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Malgré les modifications qu’il avait effectué sur ses chaussures de ville, Léandre avait les pieds douloureux. Devant, Salomé avançait sans un mot, jouant de la machette pour leur ouvrir le chemin, suivie de près par Isaure. Les deux jeunes femmes étaient habillées pour l’aventure : elles avaient refermé leurs jupes-pantalons et serrés les lacets de leurs bottines de marche. À l’aide de runes qu’elle avait apprises du Cercle de Saigon, Salomé les avait protégés des attaques des différents insectes.

Cela faisait plusieurs heures qu’ils marchaient dans la jungle, et si ça ne tenait qu’à Léandre, il aurait abandonné depuis un moment.

— Pourquoi on ne s’y téléporte pas ? s’était-il plaint au bout de la première demie heure.

— Parce que Thaddée a protégé l’espace par des runes qui nous empêchent d’y accéder par magie.

— Bien sûr, il fallait s’y attendre…

Thaddée ne leur avait jamais facilité la tâche, pourquoi cela changerait-il après sa mort ?

— Au moins on y sera à l’abri, avait philosophé Isaure.

C’était cette phrase qui tournait en boucle dans la tête de Léandre pour le motiver. Léandre était fait pour la modernité des villes, les rues pavées, les tramways, l’opéra, les soirées mondaines. La vie de ses amis baroudeurs ? Très peu pour lui. Il aimait le confort.

Mais il n’était plus en sécurité à Paris, ni dans toutes les villes où Syméon de Bréhaut avait des connaissances. Lui et ses amis avaient vu clair dans son jeu, et le mage allait les réduire au silence, comme il l’avait tenté avec Ariel.

Ariel… Léandre était inquiet pour Marius et lui. Il ne lui avait pas donné de nouvelles, et Léandre espérait qu’il ne leur était rien arrivé. Salomé avait confiance en son frère pour s’éloigner des ennuis, mais Léandre avait plutôt tendance à penser qu’il les attirait. Les jumeaux avaient trop d’égo de toute façon.

— Tu sais où on est ? demanda-t-il à son amie.

— Oui, t’inquiète pas, s’exaspéra Salomé.

— Tu devrais faire plus d’exercice, rit Isaure.

— Ah parce que c’est ma faute si nous sommes obligés de marcher en pleine jungle pour éviter de se faire retrouver par nos semblables ? Je n’ai jamais cherché les problèmes… Si Marius ne s’était pas pointé avec sa momie…

— Ah parce que c’est la faute de Marius si des imbéciles ouvrent des brèches pour invoquer les démons ?

— C’est sa faute de nous avoir emmenés là-dedans !

— Personnellement, intervint Isaure, je préfère être au courant pour pouvoir faire quelque chose que subir bêtement…

Elles avaient raison. Léandre cherchait juste quelqu’un contre qui se mettre en colère, parce qu’il préférait être en colère que ressentir sa peur, grossie par la fatigue, venimeuse et paralysante.

Dès que l’homme croisa leur regard, un voile flou les entoura, les rendant invisibles aux yeux des Insensibles et les emprisonnant. Marius signa deux runes différentes avec chacune de ses mains, et un rai de lumière grossit jusqu’à atteindre leur adversaire pour l’aveugler. Ariel ouvrit sa veste pour sortir une potion explosive, qu’il avait toujours sur lui, et la balança contre la barrière. Un craquement la parcourut. L’homme en gris, qui avait protégé ses yeux, contrattaqua et leur envoya des lames d’air.

— À terre ! hurla Marius.

Ariel obéit sans réfléchir. Des fioles violacées roulèrent jusqu’à eux. Il eut le réflexe de tirer Marius et de l’autre main tracer un bouclier protecteur. Les fioles laissèrent leur contenu se répandre en nuages épais.

— Du gaz ! Ne respire pas !

Trop tard : les yeux de Marius rougissaient. L’homme en gris avança vers eux. Derrière le voile d’invisibilité, Ariel aperçut d’autres silhouettes qui s’approchaient, sans doute les renforts. Si Marius sombrait, il ne savait pas où ouvrir son portail. Il ne connaissait que les rues de Paris depuis que Thaddée l’y avait emmené. Jamais il n’avait mis les pieds ailleurs, il ne pouvait ouvrir un portail dans un lieu qu’il ne connaissait pas.

Hormis… hormis dans ses plus lointains souvenirs. Tellement loins, cachés dans sa mémoire, qu’il ne savait même pas s’il y avait encore accès. Mais il devait tenter, maintenant, ou ils risquaient d’y rester.

Ariel attrapa le corps de Marius. Son ami perdait connaissance. Ariel dressa un bouclier pour les protéger des entraves qui menaçaient de les emprisonner. D’autres hommes en veston avaient rejoint leur adversaire, et Marius, dans ses bras, s’alourdissait.

Un portail. N’importe où. Il fallait qu’ils s’en aillent, de suite. Avec dextérité, il en ouvrit un et glissa avec Marius, alors qu’ils se faisaient encercler. Le trajet, perdu au milieu de rien, sembla interminable. Ils atterrirent brutalement au sol, à peine amortis par des grandes herbes. Il serra Marius contre lui par réflexe.

Où est-ce qu’il les avait emmenés ? En tout cas, loin de Paris. En reprenant difficilement sa respiration, il observa tout autour d’eux : une végétation abondante, verte à en faire mal aux yeux, des arbres hauts qui étaient tout sauf européens. La lourdeur de l’air, sur sa peau, l’accabla et rendit sa respiration poussive.

— Ariel ?

Il leva les yeux. À quelques mètres, Léandre, Salomé et Isaure posaient sur eux des yeux éberlués.

— Où est-on? leur demanda-t-il.

— Au Cambodge, à deux pas du repère de Thaddée.

— Là où vous avez répandu ses cendres ?

— Oui.

— Marius !

Léandre s’agenouilla près d’eux et se saisit délicatement du visage de Marius. Il amena à ses narines un flacon d’un liquide jaunâtre, qu’il déboucha. Il fallut attendre plusieurs longues minutes douloureuses pour que Marius se réveille en sursaut.

Il se redressa et toussa à s’en décrocher les poumons. Ariel lui frotta le dos pour l’aider, tandis que son ami ouvrit de grands yeux.

— Qu’est-ce que… je nous ai emmené ici avant de… ?

— Non, c’est moi, répondit Ariel.

Tous tournèrent la tête vers lui et ne purent dissimuler leur surprise.

— Mais tu n’es jamais venu ici, Marius et moi étions les seuls… Comment as-tu pu ouvrir un portail jusqu’ici sans connaître le lieu ?

Ariel serra le bras de Marius et ne put qu’hausser les épaules. Et soudain, Léandre eut une illumination.

— C’est ici que Thaddée t’a trouvé non ? Il est toujours resté vague dans ses carnets, mais on sait qu’il est revenu d’Indochine avec toi dans ses bagages. Pourquoi faire venir ses cendres à l’endroit où il t’a découvert ?

— On y réfléchira plus tard, pour l’instant, on doit avancer.

Salomé aida Marius, encore pantelant, à se redresser. Il toussa encore, retenu par sa sœur. Ariel suivit le mouvement, encore désarçonné.

— Ça va aller ? lui demanda Isaure.

— Je… je ne sais pas. Nous étions poursuivis par des sorciers du Cercle de Londres, et… J’ai ouvert ce portail sans réfléchir…

Elle le rattrapa alors qu’il faillit trébucher sur une racine.

— Au moins, ils ne vous ont pas suivis !

— Où va-t-on ?

— Salomé veut nous emmener où Thaddée s’est installé quelques années. Elle et Marius ont trouvé l’endroit en décryptant son journal.

— Qu’est-ce qui nous dit qu’on y sera en sécurité ?

— Les jumeaux le pensent, alors je les suis.

— Thaddée le pensait aussi, ajouta Léandre derrière eux. Il a posé des runes pour empêcher qu’on trouve l’endroit, il a décidé qu’il y reposerait… Je suis sûr qu’on va trouver quelque chose. Peut-être même que le fantôme de Thaddée y traîne encore ?

La voix de Léandre semblait porter un espoir presque candide Ariel fronça les sourcils. Il s’était complètement refermé juste après la mort de son maître et avait refusé d’utiliser son don pour le revoir. Il avait passé plusieurs mois sans avoir un seul contact avec les morts, et si dans un premier temps, cela l’avait soulagé, il avait aussi eu l’impression qu’un morceau de son identité lui avait été retiré. Si Thaddée se montrait à lui, que lui dirait-il ? Et comment Ariel réagirait-il ? Et les autres ?