Les brumes du sommeil encore accrochées à son esprit, Sirian s’efforça de calmer les battements erratiques de son cœur et de reprendre son souffle. Il avait l’impression qu’un poids comprimait sa poitrine. Les images de son cauchemar s’effaçaient ; il ne se rappelait plus vraiment de leur contenu ; seule une voix subsistait, une voix qui résonnait depuis les tréfonds de la mémoire. Il se redressa en grognant et appuya les paumes de ses mains sur ses yeux.
— Fous-moi la paix ! souffla-t-il.
Il vivait avec ces cauchemars récurrents depuis neuf ans. Depuis qu’il avait été secouru du manoir de son père. Ils allaient et venaient, parfois très légers, parfois horribles.
Il lui fallu quelques minutes pour se calmer. La chambre était encore plongée dans une légère pénombre, mais les rayons du soleil effleuraient sa fenêtre. Il se leva et l’ouvrit : l’air frais s’engouffra dans la petite pièce et il inspira profondément. Se laver et se changer lui prit quelques minutes. Il évita son reflet dans le miroir, comme tous les matins, puis il prit le dossier posé sur son bureau et quitta ses appartements.
Situés au troisième étage du bastion du Sigile des Arcanes, ils ne comportaient qu’une pièce à vivre, dans laquelle il mangeait, travaillait et dormait, ainsi qu’une petite salle d’eau. Cela faisait partie des termes de son contrat de servitude et cela lui convenait : il se sentait en sécurité entre les murs épais du bâtiment et la vue depuis sa fenêtre était magnifique : par-dessus les toits des maisons et des immeubles d’Argentlune, il pouvait admirer le lac dans toute sa splendeur. Il vivait seul à cet étage.
Il descendit à l’étage inférieure et se rendit dans le réfectoire : à cette heure, il était vide, mais il y avait toujours du thé et quelques aliments pour les gardes de l’équipe de nuit et les lève-tôt. Saluant le serviteur, il se servit une tasse fumante, prit un biscuit et s’installa à une table dans un coin isolé. Il avait laissé ses armes chez lui, mais avait revêtu le reste de son uniforme de sigilite : par-dessus sa chemise blanche, sagement rangée dans son pantalon en cuir marron, il portait un gilet en cuir noir et un manteau gris qui lui battait les chevilles. L’insigne du Sigile brillait sur son col. Dans sa poche dépassait le foulard qu’il portait autour du coup quand il n’était pas au quartier général.
Il lui était interdit de cacher son tatouage entre ses murs. Une autre règle de son contrat qui lui valait quelques regards désagréables de la part de ses collègues. Depuis le temps, il avait appris à les ignorer. Il avait un statut bien particulier au Bastion d’Argentlune : seul employé qui avait accepté de signer un Contrat de Servitude, dont le mentor était la Haute Inquisitrice elle-même, il avait paradoxalement une liberté plus grande d’action.
Ce type de contrat était rare mais légiféré. La constitution du Duché de La Rosace autorisait en effet une personne à devenir le pupille d’une autre personne. En échange d’un salaire modeste, d’une protection, du gîte et du couvert, parfois aussi d’un accès à l’université ou à des formations couteuses, on offrait quelques années de sa vie, pendant lesquelles on ne pouvait se marier, acheter une maison, créer une entreprise, obtenir un héritage et évidemment changer de métier. Les devoirs et les droits de chaque signataire du contrat étaient entièrement posés par écrit et les abus étaient interdits par la loi. Un tatouage magique dessiné sur le corps du pupille scellait ce contrat et permettait au tuteur de garder un œil sur son protégé. Malgré leur légalité, ces contrats étaient souvent perçus comme infâmant et dégradant par les gens. Et dans une institution comme le Sigile des Arcanes, dont les employés faisaient partie de l’élite du Duché, c’était encore plus mal vu.
Cependant, les collègues de Sirian évitaient de se montrer trop insultants : il en avait déjà remis à leur place et sa pugnacité, son efficacité et son intelligence en faisait l’un des meilleurs agents du Bastion, ce qui forçait le respect des autres. Dame Mallkyn avait toute confiance en lui et le montrait très clairement au reste de ses collègues, ce qui renfonçait encore son aura. Cependant, il n’avait pas d’amis, préférant la solitude.
Quand la salle commença à se remplir, Sirian se leva et disparut dans le couloir menant aux bureaux des Dirigeants du Sigile des Arcanes, situés au premier étage, dans une aile entière. Chacun des trois hauts fonctionnaires – la Haute Inquisitrice Mallkyn, le Haut Juge Aeran et le Haut Arcaniste Diafoirius - avaient un appartement à cet étage, attenant à leur bureau. Mais seule Dame Mallkyn y logeait.
Passant devant le secrétariat encore désert à cette heure-ci, il avança dans le couloir, ses pas pressés étouffés par l’épais tapis mordoré qui recouvrait les dalles du sol. Les murs étaient ornés de statues blotties dans des niches et de tableaux. Il n’y jeta pas un seul coup d’œil. Serrant son épais dossier contre lui, il s’arrêta devant une lourde porte en chêne boréal, sombre et brillant, et frappa trois coups.
— Entrez, fit une voix étouffée.
Il poussa la porte et pénétra dans l’antre de la Haute Inquisitrice. Le bureau lui était très familier : les dalles grises étaient recouvertes d’un tapis aux couleurs sombres ; un bureau massif, dont le plateau laqué brillait, trônait au centre de la pièce. A droite, le mur était garni d’une bibliothèque chargée d’ouvrages et à gauche, une large fenêtre ouvrait sur la cour intérieure du Bastion et sur le reste de la ville. Dans le mur du fond une porte était entrouverte et laissait deviner un salon. Une jeune femme apparut dans l’entrebâillement. Juste vêtue d’une longue chemise blanche, qui soulignait sa silhouette longiligne, les cheveux ébouriffées comme si elle venait de se réveiller, elle lui sourit, en poussant le battant de bois.
Sirian détourna le regard et attendait que la femme à la fenêtre se tourne vers lui. De haute taille, athlétique, elle était vêtue d’une chemise nacrée, qu’elle était en train d’arranger dans son pantalon noir. Ses cheveux très longs, blancs, étaient nattés dans son dos. Rangé sur un portant attenant à la porte de ses appartements, son pourpoint en cuir brillant attendait. De l’autre côté, sur une commode assez hôte, trônait une épée ouvragée sur un support en métal.
La femme se tourna et posa ses yeux d’un bleu glacial sur Sirian. Son visage rond, aux traits acérés, était très pâle. Quelques rides ornaient le coin de ses yeux et de ses lèvres fines.
— Votre Excellence, salua le jeune homme. Suis-je venu un peu tôt ?
Mallkyn étrécit les yeux en entendant le ton amusé de son subalterne. Mais elle ne releva pas.
Elle alla s’installer dans son fauteuil, posa ses codes sur le bureau et entrelaça ses doigts fins. Elle l’observa un long moment.
— Tu as encore fait un cauchemar, fit-elle.
Sirian fronça légèrement les sourcils. Il n’aimait pas quand elle l’espionnait via le tatouage. Alors qu’il ouvrait la bouche pour riposter, elle continua :
— Et avant que tu ne râles, je ne t’ai pas espionné. Tu as simplement très mauvaise mine.
— Je ne dors pas très bien, c’est vrai, admit-il, en s’avançant. Vous m’avez demandé de vous faire un rapport sur mon enquête.
Il déposa son dossier sur le bureau. Elle le tira vers elle et ouvrit la pochette en cuir. Elle jeta un coup d’œil au premier document. Puis releva les yeux vers lui.
— Acrétius t’a-t-il donné des nouvelles ?
— Pas encore. Mais il est infiltré depuis peu.
— Tu n’as donc trouvé aucune preuve des agissements de Grégoire Valronn ?
— Pas encore. Les gens ont peur de lui. Il a des contacts haut placé. Mais je suis persuadé qu’il a un réseau de trafic d’artefacts.
— Persuadé ? releva Mallkyn.
Sirian se mordit les lèvres et hocha la tête. Chaque semaine il devait venir dans ce bureau et essayer de convaincre son supérieure de la validité de son enquête. Mais la vérité était que tout ce qu’il avait, c’était des pensées et des souvenirs, pas de preuves.
— Le vicomte de Perluis s’est rétracté, lui rappela Mallkyn. Si ça se trouve, ton enquête est basée sur un faux témoignage.
— Il s’est rétracté après avoir reçu une visite de son frère. Mais il n’en a pas. Les registres des visites ont été falsifiés.
— C’est vrai. C’est bien pour cela que je te laisse continuer. Mais cela m’a tout l’air d’une chasse aux sorcières.
Sirian écarquilla les yeux et pâlit.
— Tu lui court après parce qu’il a travaillé pour ton père. Mais l’enquête n’a rien révélé de compromettant : tout ce que Valronn a fourni à ton père était tout ce qu’il y a de plus banal.
— Vous avez lu les documents sur les recherches de mon père ; elles étaient loin d’être banales. Valronn était son seul fournisseur …
— Son seul fournisseur, dont nous ayons connaissance …, renchérit la Haute Inquisitrice. Je sais que tu as besoin de comprendre ton père, mais ce n’est pas ainsi que tu réussiras.
Sirian fit un pas en arrière comme s’il avait été frappé. Il croisa les bras et son visage se ferma.
— Je ne cherche pas à comprendre ce monstre, Haute Inquisitrice. Tout ce que je souhaite, c’est confondre un homme, dont je sais, au fond de moi, qu’il est dangereux pour la sécurité du Duché.
Le ton du jeune homme était glacial et il s’était refermé comme une huitre. Mallkyn soupira. Sirian était brillant, un excellent agent pour le Sigile des Arcanes, mais il était tourmenté, brisé même. Elle avait espéré qu’il irait mieux, après tout ce temps. Malheureusement, il était rongé par son passé.
— Bien, décida-t-elle. Je te laisse encore une semaine. Si tu ne me rapportes pas des preuves concrètes d’ici là, nous fermons le dossier.
Le soulagement détendit le visage du jeune homme. Il eut un petit sourire.
— Merci, Votre Excellence.
Il reprit son dossier et quitta la pièce.
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