Isobel resta un instant près de l’entrée de l’auberge, inspectant la salle pour s’assurer qu’aucun garde n’y était présent. A cette heure-ci, c’était peu probable, mais elle préférait être certaine. Percevoir ses anciens camarades comme des ennemis la peinait beaucoup, mais elle ne pouvait se permettre de prendre des risques. Valronn avait la garde dans la poche et paraissait avoir la mainmise sur de nombreux criminels ainsi que des associés haut placés.
Une fois rassurée, elle abaissa sa capuche, et chercha Sirian du regard. Elle eut un petit sourire lorsqu’elle l’aperçut, installé à sa table habituelle, dans un coin discret de la salle, non loin des fenêtres. Réglé comme une horloge, pensa-t-elle, en s’insinuant entre les tables.
Il était encore tôt pour le service de la mi-journée. La salle assez vaste, au plafond plutôt élevé et garni de poutres apparentes, contenait une vingtaine de tables, qui avaient été préparées avec des nappes brodées, des bouquets de fleurs et des bougies allumées. Quatre larges baies vitrées donnaient sur la place du marché. L’intimité des clients était protégée par des tentures colorées. Des tableaux représentant divers personnages et paysages égayaient les murs, et, à côté du comptoir, était posée sur un guéridon une délicate sculpture en métal, représentant un rosier au tronc argenté et aux pétales dorés, œuvre d’Eihmir, la femme de Trystan, le propriétaire. Habituellement, à chaque fois qu’elle venait, Isobel ne pouvait s’empêcher de contempler avec fascination cet objet d’art à la finition si extraordinaire que l’artiste avait même représenté quelques gouttes de rosée sur les feuilles et les pétales.
Cependant aujourd’hui elle n’avait pas le cœur à ça. Aujourd’hui un autre sujet bien plus fascinant avait pris toute la place dans son esprit. Lorsqu’elle s’approcha, elle prit le temps d’observer Sirian. Son cœur se serra de culpabilité : cela faisait cinq ans qu’ils ne s’étaient plus vus, cinq ans qu’elle avait coupé les ponts. Et elle reprenait contact dans un but égoïste. Pourtant, en observant ses yeux d’un noir profond, son visage aux traits fins et sévères, ses cheveux argentés, mi-longs qui tombaient sur son cou, elle fut envahie par une vague de nostalgie.
Il tourna la tête vers elle et haussa un sourcil, ne manifestant aucune surprise, comme s’il savait qu’elle était là, avant même de la voir. Sirian avait toujours eu ce que le commun des mortels appelait des « intuitions » . Mais Isobel connaissait la vérité. Ils se connaissaient depuis dix ans, depuis qu’elle l’avait découvert, dans sa prison dans les sous-sols du manoir familial. C’était un adolescent de quinze ans séquestré par son propre père. Elle l’avait soutenu ensuite, pendant sa convalescence à Souviance, et ils étaient devenus amis. Elle l’avait suivi à Argentlune. Il lui faisait suffisamment confiance pour lui dévoiler son secret. Et elle l’avait abandonné. Elle sourit tristement et le rejoignit, s’installant sur la chaise face à lui.
— Bonjour, Sirian.
— Isobel, fit-il, avec un petit sourire.
Elle ne sentait chez son ami aucune joie, mais aucun reproche non plus. Cela la surprit. Puis une nouvelle vague de tristesse l’envahit à l’idée du mal qu’elle lui avait fait. Son regard se posa sur la roue crantée tatouée sur son cou. C’était la marque de son contrat de servitude avec le Sigile des Arcanes. Elle symbolisait aussi sa propre défaillance.
A l'époque elle n'avait pas compris pourquoi il voulait travailler dans cette institution qui, si elle découvrait ses pouvoirs, l’emprisonnerait, l’étudierait voire même l’exécuterait. Pourtant, le pire avait été lorsqu’il avait choisi de s’enchainer en signant un contrat de servitude. C’était une marque d’infamie pour elle, le rejet de la liberté qu’il avait acquise dans la souffrance et elle l’avait rejeté. Ô combien elle le regrettait ! Car finalement, en y réfléchissant vraiment, sa décision était assez logique.
— Tu as l’air d’aller bien ? commença-t-elle, timidement.
— Ça va. rétorqua-t-il. Je suis content de te voir.
Isobel en fut interdite. Elle l'avait abandonné et il n'éprouvait aucune rancœur. Son cœur se serra.
— Je suis désolée.
Sirian ne cessa de la fixer, attendant qu'elle continue.
— J’ai commis une erreur. Je n’aurais jamais dû t’abandonner après que tu aies choisi le contrat de servitude. J’ai eu tort. Malgré mon incompréhension, j’aurais dû te soutenir, rester auprès de toi. Tu as fait beaucoup de bien en temps que Sigilite pendant toutes ces années.
— Comment le sais-tu ?
La jeune femme sourit.
— J’ai suivi tes exploits de loin.
Le jeune homme soupira, avec une profonde tristesse.
— Tu m’as manqué, Isobel. Tu a été la première personne que j’ai vue, alors que j’étais aux portes de la mort, dans cette horrible pièce. Tu m’as ramené. Et tu es restée. Ton amitié m’était très précieuse. Tu m’as sauvé. Ensuite tu m’as abandonné. Cela a été particulièrement difficile de m’en remettre. Mais, je comprends aussi pourquoi tu l'as fait.
— Sirian …, commença-t-elle, l’air désolée.
Un sourire illumina son visage et elle s’interrompit, stupéfaite.
— Je te remercie, Isobel. J’accepte tes excuses. Je suis sincère : je suis content de te revoir.
Isobel le considéra un long moment, pour être certaine de la sincérité de ses propos. Le jeune homme qu’elle avait connu avait bien changé. Les souffrances qu’il avait endurées l’avaient forgé, et malgré son temps passé au Sigile des Arcanes, il semblait plus apaisé.
— Es-tu bien traité ? s’inquiéta-t-elle.
Sirian sourit.
— J’ai eu mon lot de punitions ; je ne réponds pas très bien à l’autorité. Mais Dame Mallkyn est juste et elle m’a énormément appris. Elle a réussi à s’adapter à mes méthodes.
Un contrat de servitude était entièrement légiféré : il liait les deux signataires et chacun avait des devoirs et des droits. Les abus étaient interdits par la loi. Mais elle savait que, parfois, les tuteurs pouvaient faire preuve d’une certaine cruauté et abuser de leur pouvoir.
— Est-ce qu’elle sait ?
— Non. Ma confiance en elle ne va pas jusque là. Pour l’instant.
L’étau qui enserrait son cœur avait disparu et elle jubilait à l’idée d’avoir retrouvé un ami longtemps perdu. Même si c’est seulement pour quelques heures, se rappela-t-elle.
— J'aurais dû revenir te voir plus tôt, dans d'autres circonstances. mais j'avais peur.
— D'autres circonstances ?
— Je suis ici car j’ai obtenu une information sur Grégoire Valronn.
Aussitôt Sirian se tendit et Isobel sut que Valronn était dans le viseur du Sigile des Arcanes.
Après un regard méfiant autour d’eux, il se pencha vers elle.
— Que sais-tu sur lui ? souffla-t-il.
— Je pense que tu sais qu’un meurtre a eu lieu dans son théâtre.
— Le baron de Vilepiere, oui. On m’a dit que le coupable serait le propriétaire du théâtre, un homme étrange. Un crime passionnel.
— Cet homme sert de bouc-émissaire. C’est la fille de Valronn, Sélyna, qui a tué le baron.
Sirian étrécit les yeux.
— Ce n’est pas du ressort du Sigile, Isobel.
— Je le sais bien. J’ai espionné Valronn : il a rencontré un homme, un étranger venu en bateau et il lui a vendu des grimoires. La livraison doit se faire dans trois jours au plus tard.
Un éclair de triomphe traversa le regard de Sirian.
— J’enquête sur Valronn depuis des mois. Nous le suspectons de trafic d’artefacts. Tu es en train de me donner la première piste sérieuse. J’ai découvert qu’il était en relation avec mon père, depuis des années, il était son fournisseur en antiquités. Et je le soupçonne d’avoir été son associé dans ses autres entreprises… moins morales.
Horrifiée, Isobel écarquilla les yeux. Elle posa sa main sur la sienne et la serra. Mais elle ne discernait aucune trace de souffrance sur son visage, juste de la détermination.
— Va fouiller son entrepôt dans le quartier du port. Si tu trouves les grimoires, tu pourras l’arrêter.
— Qu’est-ce que tu retires de tout ça ? Cela ne prouvera pas l’innocence de ton ami.
Évidemment Sirian n’avait pas eu besoin de lui poser la question pour comprendre. Il avait déjà dû trouver la réponse dans son esprit, étant donné qu’elle ne cessait de penser à Cynred.
— J’ai besoin que Valronn soit distrait, pour nous laisser le temps de fuir le plus loin possible. S’il est arrêté, la vérité finira par apparaitre.
— Alors tu es prête à sacrifier ta vie ici pour cet homme.
Ce n’était pas une question. Isobel s’attendait à une réprimande, à de la déception, mais tout ce qu’elle perçut fut de la compréhension et de la fierté. Il posa sa main sur celle de sa compagne.
— Merci pour cette information, Isobel. Je ferai tout ce que je peux pour coincer ce salopard. Cet homme est plus dangereux que tu ne le crois, et intelligent. Il sévit dans le Duché, au vu et au su de tout le monde, depuis des années. Il est temps que cela s’arrête.
— Merci, Sirian, murmura-t-elle, en serrant sa main entre ses doigts.
— Fais attention à toi, termina-t-il. Nous nous reverrons.
Isobel plongea son regard limpide dans les yeux de son ami. Elle sourit.
— Toi aussi, fais attention.
Il souleva sa main à la peau bleutée et y déposa un léger baiser. Ce salut fut accompagné d’une caresse mentale. La jeune fille se leva et quitta l’auberge sans un regard en arrière. Il n’était nul besoin d’adieu supplémentaire.
Sirian laissa son regard errer dans la rue qu’il apercevait subrepticement entre deux pans de rideau, commençant déjà à forger un plan. En premier lieu, il devait prévenir Acrétius. Obtenir un mandat prendrait un certain temps, encore plus de temps puisque cela concernait Valronn. Sirian avait remarqué combien les rouages de la justice ralentissait quand il s’agissait de lui. Alors il irait faire une petite visite nocturne à l’entrepôt, discrètement.
Ses pensées revinrent vers Isobel. Il la sentait s’éloigner dans le quartier du marché. Elle s’était trouvée quelqu’un d’autre à sauver, comme elle l’avait fait avec lui. Il sourit et se leva. Il avait un criminel à arrêter.
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