers et de ruelles pentues qui serpentaient, desservait les maisons et bâtiments faits dans la même pierre grise que les remparts. La ville, dominée par la haute tour du palais, était blottie à son pied.
De nombreux habitants allaient et venaient. Cynred ne distingua pas leurs visages, car tous portaient des capes épaisses, la capuche relevée, pour se protéger du froid qui commençait à devenir glacial, maintenant que le soleil avait disparu.
Alors qu’ils s’approchaient, son regard fut attiré par la majestueuse silhouette de la tour centrale du palais. Elle grandissait, les couvrant de son ombre. Et son angoisse augmentait. Car il allait bientôt rencontrer les gouverneurs du Bastion du Verre, la Dame et son prince consort. Isobel lui avait dit qu’ils étaient adulés par leur peuple, qui les considérait comme leurs véritables souverains.
Après avoir grimpé sur cinq cent mètres, ils passèrent les larges portes ouvragées, ouvertes et gardées par des soldats vigilants, et pénétrèrent dans le hall.
— Le palais sert d’Hôtel de Ville, fit Isobel, en serrant la main de Cynred. C’est ici que toute l’administration du district se passe.
Cynred hocha la tête et déglutit péniblement, face à la majesté de l’endroit. Nommer cet endroit un « hôtel de ville» lui paraissait totalement incongru. Des pièces avaient été savamment aménagées de part et d’autre de l’allée centrale, grâce à des cloisons de bois. De hautes colonnes ponctuaient le chemin jusqu’au fond de la salle où on apercevait des portes. Les murs gris, ornés de gravures et garnis de statues cachées dans des alcôves, montaient à environ quatre mètres de hauteur et soutenaient les arcades et les ogives qui formaient le plafond. Quelques portes en bois noir ouvraient dans les autres ailes du palais.
Les cloisons qui délimitaient les bureaux, bien qu’habilement construites depuis longtemps, juraient avec le reste. Cynred y discerna des bureaux et des étagères remplies de documents. Des employés y travaillaient et allaient de l’un à l’autre. Ils croisèrent des citoyens qui sortaient du bâtiment, sans doute parce que l’horaire de fermeture approchait. Cependant, aucun brouhaha n’éclatait entres ces murs millénaires : les usagers, les scribes et les agents parlaient bas, comme s’ils ne souhaitaient pas déranger les lieux.
Ils remontèrent ainsi l’allée centrale et atteignirent deux immenses portes ouvragées et décorées de fresques. Cynred frissonna lorsque leur vue fit remonter le déplaisant souvenir des portes des ruines. Cependant, aucun personnage n’y était représenté. C’était comme s’ils avaient été poncés. Deux magnifiques arbres aux branches cristallines recouvraient maintenant le métal. Les battants étaient entrouverts, laissant un espace suffisant pour passer à deux ou trois de front. Cynred supposa qu’elles n’étaient jamais fermées. D’ailleurs, en les dépassant, il put constater que les gonds et les ferrures étaient rouillés. Il n’était pas certain qu’elles puissent à nouveau bouger. Deux gardes les surveillaient.
Ils pénètrent dans une pièce dont les murs avaient été recouverts d’épaisse tapisseries mordorées. Deux lourdes tentures bleu nuit cachait l’accès au reste de la pièce que Cynred devinait gigantesque. La fabuleuse tour devait se trouvait derrière.
Devant eux se trouvait un bureau massif, fait dans un bois sombre, derrière lequel un siège confortable attendait son propriétaire. Plusieurs fauteuils s’alignaient devant.
Le garde se tourna vers la droite et salua profondément. Cynred suivit son regard.
— Ma Dame, voici les deux personnes que vous m’avez envoyé chercher.
— Merci, Godefroi. Vous pouvez reprendre votre poste, fit une voix douce et éthérée.
L’homme salua une dernière fois et quitta la pièce. Tout l’espace à droite était occupé par une bibliothèque adossée au mur, devant lequel un large brasero illuminait et chauffait la pièce. Depuis un lourd fauteuil, tellement massif qu’on aurait dit un trône, en bois bruns, orné de dorures, une femme examinait Cynred. D’autres fauteuils plus simples étaient placés en demi-cercle face à lui.
Il ne pouvait détacher son regard de ses yeux d’un bleu aussi clair que l’eau d’un torrent des montagnes. Sa peau d’un bleu très foncé rehaussaient la blancheur de sa chevelure qui s’échappait en lourdes boucles dans son dos. Des pendants brillants tombaient de ses oreilles et un collier fin s’enroulait autour de son cou. Sa silhouette athlétique se devinait sous le tissu épais de sa robe beige, ornée d’étoiles argentées. Son visage rond, aux traits altiers, était parsemé de rides qui soulignaient l’âge et la sagesse qui brillaient dans l’éclat de ses yeux.
— Bienvenue, Cynred Ambrosius, fit-elle, sur un ton grave. Je suis Floraidh, la Dame du bastion du Verre.
Puis elle tourna son regard vers Isobel et lui tendit les mains. Un sourire illumina son visage.
— Bienvenue chez toi, ma chérie.
Isobel s’avança vers elle en souriant et déposa un baiser sur sa joue, en serrant l’une de ses mains. Cynred n’osait pas bouger. Il écoutait la musique qui émanait de la Dame et s’en imprégnait : elle était douce et aussi éthérée qu’une plume ou qu’un rayon de lune. L’harmonie était puissante, mais empreinte d’une profonde tristesse. Cependant, certaines notes étaient si basses qu’il les entendait à peine.
— Tu peux enlever ce masque, fit une voix bourrue derrière lui.
Il sursauta légèrement et regarda du coin de l’œil la haute silhouette qui le dépassait. L’homme rejoignit Isobel et la serra dans ses bras. Puis il la relâcha et se plaça à côté de sa femme, sa large main posée sur son épaule.
Il était vêtu d’une tunique bleu nuit, aux manches longues, parsemée de symboles ésotériques étranges, qui tombait sur un pantalon et des bottes en cuir simples et fonctionnels. Sa peau, d’un bleu très pâle, était ornée d’étranges tatouages qui dessinaient des motifs scintillants sur son crâne chauve, une partie de son visage et qui se perdaient sous le tissu de sa tunique : ils devaient s’étendre sur tout son corps. Ses yeux étaient aussi noirs et aussi sages que la nuit et son visage aux traits taillés à la serpe respirait la curiosité. Une pierre brillait dans son oreille gauche. Sa silhouette était celle d’un soldat, massive et athlétique. Et pourtant un pouvoir immense émanait de lui.
Il attendait, en le regardant fixement. Isobel lui sourit et revint vers lui.
— Vas-y, chuchota-t-elle.
Cynred prit une profonde inspiration. Il leva sa main droite et enleva la fine pellicule magique qui recouvrait ses traits. Le masque redevint brume et s’effilocha dans l’air chaud de la pièce. L’homme agrandit légèrement les yeux, une réaction instinctive vite réprimée. Cynred ne sentit aucune hostilité, juste de l’étonnement, de la prudence et des questions. Sa mélodie était aussi paisible et puissante que celle de sa femme, bien plus audible aussi. Il y discerna aussi deux ou trois autres musiques qui s’entremêlaient avec elle. Sa magie, sans doute.
— Approche-toi, mon garçon, fit le mage. Je suis Cailéan, prince consort de Floraidh et gouverneur du Bastion du Verre.
Isobel l’attira avec elle et s’installa dans l’un des fauteuils. Cynred l’imita.
— Merci de votre accueil, finit-il par dire, en se rappelant soudain les règles de la courtoisie.
Cailéan haussa un sourcil d’un air amusé.
— Tu parais surpris. Pensais-tu que nous te jetterions dans un cachot ?
Cynred se racla la gorge.
— Disons que mes dernières mésaventures m’ont échaudé.
— isobel se porte garante pour toi. Tu ne risques rien ici, tant que tu ne t’en prends à personne, évidemment.
L’avertissement était clair.
— Pourquoi es-tu venu ? demanda soudain la Dame d’une voix lointaine.
Son regard était brumeux, comme si, tout en lui parlant, elle se trouvait dans des sphères très éloignées.
— J’avais besoin d’un refuge. Isobel m’a dit qu’ici je serais en sécurité.
— L’aimes-tu ?
La question était directe, prononcée d’une voix douce mais ferme. Floraidh le fixait soudain avec intensité. Cynred eut l’étrange impression qu’elle reprenait pied dans la réalité, comme si son esprit était parti ailleurs pendant quelques instants.
— De tout mon cœur.
La Dame sourit.
— Je pense que tu as besoin de davantage qu’un refuge.
Cynred entendait sa question sans qu’elle ait eu besoin de la poser. Pouvait-il dévoiler ce qui le rongeait ici, maintenant, à des étrangers ? Il venait à peine d’arriver, même pas encore totalement remis de ce qu’il avait vécu et découvert.
— Je lui ai dit qu’il serait en sécurité, au moins pendant un certain temps. Et qu’il pourrait aussi comprendre ce qu’il était et ce qu’il pouvait faire, fit Isobel, en serrant sa main.
Un profond sentiment de gratitude l’envahit. Elle savait toujours ce qu’il fallait dire ou faire pour l’aider. Floraidh sourit et échangea un regard avec son époux.
— Et tu as eu raison, ma fille, fit Cailéan.
Il se tourna vers Cynred.
— Tu logeras ici au palais, avec Isobel. Des appartements vont vous être préparés. Tu y seras en sécurité. Cependant, j’attends de toi que tu prennes une décision d’ici la fin de la semaine.
— Une décision à propos de quoi, seigneur ? fit Cynred, soudain inquiet.
— Pour que nous puissions t’aider, il faudra te dévoiler entièrement. Tu devras donc décider de nous faire confiance ou non. Pendant cette semaine, tu ne pourras quitter le palais. Ai-je été clair ?
— Oui, seigneur, fit Cynred en baissant les yeux.
Il n’avait pas été jeté dans une geôle, mais il n’était pas entièrement libre pour autant. Mais à quoi s’attendait-il ? Ils prenaient déjà un risque en acceptant un être tel que lui chez eux. C’était bien mieux que tout ce qu’il avait vécu depuis qu’il s’était enfui d’Argentlune. Et Isobel respirait la confiance et la sérénité. Il leva les yeux et salua Dame Floraidh, puis Cailéan.
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