Debout derrière le rideau de la fenêtre du taudis qu’il occupait, Sirian scrutait l’entrée de l’entrepôt de Grégoire Valronn, illuminé à intervalles réguliers par la lumière du phare qui guidait les bateaux jusqu’aux quais du port d’Argentlune : c’était une immense lanterne qui tournait sur elle-même, grâce à un mécanisme ingénieux. On l’appelait un gyrophare.
Cela faisait deux jours qu’il surveillait l’endroit, depuis qu’il avait revu Isobel. Elle lui avait donné sa première piste sérieuse et il ne saurait jamais comment la remercier. Il espérait qu’elle était en sécurité, où qu’elle soit. Cela avait ajouté une motivation nouvelle à sa quête : en arrêtant Valronn, il ferait en sorte qu’elle ne risque plus rien.
Grégoire Valronn avait beau être un homme respecté et influent, il succomberait lui aussi sous le couperet de la justice, à la seule condition que Sirian trouve des preuves irréfutables de ses crimes. Sirian savait que Valronn cachait quelque chose. Cela faisait des semaines qu’il le surveillait, depuis la découverte chez le Vicomte d’un grimoire très puissant. Il avait été dénoncé par l’un de ses employés et il avait à son tour dénoncé Valronn. Pour se rétracter ensuite. Le vicomte pourrissait déjà dans une cellule. Il en sortirait, dans quelques mois, et reprendrait sa vie, mais Sirian doutait qu’il touche encore à la magie.
Le sigilite avait surveillé son arène et les pensées qu’il avait captées laissaient peu de doute : Valronn était un criminel. Mais il était intelligent et pour l’instant, il n’avait trouvé aucune preuve concrète de crimes liés à la magie. Acrétius non plus n’avait pas été encore mis dans la confidence. Mais il devenait petit à petit indispensable à Valronn. Bientôt, se dit-il.
D’après ses recherches à l’Amirauté, le client de Valronn ne pouvait être que Anthéus Wolfhall. Il était arrivé sur L’Aigrette cendrée qui devait repartir le lendemain matin. Le navire venait du Royaume de Stéorian, leur plus proche voisin. Il appartenait à une famille de marchands, les Wolfhall. Ils venaient chaque année pour vendre des marchandises et acheter des antiquités à Valronn.
Il ne pensait pas que la transaction avait déjà eu lieu. Acrétius lui avait confirmé lors d’un bref échange que Valronn était concentré sur la traque de ce jeune homme, Cynred. La garde aussi, si l’on en jugeait par le nombre qui parcourait les rues de la ville. Cela devait donc se faire cette nuit, ou jamais.
La nuit était glaciale et très sombre. Il s’emmitoufla davantage dans sa cape. Quelques minutes plus tard, un homme, vêtu d’une cape à la capuche relevée, apparut au bout d’une rue perpendiculaire à l’avenue de l’entrepôt. Il était accompagné de deux marins bien charpentés. Il observa un instant les environs, puis il traversa la rue. Il frappa à la porte. On lui ouvrit aussitôt et Sirian reconnut Valronn. L’antiquaire jeta un coup d’œil dans la rue et verrouilla la porte. Le sigilite avait à peine effleuré l’esprit du nouveau venu, mais il reconnut le commerçant, à ses pensées superficielles. Il était entièrement tourné vers la vente, et un peu nerveux aussi.
Sirian se précipita hors du taudis et dévala les escaliers. Il surgit dans une rue perpendiculaire à celle de l’entrepôt et se plaqua contre un mur, derrière des caisses empilées. Il avait toujours une bonne vue sur le bureau. Il aperçut des silhouettes sombres derrière les fenêtres.
Il ferma les yeux et étendit ses sens : il sentit bien quatre personnes. Il repéra Valronn : son esprit était clair et acéré, mais il le sentait impatient et distrait. Il semblait que quelque chose de plus important que cette transaction l’attendait. Sirian retint son envie de défoncer la porte et d’intervenir immédiatement : s’il avait tort, il se découvrirait et perdrait toutes ses chances de la coincer. Il devait arrêter le client pour atteindre l’antiquaire. Se forçant au calme, il prit une profonde inspiration.
Quelques minutes plus tard, le client sortit. Sirian put voir son visage : le teint mat, les yeux noirs enfoncés sous des sourcils épais, un nez un peu plat et un visage anguleux, il était de taille moyenne, et très bien habillé si l’on en jugeait par la qualité du tissu de ses vêtements sous sa cape. Il était armé d’une épée, qui avait l’air lourde et tranchante. Un combattant, donc, se dit Sirian.
Les deux manœuvres sortirent derrière lui : l’un d’eux portait une caisse de taille moyenne, mais qui avait l’air lourde. Valronn ne se montra pas : la porte se referma derrière eux en claquant.
Le négociant regarda autour de lui, puis fit signe à ses hommes. Sirian se plaqua davantage contre le mur : ils repartirent par la rue de laquelle ils étaient apparus. Elle allait directement jusqu’aux quais. Sirian bondit de sa cachette et partit en courant pour les devancer. Il emprunta une petite ruelle perpendiculaire à la sienne et atteignit la rue empruntée par ses cibles, au moment où ils allaient atteindre l’intersection. Remontant sa capuche sur sa tête, Sirian s’engagea dans la voie déserte, de la démarche chaloupée propre au gens ivre.
L’homme le regarda avec une grimace de dégoût et se décala un peu. Alors que le sigilite allait dépasser le porteur de la caisse, il vacilla et heurta l’homme. Celui-ci, déséquilibré, heurta son compagnon et lâcha la caisse qui tomba sur le sol. Le couvercle s’ouvrit. Le négociant poussa un juron et se retourna vers Sirian. Celui-ci s’était agenouillé, appuyé sur la caisse, comme s’il était tombé.
— Lâchez ça, gronda l’acheteur.
— Je ne crois pas, non, répondit le sigilite, en appuyant le canon de son mousquet sur le bord de la caisse.
L’homme se figea. Les deux marins se regardèrent et prirent leurs jambes à leur cou. Sirian ne les regarda même pas. Il saurait les retrouver si besoin. Le bateau n’irait nulle part de toute façon.
— Qu’est-ce que vous voulez : me détrousser ? fit l’homme avec un sourire méprisant.
Sirian sentait sa nervosité. Mais son esprit était surtout envahi par les émanations qui venaient de la caisse. Ils percevait la magie à l’intérieur. De sa main gauche, il repoussa le couvercle. A l’intérieur se trouvait un vase, bien calé dans un amas de tissu. Décoré de jolies roses aux pétales délicats, il était beau.
— Un cadeau pour votre femme ? fit Sirian, en se redressant, l’arme toujours pointé sur sa cible.
— Qui êtes-vous ? répondit celui-ci, en étrécissant les yeux.
Sa main était posée sur le pommeau de son épée, mais il ne bougeait pas d’un millimètre.
— Sortez le vase de la caisse, continua Sirian, d’un ton sec.
L’homme hésita, l’observa quelques secondes, puis soupira. Il s’agenouilla et sortit le vase, qu’il posa doucement sur le sol.
— Enlevez le fond.
L’homme se figea. Une expression de surprise déforma ses traits pendant quelques secondes, puis il reprit contenance.
— Il n’y a pas de compartiment secret. C’est simplement une caisse transportant un vase. Prenez-le si vous voulez me dépouiller, mais je doute que vous puissiez le revendre.
L’arrogance qui émanait de lui aurait pu agacer Sirian , mais il était insensible à ce genre de comportement. Et il savait comment l’éteindre dans l’œuf. Il donna un coup de pied dans la caisse, qui se renversa. Le fond glissa et ce qui était caché dessous fut révélé : un gros codex, à la couverture de cuir craquelée. L’homme s’était recroquevillé, comme s’il avait peur que la caisse explose. Il regarda le grimoire avec frayeur. Puis, lorsque son regarda se posa sur l’insigne de Sirian, qui avait ouvert sa cape, il pâlit et la frayeur devint terreur.
— Monsieur Anthéus Wolfhall, vous êtes en état d’arrestation pour trafic d’artefact interdit, fit-il, en attrapant la paire de menottes accrochées à sa ceinture.
L’homme ne tenta même pas de se défendre ou de discuter. Il se laissa faire lorsque Sirian l’enchaina et lui prit son épée.
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