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tome 1, Chapitre 15 tome 1, Chapitre 15

Se retrouver dans une forêt épaisse, après avoir n’avoir connu que la roche, les routes pavées et les bâtiments de pierre, était une nouveauté pour Isobel. La silhouette imposante et sombre l’avait toujours effrayée ; mais cette nuit elle était leur refuge. Cynred n’avait pas hésité une seconde lorsqu’ils avaient quitté la route principale. C’était même lui qui l’avait guidée jusqu’au petit vallon gazonné dans lequel ils avaient installé leur camp.

Le jeune homme avait sombré dès qu’ils eurent terminé de manger leur maigre repas. La petite rivière près de laquelle ils s’étaient installés leur avait permis de se nettoyer un peu et la berge capitonnée d’herbe était assez confortable pour ses muscles fatigués. Il avait à peine pris une bouchée de nourriture avant de s’effondrer de sommeil.

Bien équipés grâce à Magdalene, qui leur avait obtenu des vêtements, de la nourriture, des onguents et du matériel de soin, Ils avaient réussi à traverser le pont d’Argentlune en empruntant la passerelle d’entretien qui courait sous la chaussée à la faveur de la nuit. Une fois de l’autre côté, ils avaient avancé sur la grande route sur cinq cents mètres, avant de s’enfoncer dans la forêt. Ils étaient allés aussi loin qu’ils l’avaient pu, mais ils étaient épuisés tous les deux. Les derniers jours avaient été éreintants pour tous les deux et si les blessures de Cynred avait été soignées, il souffrait encore de migraines dues à sa blessure à la tête.

Pour Isobel, malgré tout, le sommeil avait du mal à venir. Elle arrangea mieux la couverture sur les épaules de Cynred, puis s’assit confortablement contre lui, mâchonna un fruit sec et s’emmitoufla dans sa cape. La nuit était fraiche, mais pas encore glacée. La forêt murmurante l’entourait. Cependant, elle n’était plus effrayée ; au contraire elle se sentait en sécurité. La douce lumière de la lune traversait les frondaisons et éclairait leur refuge. Cynred avait dit que la mélodie des lieux était parfaite. C’était une assurance supplémentaire qu’ils avaient choisi le bon endroit.

Elle contempla le visage massacré de son patron et soupira. Elle travaillait pour lui depuis plusieurs années maintenant, mais elle ne s’était pas rendue compte combien il était devenu important pour elle. Jusqu’à ce qu’elle le découvre, dans sa chambre, inconscient, sanglant et pâle. Ce fut aussi la première fois qu’elle vit clairement son visage. Et les cicatrices hideuses l’avaient laissée indifférente.

Maintenant qu’ils étaient au calme, elle pouvait réfléchir à ce qu’elle ressentait. Elle venait d’abandonner la vie qu’elle s’était construite à Argentlune, pour laquelle elle s’était battue, même quand elle avait été licenciée. Elle n’en éprouvait aucun regret ; toute incertitude avait disparu de son esprit. L’homme qui dormait près d’elle lui était devenu indispensable et elle ferait tout pour qu’il soit en sécurité. Était-ce de l’amour ? Elle ne pouvait pas le savoir, puisqu’elle n’avait jamais vraiment aimé. Elle avait eu des partenaires, hommes ou femmes, mais, si elle avait éprouvé de la tendresse pour eux, jamais elle ne s’y était attachée d’une manière aussi profonde.

— Tu as trouvé quelqu’un à aider, avait dit Sirian.

Cynred n’était-il donc que cela ? Une cause à défendre, un faible innocent à protéger. Isobel posa son regard sur la silhouette de son compagnon. Il la fascinait.

— Je traduis la musique de l’univers.

Isobel sourit et caressa les cheveux de l’homme endormi. Le simple fait d’être auprès de lui la rendait puissante et entière, comme s’il était cette part d’elle-même qui lui manquait, sans qu’elle le sache. Elle se rendait compte maintenant que c’était ce sentiment qui l’avait fait rester auprès de lui toutes ces années. Et elle était persuadée qu’il ressentait la même chose pour elle. Elle le lisait dans ses gestes, ses regards, la confiance qu’il lui accordait.

— Cet homme a des secrets. Il ne t’a pas tout dit. Qu’est-ce qui te fait dire qu’il n’a pas tué le baron ? fit une voix railleuse, depuis les confins de son esprit. Ses cicatrices sont les marques de sa monstruosité ! Tu es stupide de faire confiance à cet homme qui se cache, ce paria. Cela causera ta perte ; qui sait les conséquences néfastes que ta décision aura.

Soudain la clairière lui parut bien plus froide. Elle resserra la couverture autour d’elle et serra les dents. La voix prenait les intonations de son père, cet homme haineux et égaré. Cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas entendu dans son crâne. Elle n’aimait pas cette part de sa personnalité, qui empruntait les mots de son père. Elle avait tendance à la mener sur une voie déplaisante.

— Je ne t’écoute pas, murmura-t-elle dans le silence de la nuit.

Elle répéta cette phrase pendant de longues minutes, jusqu’à ce que la voix s’endorme à nouveau. L’épuisement finit par avoir raison d’elle et elle s’endormit, en se pelotonnant contre son ami.

Le vent dans les feuillages et les jeux des rayons solaires entre les branches la réveillèrent quelques heures plus tard. Réalisant qu’elle s’était endormie et que Cynred n’était plus près d’elle, elle se redressa, soudain en alerte. Mais tout était calme ; une légère brise caressait sa peau ; les trilles des oiseaux et le craquement des branches étaient les seuls sons qui se faisaient entendre. Ils n’étaient qu’à quelques kilomètres d’Argentlune, mais elle avait l’impression qu’ils étaient dans un autre monde.

Elle chercha son ami du regard et le trouva à genoux près de la rivière. Immobile, il fixait l’étendue cristalline. Sans le vouloir, elle fut attirée par les cicatrices boursoufflées qu’elle apercevait sur son dos nu, sur l’épaule, le bras et le flanc gauche. Sa peau était pâle, presque transparente et elle discernait sa colonne vertébrale. Il était efflanqué et maladif, tel un spectre.

Un long frisson remonta le long de son dos et il s’éveilla soudain. Il trempa le tissu qu’il tenait dans la main gauche et se frotta le torse et le visage une dernière fois. Ses cheveux dégoulinaient sur sa nuque. Puis il se tourna vers Isobel et la regarda malicieusement. Elle ne voyait que la moitié parfaite de son visage. La jeune femme rougit : évidemment qu’il avait senti son réveil. Peu de choses échappaient à ses sens particuliers. Elle se leva et ramassa sa couverture. Elle le rejoignit et la drapa sur ses épaules.

— L’eau est glaciale, fit-elle après y avoir submergé sa main.

— J’avais besoin de me purifier. Je déteste la saleté.

Elle le considéra un long moment. Son teint, bien que pâle, était moins maladif. Ses yeux semblaient plus alerte. Cynred la regarda franchement et un léger sourire souleva le coin de ses lèvres.

— Tu es satisfaite ?

Elle rougit.

— Tu te sens mieux ?

— Le repos m’a fait beaucoup de bien. Les vertiges et les nausées ont presque disparu. La migraine est devenue supportable.

Cynred laissa son regard s’égarer dans le paysage enchanteur autour d’eux. La mélodie des lieux était paisible ; le rythme lancinant le berçait. Après le chaos de ses dernières heures à Argentlune, cela le rassénérait. Il aurait dû venir dans cet endroit plus tôt. Il pensait être en sécurité dans la ville, rassuré par les murs et le nombre d’habitants, par le refuge qu’il avait réussi à se construire, un endroit où il pouvait composer. Finalement, cela n’était qu’une illusion, comme Sélyna. Repenser à la jeune fille réveilla sa haine et sa honte. Pour quelqu’un qui pouvait lire l’âme humaine, il s’était bien laissé aveugler.

— Est-ce que tout possède cette musique dont tu parles ?

La question surgie de nulle part le tira brutalement de ses pensées. Il mit un moment à réagir. Lorsqu’il tourna son regard vers la guerrière, elle le fixait de ses yeux aussi sombres qu’une nuit sans lune, attendant patiemment sa réponse. Il aurait pu s’y noyer avec joie. Il ne se lassait jamais de sa beauté : sa peau bleutée et douce, ses grands yeux pailleté d’étincelles violettes quand elle utilisait son pouvoir, sa silhouette féline et puissante. Il se demanda encore une fois depuis combien de temps il pensait à elle de cette façon.

— Oui, finit-il par répondre. A des degrés divers cependant.

C’était la première fois qu’il pouvait parler de sa capacité qu’il avait dû dompter seul depuis son enfance. Presque seul, se corrigea-t-il.

— Les arbres autour de nous ?

— Les êtres vivants ont tous de fortes mélodies, assez faciles à distinguer. Les éléments naturels aussi – les montagnes par exemple – sont imbibées de magie et vibrent avec cette musique. Mais les objets manufacturés ou les constructions n’ont qu’une faible note qui se répète en boucle à l’infini, très faiblement. J’ai toutefois rencontré certains objets qui étaient imbibés de la mélodie de leurs propriétaires, si ceux-ci le possédaient depuis longtemps, l’utilisaient souvent ou s’y étaient attachés. Certaines instruments qui étaient déposés chez le luthier pour être réparés, notamment.

Isobel lui accordait toute son attention et elle paraissait fascinée. Sa musique l’entourait presque comme si elle le désirait consciemment et il se laissa envahir par ses accords harmonieux. Un sourire se dessina sur ses lèvres sans qu’il s’en rende compte. Mais Isobel le vit et un éclat malicieux éclaira ses yeux.

— Cette mélodie est-elle toujours la même ?

— Non. Elle change selon l’état émotionnel de la personne. Quand Sélyna était triste, la sienne prenait des notes plus graves …

Il s’interrompit soudain en voyant le visage d’Isobel s’assombrir. Pourquoi avait-il fallu qu’il parle d’elle ?

— Je suis désolé, ne put-il s’empêcher de dire.

Aussitôt sa compagne écarquilla les yeux de surprise. Elle entrelaça ses doigts avec ceux de sa main gauche, toute proche.

— Non. Non, ne t’excuse pas, fit-elle. C’est normal que tu penses à elle. Elle a été importante pour toi. Tu …

Un rire amer le secoua.

— Je n’ai pas été capable de la percer à jour, malgré ce pouvoir que je possède. Elle m’a manipulée. Pathétique, voilà ce que j’étais. Sa mélodie était pourtant si laide comparée à la tienne.

Il sentit le léger tremblement dans les doigts d’Isobel. Elle le regardait avec une telle intensité qu’il sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine.

— Comment est ma mélodie ?

— Puissante et harmonieuse. Le rythme est régulier. Et quand tu utilises ton pouvoir, une sorte d’écho se glisse à l’intérieur. Cela forme une symphonie.

Isobel sourit. Puis elle se leva.

— Nous ferions mieux de prendre la route. Le Bastion du Verre est à plusieurs centaines de kilomètres et il faut mettre de la distance entre nous et Argentlune.

Cynred, entièrement sec, la suivit. Il prit des vêtements propres dans son sac et se rhabilla. Isobel l’examina du coin de l’œil : ses gestes étaient moins vacillants et il tenait bien sur ses deux jambes.

— Tu es certaine que c’est ce que tu veux ? fit-il soudain. Abandonner ta vie pour rester avec moi ?

Il fallait qu’il demande. Isobel fronça les sourcils.

— Tu veux te débarrasser de moi ?

— Non. Pourquoi tu … ? Non, fit-il d’un ton inquiet.

— Alors pourquoi insistes-tu tant pour me faire partir ?

— Ce n’est pas …, souffla-t-il, en se passant la main dans les cheveux. Tu es en train d’abandonner ta vie pour moi, Isobel. Ta carrière, ceux que tu aimes. Tu ne sais pas tout sur moi; je ne mérite pas que tu …

— C’est moi qui décide, Cynred, rétorqua-t-elle d’un ton sec. C’est vrai, je me suis battue pour me faire une place dans la garde. Et je l’ai perdue, à cause d’un idiot de mâle que j’ai rejetée. Mais cela m’a aidé à comprendre quelque chose : malgré tous mes efforts, une femme, avec mes pouvoirs, ma peau et mes oreilles, ne sera jamais respectée. Mais avec toi, Cynred, je me suis sentie écoutée et appréciée. Nous avons tissé une camaraderie, une amitié et elle passe avant tout le reste.

L’aura d’Isobel était toujours aussi calme, mais les notes avaient augmenté d’un octave. Elle était sûre d’elle. Cynred sourit, s’approcha et déposa un léger baiser sur la joue de la jeune femme.

— Merci, murmura-t-il.

Sa respiration sur sa peau créa des étincelles qui remontèrent ses nerfs et ses muscles. Le souffle court, elle le regarda s’agenouiller pour ranger ses affaires dans son sac.

— Je n’ai plus mon masque, se rappela-t-il alors, d’un ton inquiet.

— Tu n’en as pas eu besoin jusqu’à présent. Tu n’es pas obligé de le porter, tu sais, fit Isobel. Tu serais même plus discret sans : c’est un signe distinctif qui te rend facile à repérer.

— Je sais bien. Mais …

Elle lut sur son visage la frayeur à l’idée de devoir montrer ses cicatrices au monde. Il était suffisamment à l’aise avec elle pour ne plus en avoir besoin quand ils étaient seuls, mais face au reste du monde, c’était une autre histoire.

— Je pense qu’il faut que nous restions dans la forêt le plus longtemps possible. Nous y serons plus en sécurité. Remontons vers le nord. Nous en sortirons quand nous aurons besoin de nourriture.

Cynred hocha la tête. Isobel fouilla son sac et en sortit son propre masque. Elle le tendit à son ami. Celui-ci haussa un sourcil surpris.

— Tiens, tu pourras l’utiliser si tu le souhaites quand on reviendra à la civilisation.

— Tu as un masque ?

— Je le porte quand je combats dans les arènes.

Il s’approcha d’elle, le prit et l’examina : il était léger et décoré de délicates circonvolutions gravés dans le bois peint en blanc.

— Pourquoi ?

— Je n’ai pas envie que mes adversaires connaissent mon identité. Elle est préservée par la charte des combats d’arènes. J’ai même un nom de scène : Ryx.

— J’imagine que tu as gagné tous tes combats.

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

Cynred ajusta l’objet sur son visage pour s’assurer qu’il tenait, puis l’enleva à nouveau.

— Rien ne peut t’arrêter, fit-il, en la regardant avec fierté.

Isobel sentit une chaleur intense se répandre dans sa poitrine et son cœur se mit à battre avec force. La voix harmonieuse de Cynred lui faisait déjà battre le cœur, mais l’entendre exprimer une telle confiance en ses capacités était une tout autre expérience.

— J’en ai perdu certains, au début. Mais j’ai appris beaucoup de mes défaites et elles m’ont rendue plus forte.

Le jeune homme hocha la tête et rangea le masque dans son sac. Le soleil était haut dans le ciel quand ils empruntèrent un sentier qui les menait vers le nord. La chaleur automnale était douce pour leurs muscles encore fatigués. Ils étaient aux aguets, car certains dangers existaient dans cette forêt pour les voyageurs imprudents, mais ils pouvaient oublier un moment la présence malsaine de Grégoire Valronn et de ses sbires.

Au fond de son esprit, Isobel sentait une légère appréhension à l’idée de revenir au Bastion du Verre, son lieu de naissance, qu’elle avait quitté depuis tant d’années. Mais elle avait pris sa décision : elle avait vu tout ce qu’elle devait voir à Argentlune, il était temps de rentrer à la maison.


Texte publié par Feydra, 7 août 2023 à 14h43
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