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tome 1, Chapitre 10 tome 1, Chapitre 10

Épuisée, Isobel s’installa sur la paillasse vide à côté de celle de Cynred. Magdalene les avait installés dans la partie la plus lointaine de la salle. Le blessé était allongé sur le flanc, tourné vers le mur et enveloppé dans sa cape et une couverture. Il avait sombré dans l’inconscience dès qu’il s’était allongé sur le lit, comme si son entêtement seul lui avait permis de tenir jusque-là. Elle avait eu un instant de panique et avait dû poser la main sur sa poitrine pour s’assurer qu’il était toujours en vie.

Elle poussa un soupir en repensant au trajet dans les tunnels. Cynred avait réussi à marcher pendant un moment, puis il avait vacillé et s’était effondré sur le sol. Elle avait remercié ses réflexes vifs qui lui avaient permis de le soutenir et de l’empêcher de se blesser davantage. Il s’était appuyé contre elle, le front contre son épaule, le temps de se remettre. Outre la blessure à la tête et sa main cassée qui devait le faire atrocement souffrir, elle sentait qu’il avait du mal à respirer.

Lorsqu’ils avaient émergé des tunnels, par un accès entre deux entrepôts de l’extrémité nord du port, le ciel s’éclaircissait. Ils avaient parcouru le reste du trajet, allant de ruelles en ruelles, mais par bonheur le quartier se réveillait à peine et ils ne croisèrent personne.

Isobel remonta ses genoux contre elle et les enserra dans ses bras. Magdalene était de l’autre côté de la pièce, devant son établi, en train de préparer des onguents. Elle l’avait rapidement examiné et Isobel avait bien vu que le pronostic n’était pas très bon. Les larmes lui montèrent aux yeux. L’épuisement lié aux évènements de cette nuit et la terreur que Cynred meure avaient démantelé ses barrières.

La salle, situé dans la cave de la boutique d’herboristerie de Magdalene, ressemblait à l’une des salles de soin de l’hôpital d’Argentlune, sauf qu’au lieu de lits, on y trouvait des paillasses, et qu’à la place des larges fenêtres qui laissaient passer l’air et le soleil, on trouvait des murs épais et suintant. Le lieu était propre et entretenu, mais cela restait une cave. La guérisseuse y accueillait les pauvres gens, les dockers blessés et parfois des criminels, tous ceux qui ne pouvaient pas se payer les soins des médecins ou des guérisseurs des quartiers sud.

Un long frisson secoua le blessé ; un gémissement étranglé quitta le rempart de ses lèvres bleuies. La guerrière se glissa jusqu’à lui et posa une main sur son épaule. Aussitôt il se calma. Elle resta près de lui, encore une fois ébahie de la façon dont il réagissait lorsqu’elle était près de lui.

— Reste là, fit Magdalene en s’agenouillant à ses côtés.

Isobel sursauta légèrement. C’était vraiment un signe de son épuisement qu’elle ne l’ait pas sentie arriver. Magadalene approcha ses deux mains ridées et abimées des épaules du blessé et le fit doucement basculer sur le dos. Cynred ne réagit pas. Ses cicatrices et son oreille déchiquetée paraissaient encore plus visibles dans la lueur tremblante de la lanterne accrochée au mur.

La guérisseuse nettoya soigneusement le sang séché sur sa plaie à la tempe, puis étala un peu d’onguent sur ses doigts et massa longuement la plaie. Isobel grimaça. Valronn avait dû lui porter un puissant coup pour créer une telle blessure.

Magdalene essuya ses mains sur son tablier, puis posa délicatement ses doigts noueux de chaque côté de son crâne, pas du tout dérangée par les cicatrices et ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, elle les rouvrit et sourit.

— J’ai senti un amoncèlement de sang dans son crâne, mais il n’est pas très gros ; je pense qu’il est en train de se résorber. Les migraines devraient encore durer un moment, mais son cerveau n’est pas en danger.

Un poids disparut de la poitrine d’Isobel. Elle aida Magdalene à soulever la chemise sale du blessé pour découvrir sa poitrine. Sur sa peau pâle, presque transparente, à travers laquelle on discernait ses côtes, des cicatrices similaires boursoufflaient la chair sur tout son flanc gauche, de haut en bas. Surprise, la guérisseuse laissa son regard courir sur elles. Mais Isobel ne pouvait détacher son regard de la grosse trace verdâtre qui s’étendait sur sa poitrine. Pas étonnant qu’il ait du mal à respirer. La guérisseuse plaça ses mains au-dessus de la blessure, sans le toucher.

— Plusieurs côtes cassées et du sang qui comprime l’un des poumons. Celui qui a attaqué ton ami était vicieux.

— Je ne te le fais pas dire.

Magdalene riva ses yeux bruns dans ceux de la guerrière. Elle rattacha convenablement ses cheveux de la même couleur en chignon, comme si elle se préparait.

— Cela va être très douloureux et je ne pourrais pas m’interrompre.

Pâle, Isobel hocha la tête.

— J’ai l’impression que ta présence le calme. Prends sa main. Cela va sans aucun doute le sortir de son inconscience, il ne doit pas trop s’agiter.

La guerrière entrelaça les doigts de sa main droite avec la main droite de Cynred et glissa son bras gauche le long de ses épaules. Magdalene posa ses deux mains parcheminées sur la blessure et murmura des paroles incompréhensibles. Un frisson parcourut Isobel, quand sa magie répondit à celle de la guérisseuse.

Le silence tomba autour d’eux comme si le temps lui-même s’arrêtait. Seuls les mots légers de la guérisseuse pouvait être entendus. Puis la respiration de Cynred s’accéléra, il secoua la tête et sa main serra celle d’Isobel. Un gémissement sourd sortit de sa gorge et il ouvrit les yeux brutalement, cherchant du regard la cause de sa souffrance. Isobel se pencha vers lui.

— Je suis là, Cynred. Tu es en train d’être soigné. Ça va aller.

Le blessé la regarda alors fixement, blottissant son crâne contre son épaule. Elle répéta ces paroles comme un mantra. Il crispa les paupière, la sueur et les larmes se mélangeant sur ses joues, mais il ne bougea plus. Isobel sentait ses tremblements, alors que son souffle peinait à quitter ses poumons.

La guerrière, chuchotant sans cesse des mots qui avaient perdu leurs substances, regardait la guérisseuse en priant pour que cela s’achève. Combien de temps cela dura-t-il ? Une éternité pour Isobel, encore davantage sans doute pour Cynred. Il pleurait lorsque Magdalene se tut enfin et retira ses mains. Le jeune homme se détendit brusquement, cachant entièrement son visage contre Isobel ; elle le serra dans ses bras, sa joue posée sur sa chevelure. Elle le garda ainsi de longues minutes, écoutant son cœur battre et percevant ses tremblements qui s’atténuaient de plus en plus, à la fois soulagée et triste.

La guérisseuse les avait observés, puis s’était levée en silence. Elle revint un peu plus tard et déposa deux tasses fumantes et deux morceaux de pain. Isobel leva les yeux vers elle et sourit avec gratitude. Ses traits tirés, la pâleur et les tremblements de ses mains soulignaient à quel point ce soin lui avait coûté. Son amie lui rendit son sourire et posa une main sur son épaule. Isobel n’avait pas envie de lâcher Cynred. Elle voulait le garder ainsi dans ses bras pour toujours.

Cependant, le jeune homme finit par s’essuyer les yeux et le visage avec le tissu de sa chemise et se redressa. Lorsqu’Isobel rencontra ses yeux azur, elle en resta pétrifiée. Elle y lut un sentiment si intense qu’elle en resta pantelante. Pourquoi ses pupilles lui paraissaient-elles soudain plus brillantes ? Mais l’instant passa.

— Merci, souffla-t-il, en s’adossant au mur.

Il souleva sa chemise et observa sa poitrine : plus aucune trace de blessure , sa peau était redevenue blanche. Il respirait avec aise et n’avait plus l’impression de se noyer à chaque inspiration. Sa migraine était toujours là, mais assourdie. Seule sa main envoyait des éclairs de douleur dans son bras.

Le soupir d’Isobel attira son attention. Elle s’était appuyée contre le mur, juste à côté de lui.

— C’était intense, fit-elle, avec un pauvre sourire.

Elle paraissait épuisée. Des poches noires assombrissaient davantage ses yeux magnifiques et des ridules apparaissaient au coin de ses lèvres. Il se rappela alors qu’elle l’avait trainé dans les tunnels, puis jusqu’à cet endroit, quel qu’il soit, et qu’elle l’avait veillé. Un puissant sentiment étreignit son cœur.

— Tu devrais dormir, lui dit-il avec douceur.

— Bientôt, fit-elle, en se penchant pour attraper le bol. Tiens.

Cynred fut tenté de refuser, mais le parfum du thé lui parut soudain très agréable. Il le prit de sa main droite et le porta à ses lèvres. Isobel en fit de même. Le jeune homme parcourut la pièce obscure du regard. Elle était vaste et comportait plusieurs rangées de paillasses sur lesquelles étaient posées des couvertures. Contre le mur opposé, à gauche de l’entrée, un large établi était couvert de fioles, de pots et de paniers remplis d’ingrédients divers. Une odeur d’herbes et de crème flottaient dans l’atmosphère. Ils en étaient les seuls occupants.

— Nous sommes chez Magdalene, expliqua Isobel. C’est elle qui t’a guéri. Elle a une boutique d’herboristerie et soigne clandestinement ceux qui le lui demandent.

— Elle n’a pas l’autorisation d’exercer, en déduisit Cynred.

— Non. Mais elle le fait car elle estime que le peuple a besoin d’elle.

— Tu lui fais confiance ?

— Oui. C’est une amie. Elle nous aidera. Elle a l’habitude de recueillir les chiens et les chats perdus.

Cynred eut un rire bref. La métaphore le décrivait très bien. Il avait perdu tout ce qu’il avait construit et sa sécurité, à cause de ce lunatique de Valronn et de sa meurtrière de fille. Comment sa vie avait-elle pu basculer aussi vite ? Et comment Valronn avait-il pu deviner ce qu’il était derrière ses cicatrices ?

— Je ne peux pas rester à Argentlune, alors même que je suis innocent, murmura-t-il.

— Non. Je ne sais pas ce qu’il te veut, mais il a besoin de toi. Et ce n’est vraiment pas une bonne chose.

Isobel se tourna soudain vers lui.

— Cette après-midi, j’irai me renseigner en ville. J’ai envie de découvrir ce qu’il trafique et j’ai une idée de là où je peux commencer.

— Isobel … Je maintiens ce que je t’ai dit cette nuit : reprends ta vie, je me débrouillerai…

La guerrière posa un doigt sur ses lèvres et les mots disparurent, alors qu’il se figeait, stupéfait.

— Je t’ai dit hier que je ne t’abandonnais pas. Ne sois pas têtu. De toute façon tu crois vraiment que Valronn serait assez stupide pour croire que je n’ai rien à voir avec ton évasion.

Cynred n’avait rien à répondre à cela, car elle n’avait pas tort.

— Mon contrat n’est pas achevé, continua-t-elle.

— Vu les circonstances, je ne pourrai plus te payer, donc je pense que si.

Elle fronça les sourcils et lui donna une tape sur l’épaule.

— Tu as compris ce que je veux dire, grogna-t-elle. On forme une équipe.

Et je ne veux plus te quitter, termina-t-elle à part elle.

— D’accord, murmura le blessé, qui sentit soudain un lourd sommeil s’emparer de lui.

Il s’allongea sur le flanc, tourné vers son amie et effleura ses doigts de sa main valide.

— Merci, souffla-t-il, en fermant les yeux. Ta mélodie m’apaise !

Isobel écarquilla les yeux. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ce genre de phrases dans sa bouche. Cependant, cette fois-là, elle se demanda si, au lieu d’une figure de style, ce n’était pas la vérité.


Texte publié par Feydra, 6 août 2023 à 21h45
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