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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

Debout devant ses larges fenêtres ouvertes, Cynred admirait le ciel étoilé. L’air frais pénétrait dans la pièce et secouait sa longue chevelure, mais il n’en avait cure. Il tenait son masque dans sa main gauche et les doigts de sa main droite tambourinait sur sa cuisse, comme s’il s’agissait d’un clavier.

Dans le silence et le calme de son appartement, il entendait un brouhaha étouffé, venu du rez-de-chaussée. La représentation de Sélyna était terminée et les spectateurs quittaient le théâtre, sans doute enchantés de sa prestation.

Ces nobles étaient un mal nécessaire pour lui : ils lui permettaient de gagner suffisamment d’argent pour rester caché et composer sa musique. Ils pensaient tous qu’il composait pour eux. Cependant, ils n’avaient aucune idée de sa véritable mission : il traduisait la musique de l’Univers. Il l’entendait, partout, tout le temps : elle émanait du lac et des créatures qui y vivaient, des arbres, des Monts Dorés, qui s’étendaient à l’horizon et les entouraient de leurs puissances, du vent, des gens aussi. Lorsqu’il sentait cette appel pressant et incontrôlable, il devait écrire les partitions des musiques qu’il entendait. Il prenait beaucoup de plaisir à les entendre dans la voix de Sélyna. Et s’il pouvait aussi en faire profiter les autres, alors tant mieux. Mais ce n’était pas son objectif premier.

Valronn gérait tous les détails économiques et récupérait la moitié de ses gains. Il était le visage public du théâtre. Cynred savait que de nombreuses rumeurs couraient sur lui et que sa « timidité » ne faisait que les accentuer. C’était en partie pour cela qu’il avait embauché Isobel, pour qu’elle lui serve de bouclier. Et elle avait toujours mené sa mission avec brio.

Dans ses cauchemars, il la revoyait, la première fois qu’il l’avait aperçue, de loin, alors qu’elle arrivait au domaine de Fleurdys, avec sa mère. La nuit où il s’était enfui et avait commencé à se cacher. La nuit où il s’était mutilé. Quand il l’avait revue, bien des années plus tard, il avait failli lui demander comment cela s’était terminé. Pour Fleurdys. Pour le garçon. Pour sa mère. Mais il n’avait pas osé : elle ne connaissait pas son existence.

Trois coups vifs sur la porte éclatèrent dans la pièce et le battant s’ouvrit immédiatement, laissant passer Sélyna, radieuse et souriante, dans sa robe de spectacle bleue et vaporeuse. Il remit rapidement son masque sur son visage et se retourna pour l’accueillir. Elle s’approcha et lui caressa sa joue de bois, un des seuls gestes de tendresse qu’elle pouvait lui offrir.

— C’était extraordinaire, fit-elle, en esquissant quelques pas de danse. Je les ai époustouflés. Tu aurais dû entendre la manière dont j’ai sublimé ta musique.

— Je t’ai déjà entendue, fit-il.

— Mais pas dans le théâtre : là bas la sonorisation est parfaite.

— Je suis ravi que tu te sois amusée, Sélyna, répondit-il en retournant s‘installer à son piano.

Elle le suivit et s’installa d’office à côté de lui sur le banc. Ils étaient si proches qu’il sentait sa chaleur l’envahir. Son souffle se figea sans sa gorge et son cœur se mit à battre follement. Il sentit son parfum s’infiltrer jusqu’à lui. Il le trouva enivrant et lourd.

— Tu continues à travailler sur le prochain morceau ?

— Oui. Je pense que j’ai atteint ce que je voulais.

Elle eut une moue pensive alors qu’elle parcourait les notes. Puis elle fronça les sourcils.

— Tu n’as pas intégré les changements que je t’ai demandés.

— J’y ai réfléchi. Ils n’apporteront rien au morceau. Il est très bien ainsi.

Sa main droite se serra en un poing et froissa le tissu de sa robe. La colère semblait irradier de sa personne. Ces temps-ci, Cynred avait l’impression que cela arrivait souvent.

— Pourtant, cette partie-là mettrait plus en valeur la pureté de ma voix, si les notes étaient d’un octave plus bas.

Pourquoi insistait-elle autant ? L’agacement commençait à monter en lui.

— Je ne peux pas faire cela ; cela n’aurait aucun sens.

La jeune femme eut une moue boudeuse et croisa les bras. Il lui jeta un coup d’œil, mais ne dit mor : ses caprices l’épuisaient. Ils étaient de plus en plus fréquents. Cela faisait plusieurs semaines qu’il travaillait sur ce morceau et elle n’avait de cesse de vouloir lui imposer ses choix artistiques – pour le moins douteux. Son dernier spectacle était à peine terminé qu’elle revenait à la charge.

— Raoul sera présent dans la salle et je veux l’impressionner. Je maintiens bien mieux ces notes. Après tout c’est pour moi que tu écris…

Il n’eut pas le cœur de la détromper. Soudain, elle se colla contre lui et lui prit le bras. Un frisson parcourut sa peau à son contact et un profond soupir s’éleva sous le masque qui recouvrait son visage. Il détourna les yeux et s’efforça de contrôler ses réactions. Il aurait tant souhaité la prendre dans ses bras. Mais il se rappelait très clairement sa réaction la première fois où, maladroitement, il avait essayé de la serrer dans ses bras. Elle avait été très clair : cela lui était interdit. Il devait se contenter de l’affection qu’elle lui prodiguait, qui était déjà fort précieuse. Cependant, à cet instant, il n’était pas d’humeur à lui céder, surtout quand elle souhaitait impressionner un autre homme.

— Peu importe. Je ne dénaturerai pas mon morceau pour ton amant.

Il sentit la main de la jeune femme se crisper, telle une serre sur son bras, puis elle quitta brusquement le banc.

— N’oublie pas que tu as besoin de mon père, pour continuer à te cacher, asséna-t-elle d’une voix aigue.

Le compositeur ne bougea pas, ne la regarda pas. Seuls ses poings se serrèrent. Sélyna était si furieuse qu’elle eut soudain envie de lui arracher son masque. Comment pouvait-il la défier ? Il était si fier et arrogant, alors que c’était un paria, un monstre. Tout ce qui comptait pour lui, c’était sa musique.

— Alors ? reprit-elle.

Elle faillit taper du pied, mais elle se retint juste à temps. Lentement, l’homme tourna la tête. Il riva ses yeux azur étincelants sur elle. Sélyna le fixait toujours avec fureur. Cette émotion ne sied vraiment pas à ses traits, se dit-il distraitement. Des larmes commençaient à déborder de ses yeux. Il soupira.

— Très bien. Ne pleure pas. Je vais modifier la partition. Cela ne sera plus aussi parfait qu’avant mais …

La chanteuse poussa un petit cri de joie et battit des mains, toute tristesse oubliée.

— Est-ce que je peux rester ? J’aime te regarder composer, minauda-t-elle d’une voix douce.

Son regard était à nouveau chaleureux et sa voix suave. Il hocha la tête. Elle se rassit à ses côté et il sentit à nouveau sa chaleur à travers ses vêtements. Il se plongea dans les partitions, barra d’un coup de plume quelques notes, en retraça d’autres, joua certains accords sur les touches du clavier, puis ratura à nouveau et recommença.

Au bout d’une dizaine de minutes, il sentit sa compagne se lever et quitter la pièce, mais ne réagit pas. Il était tout entier transporté par son œuvre, cherchant les meilleures modifications qui siéraient à la cantatrice.

Quand il fut satisfait, il joua le morceau sur le clavecin. Les yeux fermés, il se laissa emporter par la mélodie qu’il avait créée en offrande à sa bien-aimée et elle engendra dans son esprit tout un monde dans lequel ils partageaient un amour éternel. Puis la réalité revint le percuter avec violence et son doigt ripa sur la touche, créant une dysharmonie. Il serra les poings et baissa la tête. Il fréquentait Sélyna depuis plusieurs années maintenant, depuis son alliance avec son père, et elle n’avait toujours été que douceur et gentillesse avec lui. Mais ces temps-ci, c’était comme si son masque se craquelait pour montrer sa vraie nature. Il sentait maintenant dans sa mélodie une sorte d’ombre, comme un écho qu’il n’arrivait pas à lire.


Texte publié par Feydra, 6 août 2023 à 19h10
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