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tome 1, Chapitre 12 tome 1, Chapitre 12

Les rayons rouges du soleil couchant effleuraient les toits des bâtiments, quand elle s’installa au coin d’une rue bien placée pour surveiller l’entrée de l’entrepôt. Assise à même le sol, emmitouflée dans sa cape, avec ses vêtements sales, elle avait tout l’air d’une mendiante ou d’une ivrogne. Elle sirotait même une bouteille de mauvais vin. Appliquer une légère illusion sur elle-même pour accentuer cette impression ne lui prit pas beaucoup d’énergie.

Une heure ou deux plus tard, elle vit les employés sortir par la petite porte sur la gauche. Elle entraperçut un bureau. Seul Grégoire Valronn resta. Elle attendit encore que la nuit soit plus noire, tout en cherchant du regard un point d’accès qui lui permettrait de voir et d’entendre mieux.

Il lui sembla apercevoir une lumière faible venant de l’intérieur, au niveau du toit, au-dessus du bureau, alors que le reste était plongé dans l’ombre. Peut-être qu’elle y trouverait une fenêtre ou une verrière. Elle traversa la rue et se glissa derrière le bâtiment, en se baissant. Elle repéra une échelle qui y montait directement, de l’autre côté de l’entrepôt. Silencieusement, elle se faufila jusque là-bas, grimpa agilement jusqu’en haut, puis remonta le toit sur toute sa longueur, en restant accroupie.

Elle parvint au-dessus du bureau, s’allongea sur le bord, le visage collé contre la vitre et attendit. Une heure était à peine passée, quand deux coups furent frappés à la porte. De son poste de guet, Isobel ne pouvait pas voir l’entrée, mais elle entendit une voix masculine. Il parlait avec un accent distingué. Elle ralentit sa respiration et se concentra sur leurs paroles.

— Grégoire, salua l’homme.

— Monsieur Valmont, vous avez été rapide.

— Je n’avais pas le choix. Ce qui s’est passé est extrêmement regrettable.

— Je n’ai pas eu le choix moi non plus.

Isobel ne pouvait discerner que des ombres, de là où elle se trouvait, et elle ne voulait pas se déplacer, de peur de se faire remarquer. Elle entendit le bruit de deux chaises que l’on déplaçait et le tintement de verres qu’on remplissait.

— L’homme que je représente va vouloir des réponses, reprit le nouveau venu. Le baron de Vilepierre était son intermédiaire.

Le sergent se figea et écouta encore plus attentivement.

— Un intermédiaire de trop, si vous voulez mon avis. Dites à votre patron que cela ne change rien à nos accords.

— N’avez-vous pas peur que ce meurtre attire une attention malvenue sur nous ?

— Ne vous inquiétez pas. J’ai trouvé le bouc émissaire parfait. C’est un homme très mystérieux, le propriétaire du théâtre avec lequel je suis associé. Il est en sureté à l’heure où nous parlons.

— J’espère que vous savez ce que vous faites. Pourquoi ne pas l’avoir livré aux gardes ?

— Cela sera fait en temps voulu. J’ai encore besoin de lui pour une petite chose. Je contrôle la situation, répondit Valronn sur un ton froid et sans appel.

Un silence s’étira entre eux. Le sergent imagina sans peine le duel de regards entre les deux hommes.

— Soit, reprit la voix à l’accent distingué. Vous avez les grimoires que vous nous avez promis ?

— Ils sont en sureté. Ils vous seront livrés dès que vous m’aurez payé.

Un froid glacial envahit Isobel. Valronn faisait un trafic de grimoires ! C’était non seulement interdit, mais dangereux. Si le Sigile des Arcanes avait la preuve de ce trafic, Grégoire Valronn serait traduit en justice et exécuté.

— Très bien. Dans deux jours, vous recevrez la somme demandée. Mon bateau quitte Argentlune dans quatre jours.

— Vous aurez votre marchandise.

— Très bien.

Isobel entendit le raclement des chaises et un bruit de pas. Quelques secondes plus tard, les lanternes furent soufflées, la porte claqua et elle écouta leurs pas légers, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent complètement.

Une fois qu’elle fut certaine que la rue était vide, Isobel se laissa glisser en arrière et redescendit par la même échelle. Elle se plaqua contre le mur du bâtiment pour reprendre son souffle et remettre de l’ordre dans ses pensées. Elle avait la preuve des activités illégales de Valronn et c’était une aubaine, car maintenant elle pouvait lancer le Sigile des Arcanes sur sa piste. Ses agents enquêtaient-ils déjà sur lui ? Il fallait qu’elle les alerte si ce n’était pas le cas. Et elle savait exactement qui aller voir.

J’ai encore besoin de lui pour une petite chose. Cette phrase étrange ne cessait de se répéter dans son esprit. Que voulait donc Valronn à Cynred ? Soudain, le besoin de voir son ami se fit plus pressent. Elle avança prudemment dans la rue, l’observa attentivement puis repartit en direction de la boutique d’herboristerie.

Isobel fit tellement de détours que la nuit était bien avancée quand elle pénétra dans sa rue. Il lui avait fallu éviter les gardes en grand nombre, ainsi que les groupes de passants suspects. Elle ne doutait pas que Valronn avait aussi donné sa description sur l’avis de recherches.

Lorsqu’elle s’approcha de la boutique, un signal d’alarme résonna dans son esprit. Malgré l’heure tardive, la porte était grande ouverte et le magasin illuminé. Deux hommes attendaient près de la porte. Elle les avait déjà aperçus à l’arène de Valronn, quand elle était encore garde. Elle rabattit sa capuche sur sa tête et réactiva l’illusion qui modifiait son visage. Puis elle se glissa dans une ruelle adjacente dans l’espoir de pouvoir entrer par derrière.

Une profonde angoisse à l’idée que son ami ait pu être capturé l’étreignit, l’empêchant de respirer. Elle se força à se calmer et reprit le contrôle. Lorsqu’elle atteignit la porte arrière, une silhouette cachée dans l’ombre se leva. Elle porta la main à son arme, mais sa calma en reconnaissant Prim, l’un des aides de Magdalene. Il porta un doigt à ses lèvres et lui fit signe de la suivre.

Elle obéit. Il l’entraina dans une autre ruelle qui s’éloignait de la boutique, jusqu’à une porte cochère, dont il déverrouilla le battant, après avoir observé les environs. Ils pénétrèrent alors dans une cour pavée, encombrée de débris, enserrée entre quatre hauts murs. Au fond se trouvait une petite maison, entre deux immeubles aux murs aveugles. Les volets épais étaient fermés, depuis longtemps apparemment.

Le garçon déverrouilla la porte et la maintint entrebâillée, puis il fit signe à Isobel d’entrer. Elle entra dans une pièce unique, au sol dallé, avec une cheminée qui n’avait pas servi depuis longtemps sur sa droite, un grabat, une table, un banc et deux chaises. Une large trappe de bois sur la gauche, dans le sol, devait mener à la cave. La faible lueur d’une lanterne posée dans le coin opposé à l’entrée ne dissipait pas toutes les ombres.

Elle sursauta lorsque la porte claqua derrière elle et qu’elle entendit la clé tourner. Il l’avait enfermé ! Une haute silhouette sortit alors de l’obscurité et elle reconnut Cynred. Sans réfléchir, elle se jeta dans ses bras, tant l’angoisse de ces quelques minutes avaient été immenses. Il lui rendit son étreinte. Puis elle recula. Cynred la contempla un long moment.

— Tu n’as pas dormi, lui reprocha-t-il.

Il l’attira avec lui sur le grabat et ils restèrent côte à côte, main dans la main. Depuis quand ce geste me parait-il si naturel ? se demanda-t-elle.

— Je commençais à m’inquiéter de ne pas te voir rentrer. Puis je me suis dit que tu avais peut-être décidé de faire ce que je t’ai demandé.

Isobel fronça les sourcils et faillit répliquer. Mais la sensation de sa main accrochée à la sienne la calma. Il ne suffisait pas de lui dire, il fallait qu’elle lui prouve qu’elle ne l’abandonnerait pas.

— J’ai appris des choses intéressantes, se contenta-t-elle de dire. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’étais en train de me reposer après le dernier soin de Magdalene quand l’une des enfants qui travaillent pour elle est venue en courant dans le sous-sol. Elle a attrapé nos affaires, m’a fait descendre dans les sous-sols par une trappe et m’a guidé à travers des tunnels sous le quartier, jusqu’à cette maison. Elle m’a dit qu’il y avait un contrat sur ma tête et qu’il fallait que je me cache.

Isobel sourit.

— Sacrée Magdalene, murmura-t-elle.

— Tu crois qu’ils vont lui faire du mal ?

— Non. Je ne pense pas. Ils ont trop besoin d’elle.

Un long frisson parcourut les muscles d’Isobel. L’épuisement commençait à l’emporter sur sa volonté et le soulagement d’avoir retrouvé Cynred en bonne santé l’avait vidé de ses forces. Le bras de son ami passa alors par-dessus son épaule et il la serra un peu plus contre lui. Elle posa sa tête sur son épaule et laissa ses yeux se fermer. Il posa sa joue sur ses cheveux et elle sourit, parfaitement contente. Elle sombra dans le sommeil.

Cynred appuya sa tête encore douloureuse sur le mur rêche derrière lui et ferma les yeux. Il écoutait la douce et paisible mélodie de son amie qui lui avait sauvé la vie. L’image de Sélyna traversa brièvement son esprit, telle qu’elle était la dernière fois qu’il l’avait vue. Il n’éprouvait plus que haine pour elle.

La crainte qu’il avait ressentie quand il avait imaginé qu’Isobel l’avait abandonnée, qu’elle était aux mains de Valronn et de Sélyna ou qu’elle était morte, lui avait ouvert les yeux. Isobel était devenue bien plus qu’une employée, bien plus qu’une amie, il ressentait pour elle un sentiment bien plus fort. Oui, mais quoi ? se dit-il, soudain frustré. Tu aimes sa mélodie, elle t’apaise. Mais cela signifie-t-il que tu aimes Isobel ? Il finit par s’endormir sans avoir pu répondre à cette question.

Un léger brouhaha de voix le tira de son sommeil. Il ouvrit les yeux, mais ne bougea pas. Il était allongé sur le grabat, recouvert de sa cape et d’une autre couverture. Il observa la pièce, le temps de laisser les brumes du sommeil s’effacer. Assises à la table branlante, Isobel et Magdalene discutaient à voix basse. Du pain, du fromage et une outre étaient posés devant elles. La guérisseuse avait mis de l’ordre dans son apparence depuis la nuit dernière : ses cheveux bruns étaient disciplinés dans un chignon soigné ; elle avait enfilé des robes beige propres et portait une cape cramoisie avec une capuche brodée. Son visage encore jeune était parsemé de quelques rides au coin des yeux et des lèvres. Ses mains paraissaient bien plus fatiguées : ses doigts tordus par un début d’arthrite tremblaient légèrement. Il se demanda si c’était à cause de sa magie. Il se concentra sur sa mélodie : elle était monotone et répétitive, mais pure et douce. Puis il écouta.

— L’île est beaucoup trop petite, ma chérie. Il ne sera pas en sécurité s’il reste ici et toi non plus.

— Je sais, soupira Isobel.

— Tu sais ce que tu pourrais faire pour sortir de cette situation …

La guerrière leva la tête et foudroya la femme du regard.

— Le livrer à Valronn ? siffla-t-elle, à voix très basse. Hors de question !

— Il ne lui fera sans doute aucun mal si, comme tu le penses, il a besoin de lui.

— Aucun mal ! Tu plaisantes ! Tu as vu comme moi dans quel état il l’a mis !

Magdalene pâlit.

— C’est Grégoire Valronn qui a fait ça ?

— Cet homme est un serpent, Magdalene. Et le simple fait que tous les criminels lui lèchent les bottes est un signe.

— Alors confie-le à la garde.

— Non. D’après Cynred, il a la garde dans sa poche.

— Isobel …, fit Magdalene en posant sa main sur celle de la jeune fille.

— Je ne l’abandonnerai pas. Pas maintenant. Ni jamais.

— Je sais que tu as besoin d’une nouvelle mission, mais …

— Ce n’est pas une mission ! Cynred est mon ami, je le protégerai, quoi qu’il arrive, asséna Isobel en croisant les bras.

Soudain le visage de Magdalene se détendit et un grand sourire illumina son visage. La guerrière la contempla avec un air soupçonneux. Puis elle soupira.

— Tu as joué à l’avocat du diable !

— Oui. Mais pas seulement, fit-elle sur un ton malicieux, en jetant un regard éloquent vers Cynred.

Isobel se tourna et croisa le regard azur de son ami, bien réveillé. Elle grogna intérieurement. Le jeune homme se redressa et s’assit sur le bord de son lit. Il gardait une expression sérieuse et grave, mais les coins de sa bouche tressautaient légèrement, comme s’il contenait son rire.

— Je maintiens ma proposition, jeune homme, fit alors Magdalene. Je peux soigner vos cicatrices.

— Et je maintiens ma réponse : je préfère les garder.

Il n’y avait aucune animosité dans le ton qu’il employa. Isobel y décela même une petite pointe d’amusement. Elle se demanda de quoi ils avaient bien pu parler pendant son absence. Lorsque Cynred s’installa à côté d’elle sur le banc, elle poussa vers lui la nourriture et l’outre. Son bras gauche effleurait le sien et la sensation était extraordinaire. Magdalene la fixait avec un petit sourire de connivence qui la fit rougir légèrement.

— Alors quel est le plan ? fit Cynred après avoir avalé une bouchée de pain.

— Je dois aller voir quelqu’un et faire quelques achats. Puis, cette nuit, on quitte Argentlune.

— Pour aller où ?

— Au Bastion du Verre. C’est l’endroit le plus éloigné d’Argentlune et nous y serons en sécurité, loin des griffes de Valronn. Une fois là-bas, il ne pourra plus rien contre toi.


Texte publié par Feydra, 6 août 2023 à 22h06
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