Les mains serrées autour de sa tasse fumante, Isobel profitait de la chaleur de la pièce : la salle de l’auberge était décorée simplement et propre. Cynred et elle étaient installés près de l’immense cheminée. La chaleur des flammes réchauffait leurs corps transis par ces nuits passées dans la forêt. L’automne était froid dans les régions nordiques du Duché.
Ils avaient longtemps hésité avant de pénétrer dans le village : les quelques jours qu’ils avaient passée dans la forêt avaient été épuisants, mais aussi paisibles ; ils y étaient en sécurité, loin du danger posé par Valronn et ses hommes. Ils avaient avancé vers le nord, en direction d’ Ombrepierre, sous la protection des hauts arbres de l’immense forêt, mais sans pénétrer dans les parties les plus épaisses. Ils avaient contourné quelques camps de bûcherons et des groupes de chasseurs, mais n’avaient pas fait de mauvaises rencontres. Cynred était détendu et son corps semblait profiter de la vie en plein air. Mais leurs ressources commençaient à s’épuiser et il leur fallait des montures, s’il voulait atteindre le Bastion du Verre avant le début de la Saison des Glaces.
Le bourg, situé sur la berge d’un torrent qui prenait sa source dans les montagnes, était assez grand. Son économie bénéficiait de son emplacement, puisqu’il était positionné à l’endroit où la grande route ducale se séparait en deux : vers l’ouest pour atteindre Ombrepierre à une cinquantaine de kilomètres et vers le nord pour traverser les étendues arides et atteindre le Bastion du Verre. On y trouvait donc une belle auberge, qui servait aussi de relais pour les voyageurs et les agents du Duché.
Lorsqu’ils étaient entrés dans la salle, en fin de journée, elle était suffisamment comble pour qu’ils passent inaperçus. Ils s’étaient installés à une table calée contre un mur, dans un coin en partie caché des regards par l’immense cheminée en pierre. Elle avait senti la tension augmenter de seconde en seconde chez Cynred, alors qu’ils entraient dans le village, en se glissant entre les jardins potagers qui remplissaient l’espace derrière les petites maisons. Il lui avait fallu un long moment d’observation intense pour qu’il se détende un peu.
Quelques yeux curieux avaient observé son masque, mais Isobel n’avait pas senti d’hostilité. Après avoir commandé, Cynred et Isobel avaient sombré dans le silence, profitant de la chaleur et du confort relatif de l’endroit. La salle embrumée par les vapeurs des boissons chaudes et le fumet des plats que les serveurs apportaient était pleine maintenant. Le vacarme des rires et des conversations avaient un côté rassurant pour eux qui étaient en fuite.
— Ce cheval est un démon ! entendirent-ils soudain.
Isobel tourna son attention vers les deux hommes installés non loin d’eux. L’homme qui venait de prononcer ces paroles portait une veste en cuir vert bouteille, par-dessus un pantalon marron. Son crâne chauve brillait sous la lueur des chandelles allumées un peu partout. Sa stature était massive et Isobel put discerner des cicatrices sur son visage et ses mains. Il prit une lampée de sa bière et vacilla légèrement, en la posant sur la table. Son geste, un peu trop puissant, fit tomber quelques gouttes du breuvage sur la table. Cela ne devait pas être sa première.
— Arrête ! rétorqua son compagnon. Ce n’est pas la faute de cette pauvre bête s’il t’a plaqué.
Il essuya sa barbe humide et prit une gorgée de sa propre boisson. Sa tenue similaire à celle de son collègue fit comprendre à Isobel qu’il devait s’agir d’artisans. Sa silhouette plus gracile et ses cheveux longs emmêlés contrastaient avec le physique plus robuste et sauvage de l’autre.
— Ouais. Il aime mieux son canasson que moi, ça s’est certain, balbutia le premier.
Soudain, son regard vitreux se posa sur la chaise vide à sa droite. Il écarquilla les yeux et un sourire béat apparut sur son visage. Son compagnon le regarda, interdit.
— Edward ! fit-il soudain, en caressant le dossier en bois. Tu es là ? Je … je ne t’avais pas vu… S’il te plait, j’suis désolé. Si tu savais comme j’ai des remords ! Je t’aime, tu sais… Et je serais prêt à supporter ton diable de canasson… si … si tu me pardonnais.
Horrifié, son ami le regarda se pencher vers la chaise vide, la bouche en cœur et les yeux fermés. Isobel sentit un sourire se dessiner sur son visage, alors que Cynred paraissait effaré. L’homme continua à se pencher, puis sa main plaquée sur le dossier glissa et il s’affala sur la chaise vide, qui craqua sous son poids. Un silence consterné s’étendit autour de leur coin de la salle. Le sourire d’Isobel disparut. Ces idiots allaient attirer l’attention sur eux ! Quelques rires éclatèrent, au milieu de quelques regards courroucés, mais les gens semblaient avoir l’habitude de ce genre de scènes.
Avec un regard désolé, l’homme barbu se leva et s’empressa d’aider son ami ivre à sortir de l’entrelacs de bois, essayant de ne pas entendre les bruits étranges qui émanaient de lui.
— Allez, viens. Il est temps de rentrer.
Il parvint à le soulever et à lui passer un bras par-dessus son épaule afin de maintenir son corps chancelant. L’homme chauve se laissa faire en murmurant des paroles inintelligibles. Isobel les regarda s’éloigner. Soudain elle croisa le regard scrutateur d’un homme installé au comptoir. Il était rivé sur Cynred. Un frisson glacial grimpa le long de sa colonne vertébrale lorsqu’il quitta soudain sa place et sortit de l’auberge.
— Il faut qu’on file, souffla-t-elle, en se tournant vers son compagnon.
Celui-ci se tendit soudain et son regard inquiet fouilla la salle. Isobel serra sa main. Puis elle se leva, et attrapa son sac à dos, Cynred fit de même en silence. Ils traversèrent la salle vers le bar et profitèrent de la discussion du tavernier avec un client pour se faufiler dans la cuisine. Le cuisinier occupé à touiller une soupe fumante dans un chaudron leva un regard surpris vers eux, mais Isobel l’ignora, et avant que l’homme eut fini d’exprimer sa mise en garde, ils étaient déjà sortis dans l’arrière-cour.
Un mur de pierre l’entourait mais il était haut d’à peine deux mètres et des caisses étaient empilées contre lui. Elle se précipita et grimpa agilement sur elles. Jetant un coup d’œil dans la rue qui s’étendait derrière, elle ne vit personne. Un gros nuage noir cacha soudain la lune et l’obscurité s’intensifia autour d’eux. Elle sentait la présence de Cynred juste à côté d’elle.
Puis le craquement de la porte de bois qui s’ouvrait derrière eux attira son attention. Sans perdre de temps à regarder qui avait surgi dans la cour, elle bondit, passa par-dessus le mur et se laissa glisser le long de sa façade extérieur. Son ami le suivit avec agilité. Ils entendirent des jurons de l’autre côté. Aussitôt, Isobel agrippa la main de Cynred et ils remontèrent la rue en courant, dans la direction opposée de la place principale.
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