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tome 1, Chapitre 5 tome 1, Chapitre 5

Après le concert, le public avait quitté les lieux, les yeux émerveillés, murmurant leurs commentaires entre eux, comme s’ils avaient peur de faire disparaitre le charme de la voix de Sélyna en parlant trop fort. Grégoire Valronn, posté juste à l’extérieur, les avait salués avec un petit mot et avait serré la main de certains.

Une fois que tout le monde fut parti, les hôtesses d’accueil rentrèrent chez elle. Valronn s’enferma dans son bureau avec les ventes de la soirée, Sélyna monta rejoindre Cynred chez lui et Isobel fit sa ronde habituelle dans le théâtre. Elle avait déjà surpris un jeune couple en train de s’embrasser fougueusement sous la scène une fois ; elle préférait être certaine que le théâtre était vraiment vide avant de le fermer pour la nuit et d’aller dormir. Lorsqu’elle revint dans le hall, Valronn l’attendait, une main posée sur le coffret qui contenait les gains de la soirée. Au même moment, Sélyna descendit du premier étage.

Elle portait toujours sa magnifique robe de concert, dont le tissu vaporeux, bleu clair, semblait flotter autour d’elle. Ses cheveux blonds et bouclés étaient remontés en un chignon ornementé de bijoux. Son visage au teint pâle était rehaussé par les touches de couleur claire de son maquillage. Sa voix était aussi magnifique que son corps. Isobel l’avait constaté : elle faisait frissonner les spectateurs et leur faisait atteindre des sphères insoupçonnées. Les mélodies de Cynred la sublimaient, sans aucun doute. Pourtant, pour la jeune femme, qui avait la chance de pouvoir les entendre presque tous les jours, rien ne valait la pureté des compositions de Cynred. Nul besoin d’une voix, même aussi belle.

— Isobel, la salua Sélyna, avec un sourire chaleureux. Tout s’est bien passé ?

— Bien sûr.

— Plus de jeunes gens cachés dans les recoins ? fit-elle d’un ton amusé.

— Non, répondit Isobel, d’un ton prudent. La salle avait l’air ravie. Les spectateurs ne tarissaient pas d’éloge pour ta prestation.

Sélyna rougit légèrement. Puis son père lui drapa sa cape doublée de fourrure sur les épaules.

— Je repasserai après-demain pour m’entretenir avec Cynred, fit Valronn d’un ton sérieux.

— Je le préviendrai, fit Isobel en s’inclinant.

Le père et la fille sortirent du théâtre et elle referma les portes derrière eux. Comme s’il avait senti qu’ils avaient quitté son domaine, une mélodie descendit le long de l’escalier et se répandit dans le hall. Isobel ferma les yeux et poussa un profond soupir, en se laissant envahir par les notes pures de Cynred.

C’était un moment qu’elle appréciait particulièrement. Elle n’aimait tant le théâtre que lorsqu’il était vide. Il ne restait plus qu’elle et son patron, enfermé dans ses appartements, comme d’habitude.

Soudain, un accord disharmonieux lui fit grincer des dents. La musique stoppa immédiatement. Elle fronça les sourcils : Cynred faisait rarement de fausses notes. Elle prit le lourd coffret et emprunta les escaliers. Ils desservaient un couloir qui traversait le théâtre dans sa largeur. Plusieurs pièces s’y ouvraient, mais la porte qui donnait directement sur le palier était celle des appartements du propriétaire des lieux.

Elle tapa à la porte et attendit.

— Entre.

Évidemment il savait que c’était elle. Il savait toujours qui se présentait chez lui, bien avant de les voir. C’était une intuition qui avait tout du surnaturel. Mais Cynred n’avait aucune magie, elle en était certaine. A part celle qui lui donne le pouvoir de composer des morceaux magnifiques, murmura-t-elle à part elle, en poussant la porte. Elle frissonna : l’air frais s’engouffrait par un large baie vitrée ouverte sur une terrasse.

Dans la pièce principale, plusieurs fauteuils formaient un demi-cercle devant la cheminée, mais ce qui occupait beaucoup d’espace était l’immense piano, dans un coin, et les autres instruments exposés sur les murs ou sur des présentoirs. Elle savait que certains étaient de sa propre fabrication, quand il travaillait chez le luthier qui l’avait embauché à son arrivée à Argentlune. Elle aperçut le violon qu’il avait reçu ce matin.

A l’opposé, contre le mur de sa chambre, un lourd bureau en bois sombre, au plateau très large, était recouvert de parchemins, d’encre, de plumes et de partitions terminées ou entamées. Cynred, quant à lui, était assis devant son piano et regardait fixement la partition étalée sur le présentoir, une plume levée.

Elle déposa le coffret sur un coin du bureau et s’y adossa en croisant les bras.

— La soirée a été bonne ; la salle pleine à craquer. Sélyna a fait sensation encore une fois.

L’homme tourna légèrement la tête vers elle, seul signe qu’il l’avait entendue. Ses cheveux longs et noirs tombaient en liberté sur ses épaules. Sa silhouette frêle était soulignée par sa chemise blanche, dont les manches droites recouvraient les bras jusqu’aux poignets et dont le col était remonté jusqu’à son cou. Elle tombait par-dessus son pantalon marron. Il était pied nu, comme souvent lorsqu’il était seul dans son appartement.

Mais ce qui étonnait le plus ceux qui le voyaient pour la première fois – et qui pouvaient même provoquer la terreur de ceux qui le croisaient dans la rue tard dans la nuit – c’était le masque blanc qui recouvrait entièrement son visage, ne laissant voir que ses yeux d’un azur étincelant.

— Valronn m’a demandé de te parler.

Une inspiration méprisante et railleuse lui répondit. Cynred laissa tomber sa plume sur le piano et se leva.

— Il veut que tu me convainques…

— Il tient vraiment à son idée.

Cynred riva ses yeux dans ceux de la guerrière. Comme à chaque fois, elle eut le souffle coupé sous l’intensité de son regard.

— Qu’en penses-tu ?

— C’est un moyen de gagner de l’argent. Mais rester dans la légalité avec ce type d’activités est difficile. Tu peux être certain que cela attire des gens peu scrupuleux.

— Je n’ai pas besoin de gagner plus d’argent, fit-il en s’asseyant dans l’un des fauteuils.

Isobel fronça les sourcils. Cynred avait l’air de mauvaise humeur ce soir. Quelque chose avait dû se passer avec Sélyna. Elle s’approcha et s’installa en face de lui.

— Qu’y a-t-il ?

Cynred releva la tête, prêt à nier, mais comme d’habitude, Isobel avait tout compris. Il soupira.

— Rien d’important. Je dois réécrire la partition pour le prochain concert. Sélyna veut qu’elle soit parfaite.

— Elle est déjà parfaite !

Elle ne put le voir, mais elle sentit son sourire. Il doit être magnifique ! pensa-t-elle alors. Elle aimerait tant le voir. Dès que son esprit eut formulé cette pensée, elle la repoussa. Qu’est-ce qui te prends ? se morigéna-t-elle.

— C’est toi le compositeur, c’est toi qui décides.

— Elle y tient, je ne veux pas la décevoir.

— Alors pourquoi cela te met-il dans cet état ?

Cynred détourna la tête sans répondre. Ses poings crispés sur les accoudoirs du fauteuil montraient à quel point il était en colère ou chagriné, ou même les deux. Le silence s’écoula entre eux. Elle finit par se dire qu’il ne lui répondrait pas et envisagea de se lever pour vaquer à ses occupations. Elle devait faire les comptes avant d’aller se coucher.

— Elle cherche à séduire quelqu’un, murmura-t-il enfin.

La colère envahit alors Isobel.

— Pourquoi te laisses-tu ainsi utiliser par cette fille ?

Cynred vrilla alors son regard furieux sur elle.

— Ne parle pas ainsi de Sélyna, siffla-t-il.

Isobel cligna des yeux. Pourquoi réagissait-elle aussi violemment ? Il était son patron ; certes ils s’appréciaient et elle pouvait se permettre une certaine franchise avec lui mais elle venait de dépasser les bornes. Pourquoi cela lui tenait-il tant à cœur ? Pourquoi son cœur saignait-il de le voir souffrir ? Elle devait maintenir une distance professionnelle.

— Toutes mes excuses, fit-elle en se levant. C’était déplacé.

Cynred écarquilla les yeux et eut un mouvement de recul face à sa froideur. Peut-être sa réaction avait-elle été un peu trop forte ? Il poussa un profond soupir.

— Je ne peux rien attendre d’elle, confessa-t-il. Je ne peux qu’espérer un peu de son affection.

Isobel se figea. Pourquoi cet homme, au talent si extraordinaire, se haïssait-il autant ? Cela ne pouvait pas être seulement à cause des cicatrices. Qu’avait-il donc vécu ? Elle se détendit.

— Et si tu nous préparais du thé pendant que je fais les comptes ?

Sans attendre sa réponse, elle retourna au bureau d’un pas léger. Elle récupéra le livre de compte rangé dans une étagère sous le bureau, puis poussa délicatement les partitions qui semblaient pousser sur le bois. Elle sentit son patron se lever et se diriger en silence vers la cuisine. Elle se força à se concentrer sur sa tâche. Mais au fond d’elle, elle éprouvait une profonde tristesse pour celui qu’elle considérait comme son ami.


Texte publié par Feydra, 6 août 2023 à 19h24
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