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tome 1, Chapitre 11 tome 1, Chapitre 11

Isobel traversa les ruelles du quartier du marché et déboucha sur la rue principale du port : de chaque côté de cette artère assez large s’alignaient des échoppes et des entrepôts. Tout au bout, elle distinguait les larges silhouettes voilées de blanc de deux bateaux à quai. Des étincelles de lumières éclaboussaient leurs coques au hasard des soubresauts des eaux argentées soulevées par le vent ou par les petites barques de pêcheurs qui allaient et venaient. La rue était très animée à cette heure de la journée. Derrière leurs étals disposés devant leur boutique, les poissonniers proposaient leur marchandise toute fraiche à leurs clients, qui marchandaient à grands cris ; des manœuvres déchargeaient les petites carrioles venues des quais.

La saison des Glaces serait bientôt là, et Isobel sentait une effervescence nouvelle : avant que le lac ne soit entièrement gelé, les entrepôts ventrus devaient être remplis des denrées nécessaires à la survie de la population pendant cette saison cruelle.

Pourtant elle y était indifférente, son esprit tournée vers une situation bien plus urgente. Elle emprunta la voie pavée sur une vingtaine de mètres, puis bifurqua dans une ruelle. Le tintement des gréements et le murmure de l’eau l’accompagnèrent, mais le lac était invisible, caché par un agglutinement d’entrepôts et d’ateliers.

Très vite, elle aperçut sa destination : un bâtiment de bois, d’un étage, assez large et bien tenu, dont l’enseigne oscillait doucement sous la brise légère. Un héron prenant son envol y était peint : ses couleurs brillaient sous le soleil automnal. Le héron cendré était l’une des rares tavernes recommandables dans le quartier des quais. Remontant sa capuche sur la tête, elle traversa la rue et poussa la porte de l’établissement.

La salle était presque vide. Des serveurs préparaient les tables pour le service du soir qui allait bientôt commencer et Isobel aperçut le patron derrière le comptoir. Lorsqu’il la vit, une grimace crispa ses traits épais. Elle sourit et s’approcha de lui.

— J’aurais pu gagner une grosse somme hier, à l’arène, l’accueillit-il d’un ton grognon.

— J’avais autre chose à faire, désolée.

L’homme émit un grognement sarcastique.

— Que veux-tu, Isobel ? Cela fait longtemps que je ne t’ai pas vue ici.

— Je cherche quelqu’un. Mais je veux bien une bière.

— Cela m’aurait étonné, fit-il en déposant une chopine devant elle.

Il prit une jarre bien remplie et y déversa le liquide mousseux.

— J’ai besoin de savoir ce que fait ton frère en ce moment.

— Alors, demande-le-lui.

Isobel fit une grimace quand la boisson amère descendit dans sa gorge. Un frisson descendit le long de ses muscles. Elle haussa un sourcil et fixa un long regard sur le tavernier. Celui-ci soupira. Il se rappelait bien que c’était grâce à elle que son idiot de frère n’avait pas fini en prison après sa dernière bêtise.

— Il essaie de se ranger. Il travaille pour ce Grégoire Valronn.

— Au théâtre ?

— Non. Dans son entrepôt. Il fait partie du service de sécurité.

— Merci, Sybil.

Elle déposa une pièce de cuivre sur le comptoir. L’homme la prit d’un geste vif et la mordit.

Isobel faillit éclater de rire. Depuis qu’elle l’avait payé avec une illusion qui avait disparu dans les heures suivantes, il était prudent.

— Il va avoir des ennuis ?

— Tout dépend de lui, fit-elle en quittant l’auberge.

Elle sentit le regard de Sybil la suivre. Il fallait qu’elle se dépêche, car elle ne doutait pas qu’il allait prévenir son frère. L’entrepôt de Valronn se situait de l’autre côté du port, juste à côté de l’une des rampes qui permettaient aux chariots d’atteindre les niveaux supérieurs de la ville. C’était un endroit prisé par les marchands, qui valait son pesant d’or, car plus l’accès est facile et rapide, moindres sont les coûts de transport, plus les profits sont grands.

Elle s’arrêta à l’angle d’une rue perpendiculaire et surveilla l’entrée. Les doubles portes étaient grandes ouvertes et on y chargeait un chariot. Elle aperçut Sergueï, debout tout à côté, en train de surveiller le travail des manœuvres. Soudain, Grégoire Valronn s’approcha de lui et lui tendit un document. Elle serra les poings, sentant la haine l’envahir.

Sergueï écouta attentivement son patron, hocha la tête et quitta son poste. De toute évidence, on lui avait donné une mission. Isobel le suivit discrètement, à bonne distance. Il descendit la rue principale, puis bifurqua vers l’ouest, quittant le port pour revenir vers le marché. Il passa devant le théâtre et s’engagea sur l’avenue qui menait au quartier marchand. De nombreuses personnes et des charrettes l’arpentaient et Isobel accéléra le pas pour ne pas le perdre de vue. Elle jeta un coup d’œil au théâtre en passant : les portes étaient fermées et un garde faisait le planton devant.

Une centaine de mètres plus loin, il tourna dans une rue et pénétra dans une boutique cossue. Isobel s’arrêta devant la vitrine d’une modiste et fit mine d’observer les tenues. Sergueï ressortit quelques minutes plus tard et passa à côté d’elle sans la reconnaitre. Elle reprit sa filature, et lorsqu’il dépassa une minuscule ruelle qui serpentait entre deux immeubles aux murs aveugles, elle accéléra et le bouscula, le forçant à entrer dans la venelle à l’abri des regards.

— Eh ! fit-il, en se retournant, la mine furibonde.

Lorsqu’il la reconnut, il se figea. Isobel, en souriant, le repoussa plus loin dans l’ombre de la ruelle.

— Sergent ? fit-il.

— Je ne suis plus sergent. Je te cherchais, Sergueï. J’ai besoin de te parler.

— Je n’ai rien fait de mal. Je travaille pour un homme d’affaires respectable.

— J’en doute. Quel rôle as-tu joué hier au théâtre ?

L’homme écarquilla les yeux.

— Monsieur Valronn m’avait demandé de venir travailler pour la sécurité au théâtre.

— Vraiment ? Il n’y avait pas de représentation ce soir-là.

— Non. Mais il avait un rendez-vous avec quelqu’un d’important…

— Il en avait peur ?

Le visage de Sergueï se décomposait. Le jeune homme était brutal et un peu stupide, mais il n’était pas un meurtrier. C’était bien pour cela qu’Isobel avait essayé de l’aider.

— Isobel, fit-il d’une voix un peu geignarde. J’essaie vraiment de me ranger… j’essaie…

Le sergent se rapprocha de lui, rivant son regard glacial dans le visage flageolant du petit criminel.

— Qu’est-ce qui s’est passé, Sergueï ?

— Je n’ai rien fait de mal.

— À part t’en prendre à un homme et le séquestrer.

Elle savait qu’elle prenait un risque en dévoilant cela. Mais elle n’avait pas de temps à perdre. Elle espérait que Sergueï ne la trahirait pas, que sa gratitude envers elle était plus forte que sa loyauté envers son nouvel employeur.

— Que dirait ton frère si je lui apprenais ce que j’ai vu ?

L’autre se mit à trembler.

— Que lui veut Valronn ?

— Je ne sais pas. Valronn nous a juste dit qu’il fallait l’enfermer dans sa chambre, jusqu’à ce qu’il puisse lui parler. Il était en piteux état quand je suis arrivé, mais je ne lui ai rien fait. Sylf et Merc le surveillaient.

— Dis-moi la vérité, continua-t-elle. Entre toi et moi. Grégoire Valronn n’est pas qu’un antiquaire, n’est-ce pas ?

L’homme ravala sa salive, jeta un regard autour de lui et hocha la tête avec véhémence. Isobel soupira.

— Je ne savais pas au départ. Je te le jure. Je pensais vraiment qu’il était net. Ce n’est que récemment qu’il m’a mis au parfum.

— Hier soir, qu’est-ce que tu as vu d’autre ?

— Rien, je te jure. Juste ce pauvre gars.

Il se mordit les lèvres.

— Tu ne le diras pas à Sybil ?

— Non. C’est toi qui vas le lui dire.

Sergueï pâlit puis hocha la tête. Il commença à s’éloigner, puis s’arrêta soudain et revint vers la garde.

— Cette nuit, à son entrepôt, il doit y avoir une rencontre. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais cela me parait étrange. Si tu veux en apprendre un peu sur lui, va voir.

— Merci, Sergueï. Fais attention à toi, fit-elle, sincèrement.

— Il faut que tu saches que la garde croit que le gars est le meurtrier. Et Valronn a mis sa tête à prix.

Sur ces mots, il disparut dans la rue principale. Adossée au mur, elle réfléchit quelques minutes. Ce que lui avait raconté Sergueï lui était très utile. Si elle obtenait des informations compromettante sur Valronn, cela pourrait peut-être aider Cynred à prouver son innocence. Cependant, elle y croyait à moitié. Si les criminels de la ville et la garde étaient à sa recherche, alors l’île était devenue bien trop petite. Elle devrait préparer leur fuite. Mais d’abord, elle allait enquêter sur Valronn. Son instinct de garde s’éveilla alors et elle fut satisfaite de voir qu’elle n’avait pas perdu ses réflexes.


Texte publié par Feydra, 6 août 2023 à 21h53
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