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tome 1, Chapitre 8 tome 1, Chapitre 8

Isaure de Mauret n’avait pas remis les pieds à Paris depuis la mort de son maître Thaddée. Un sac de voyage en cuir au bras, son grand Stetson coiffant son lâche chignon blond, une redingote de cuir au-dessus de sa robe-pantalon, elle détonnait dans les rues si policées de sa ville natale. Elle embrassa du regard ce grand bâtiment austère et soupira. Heureusement qu’elle ne s’y était pas directement téléportée : elle s’y serait perdue. Parfois, il était mieux de s’y prendre comme les Insensibles. Ignorant l’attention des passants fixée sur elle, elle entra. Le bruit de ses bottines, vieilles mais solides, résonna sur le sol carrelé. Un homme entre deux âges, posté derrière un stand de gardien, l’arrêta. Bouche bée, il ne cacha pas la stupéfaction qui le prit lorsqu’il la dévisagea des pieds à la tête.

— Bonjour, l’aborda-t-elle avec un sourire, je viens voir le docteur Ariel Dahlier.

— Le docteur Dahlier est en plein travail et je crains que…

— Dîtes-lui qu’il s’agit de sa fiancée.

— Ma fiancée, tu es sérieuse, Izzy ?

— Oh, allez, après tout, c’est ce que tu m’as promis quand nous avions huit ans.

— Promis sous la contrainte, je te rappelle !

Isaure haussa les épaules.

— Promis quand même.

Assise sur un meuble bas entre une bassine d’étain et une lampe à pétrole, elle laissait son regard voguer dans la pièce, comme si elle essayait de s’en imprégner. Ariel tenta de rester concentré pour terminer son rapport d’autopsie, sans succès.

— Tu aurais pu répondre à mes dernières lettres, minauda-t-elle.

— Je suis désolé…

— Tu fais un piètre fiancé.

Il rencontra son regard vert vif dans lequel pétillait de l’amusement. Il sourit.

— C’est toi qui m’as voulu.

— Ta lettre et la convocation que j’ai reçue du Conseil sont liées ?

Ariel reboucha son stylo-plume avec précaution et le reposa. Tant pis pour son rapport, Hauvert attendrait. Il se releva et enfila veste, manteau et chapeau qui étaient accrochés à la patère près de la porte. Isaure lui emboîta le pas en glissant son bras par-dessous le sien.

— Oui, lui répondit-il. Avec ce qui s’est passé les derniers mois, les invocateurs sont dans la ligne de mire de Syméon de Bréhaut.

Isaure grimaça.

— Tu es sérieux, de Bréhaut ? Qu’en pense Marius ?

— Il n’aime pas ça.

— Je me fierai à son intuition, si j’étais vous.

— Il suffit de limiter ce qu’il…

— Et Salomé, vous l’avez appelée, elle aussi ?

— Marius s’en ait chargé.

Ils dépassèrent l’accueil, où le gardien sourit à Ariel d’un air entendu. S’il savait…

— J’aimerais éviter d’aller au Cercle ce soir, dit-elle en feignant l’indifférence.

— Léandre nous attend ailleurs, ne t’inquiète pas.

Comme Marius, comme Ariel, Isaure n’aimait pas fréquenter de trop près leur congrégation. Des souvenirs trop douloureux y étaient attachés.

— Je suis heureux de te revoir, en tout cas.

Elle s’accrocha un peu plus à son bras.

— Tu es toujours le bienvenu où que je sois, tu sais.

— Je sais.

Et rien que le savoir, cela lui faisait du bien. Pour Ariel, Isaure était cette amie qui ne lui reprochait jamais de prendre le temps qu’il lui fallait pour lui. Elle était là quand il en avait besoin, sans poser de question. Elle n’avait pas l’émotivité à fleur de peau de Léandre et ses discours culpabilisateurs, ni l’éloignement froid et calculé des jumeaux Beaumont. Il était facile d’être en sa présence, car elle respectait autant ses besoins de distances que ceux, plus rares, qui le forçaient à s’épancher.

— Tu veux y aller en téléportation où…

— Non, comme les Insensibles. J’ai besoin de voir ce qui a changé.

Alors, il l’emmena prendre le tramway pour rejoindre le point de rendez-vous convenu. Elle lui raconta ses excursions mexicaines, les missions qu’elle remplissait pour le Cercle, les petites choses qui faisaient son quotidien, avec des détails amusants et un sens du drame certain. Ariel rit, s’attirant les regards des passagers, mais ne s’en souciait pas. Alors qu’ils descendaient la rue sous les lampadaires au gaz d’éclairage, il lui raconta quelques anecdotes, de son côté, n’ayant pas son humour ni ses expressions dramatiques, mais Isaure était accrochée à ses lèvres. Ils s’arrêtèrent devant un hôtel.

— C’est ici.

— Eh bien… Léandre a toujours eu des goûts de luxe.

— C’est l’hôtel où Marius a pris une chambre.

— Marius n’est pas mieux.

La remarque arracha un nouveau rire à Ariel. Il s’apprêta à entrer quand Isaure le retint par le bras. La mine soudain plus sérieuse, elle souffla :

— Tu lui as pardonné, d’ailleurs ?

Ariel haussa les épaules. Il était perdu. Isaure comprit : elle frotta son bras avec sollicitude et ils entrèrent. Ils se présentèrent au bar, où la réservation avait été faite au nom de Léandre pour six personnes, et un serveur les guida jusqu’à la table assignée. Ils étaient les premiers. Ariel avait conscience du regard qu’ils attiraient, et il comprenait pourquoi : avec Isaure qui sortait tout droit de son désert mexicain et lui qui ne savait pas prendre soin de ses chemises, ils n’avaient rien à faire là.

Ils commandèrent à boire, et continuèrent à discuter en attendant les autres, qui ne tardèrent pas. L’un à côté de l’autre, il était indéniable que les jumeaux Beaumont étaient des copies presque parfaites.

— Je ne suis pas d’accord, Louis Delaporte n’est pas assez qualifié pour…

— Oh, parce que tu crois que ton Émile Brugsch sait ce qu’il fait, en ce moment ?

La silhouette de Salomé n’avait besoin d’aucun corset pour être affinée : dans un chemisier blanc simple rentré dans un pantalon haut orné de deux rangées de boutons, elle avait quelque chose de magnétique lorsqu’elle marchait. Sa veste courte, ses bretelles et sa simple tresse de cheveux noir éparse lui tombant dans le dos complétaient le tableau de cette aventurière hors du commun. Elle prit place en face d’Ariel et croisa les jambes. Marius appelait déjà un serveur d’un geste de la main.

— Bien le bonsoir à vous aussi, intervint Isaure, cela me fait plaisir à moi aussi de vous revoir et de ne pas parler d’archéologie.

L’agacement de Salomé s’effaça lorsqu’elle se tourna vers Isaure.

— Bonsoir Izzy, tu es toujours aussi jolie.

— Je confirme, ajouta Marius.

Ariel roula des yeux face à leur flagornerie.

— Toi aussi, tu es charmant Ariel, fit Salomé à son encontre. Ne sois pas jaloux.

— Oublie, lâcha Marius, il est encore grognon.

— Je ne suis pas…

— Il a raison, en quinze ans, ton aura n’a pas changé d’un poil, Ariel. Toujours grincheux.

— C’est parce que vous n’avez jamais su comment vous y prendre, vous deux, le défendit Isaure en posant sa main sur la sienne.

Marius soupira.

— Toujours pas mariés, vous deux ?

— Mais nous…

Isaure pressa le bras d’Ariel, l’intimant silencieusement au silence.

— Les bonnes choses prennent du temps, tu le sais bien, Marius. Je dois d’abord finir ce que j’ai commencé en Amérique, ce qui ne me prendra plus que quelques années. Nous aviserons ensuite.

— Je n’étais pas au courant, fit Ariel, merci de me l’apprendre.

— Avec plaisir.

Marius secoua la tête de droite à gauche, les bras croisés sur son gilet en tweed.

— Léandre se fait encore attendre, soupira Salomé. D’ailleurs, il a réservé pour six, vous savez avec qui il va venir ?

— Syméon de Bréhaut, lâcha Marius.

— C’est pour ça que tu es grognon ? se vengea Ariel.

Il lui adressa une moue agacée.

— Je ne le sens pas et je vous l’ai déjà dit. Après, vous faîtes comme vous voulez, comme d’habitude.

Aussitôt, les filles se moquèrent de lui, et cela détendit l’atmosphère. Comme avant. C’était étrange de se sentir avec eux comme si rien ne s’était passé, comme si Léandre allait passer la porte au bras de Thaddée et qu’ils allaient reprendre leur vie commune.

— J’aurais préféré vous retrouver tous sans étranger, soupira Isaure.

Ariel reconnut le pas de Léandre avant qu’il entre dans son champ de vision.

— Bonjour ma chère famille ! Vous n’attendiez que moi, n’est-ce pas ?

Léandre passa la main dans ses boucles brunes pour les replacer derrière son épaule et s’asseya avec eux. Marius jeta un regard derrière lui.

— Tu avais réservé six places.

— Juste pour enquiquiner ta prescience, Monsieur-je-sais-tout.

Ariel éclata d’un rire franc face au visage outragé de Marius.

— Je suis vraiment heureux de vous revoir tous, dit Léandre. Vous ne m’écrivez pas assez !

— Nous avons une flopée de choses à réaliser dans nos journées, contrairement à d’autres.

— Je parle aux filles, pas à toi qui a toujours été incapable de tenir une plume, Marius.

Ariel gloussa. De l’autre côté de la table, Marius s’agaça.

— Si nous en venions aux faits au lieu de bavasser ?

— Un homme pressé ne rend pas la chose agréable au lit, et j’en sais quelque chose, le tacla Léandre.

— J’adorerais continuer à assister à ça, mais il a raison. Si vous m’avez fait venir pour rien…

— Nous ne pouvons pas en parler dans la correspondance, au risque qu’elle soit lue, informa Ariel.

Isaure se pencha vers le centre de la table.

— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi j’ai reçu une convocation de la part du Cercle ?

— Oh, ton amoureux ne l’a pas fait ?

— Toi, tu ne m’as pas manqué, retourne dans tes pyramides.

— Du calme, vous deux ! Puisque c’est toi qui a tout commencé, explique-lui, dit Salomé en s’adressant à son frère.

Marius prit une grande inspiration.

— Comme tu le sais, mon travail consiste à retrouver des momies et à les vendre à des musées européens qui veulent accroître leurs collections. La dernière que j’ai trouvé devait dater de l’époque lagide, sauf que j’ai eu un pressentiment…

— Le fameux pressentiment, le coupa Léandre.

— Vous voulez bien me laisser du répit le temps que je raconte ?

— Vas-y, vas-y, se retint de rire Ariel en tapotant le bras de Léandre.

— Donc, j’ai profité de la présentation de cette momie au Louvre pour demander à Ariel d’y jeter un œil.

Isaure haussa les sourcils et analysa Ariel, comme si elle s’offusquait silencieusement qu’il ait accédé à la requête de Marius. Ariel lui fit des gros yeux.

— Il m’a confirmé qu’elle venait juste de mourir.

— Elle a été victime d’un sacrifice invocatoire, comme quatre jeunes filles que j’ai autopsiées ces derniers mois.

Salomé croisa les bras et les jambes, se renfonçant dans son siège.

— Tu ne vas pas me faire croire que toi, Ariel Dahlier, tu as pu louper ça.

— Il a pu, parce que les traces de magie ont été dissimulées de manière excessivement habiles, ajouta Léandre. Et nous nous demandions si vous n’aviez pas eu vent d’événements de ce genre, là où vous êtes. Disparition de jeunes femmes, trafic de fausses momies, ou autres choses qui permettraient de dissimuler ces invocations.

Salomé réfléchit.

— Il y a bien des morts, c’est vrai mais… Je n’avais pas…

— Des jeunes femmes vierges ? demanda Ariel.

Son amie fronça les sourcils.

— Je vais demander à mes contacts. Et contrairement à vous, je sais brouiller mes correspondances, donc pas d’inquiétude que je sois…

— C’est bien beau, mais qu’est-ce que ça a à voir avec ma convocation ? Ne me dîtes pas que vous pensez qu’il s’agit de sorciers ?

— Tu vois beaucoup de démons capables de reproduire nos sorts de dissimulation ? argua Léandre. C’est une magie runique, c’est forcément des sorciers !

— Et les sorciers invocateurs ont plus de chance d’accéder au Monde sombre que…

— Justement, vous pensez vraiment que c’est crédible ?

— C’est en tout cas la thèse de Syméon dé Bréhaut, dit Marius. Un joli spectacle pour déstabiliser sa grande amie Félicitée Desharnais…

Isaure claqua des mains l’une contre l’autre.

— Mais bon sang, que vous êtes stupides ! Félicitée est une invocatrice !

— Et ?

— Léandre, nous sommes d’accord pour dire que Félicitée empêche Syméon d’accéder au Conseil depuis des décennies, non ?

— Oui bien sûr, mais… oh Sainte Mère.

Lorsqu’il réalisa où Isaure voulait en venir, Ariel se prit la tête dans les mains.

— Ça va beaucoup trop loin…

— J’avais raison de ne pas vouloir l’impliquer.

— Marius, tu crois vraiment que c’est le moment de redorer ta petite fierté ?

— Assez, tous les deux ! s’emporta Salomé. Ariel, demain, tu nous emmènes Isaure et moi sur les différents lieux de crime. Léandre, tu ne décolles pas de Bréhaut jusqu’à ce que tu saches combien de fois par jour il se rend aux commodités. Et toi, Marius, nous allons te donner nos contacts, Isaure et moi, pour que tu puisses faire une liste des potentielles victimes de sacrifices invocatoires, avec les cartes, comme tu as fait pour ton propre coin.

Ils assentirent. Isaure souffla :

— Je dois me rendre au Conseil demain…

— Je t’accompagne, la réconforta Ariel.

Léandre se pencha de nouveau vers le centre de la table.

— Quelque chose m’intrigue… Pourquoi l’Egypte, pourquoi Paris ? Pourquoi les lieux où nous vivons tous les cinq ? demanda Léandre.

— À toi de nous le dire, joli cœur, c’est toi qui vas devenir son ombre.

— Si je me souviens, se rappela Marius, il briguait la place de Thaddée au Conseil. Ils étaient proches.

— Proches n’est pas le terme que j’emploierai, dit Ariel, notre maître était avare en amitié.

— Peut-être, mais c’est une piste.

Léandre fronça des sourcils. D’eux cinq, il était le plus proche de Thaddée et supportait mal les reproches qu’on lui faisait.

— Je verrais bien. Tout le monde se tient au courant, de toute façon ?

— Bien sûr !

Passer toute une soirée avec ses amis de formation était une expérience étrange pour Ariel. Quelques semaines plus tôt, il n’aurait jamais cru les revoir et encore moins passer du temps avec eux de cette manière, comme si le temps ne s’était jamais écoulé. Quand vint le moment de se séparer, il attrapa la main d’Isaure et lui promit d’être là le lendemain. Son amie lui sourit et le remercia d’une voix douce, avant d’attraper le bras de Léandre et d’entamer leur route. Salomé était déjà remontée dans sa chambre en confiant à son frère qu’elle allait lui dresser une liste de tous ses contacts. Les jumeaux Beaumont avaient tous les deux une relation compliquée avec le sommeil. Marius terminait son verre de cognac quand Ariel entreprit de se lever à son tour.

— Bon… Et bien, je vais te quitter, je dois encore rédiger mon rapport pour Hauvert et…

— Merci de m’avoir cru, Ari.

Ariel haussa les épaules pour évacuer son mal être.

— De rien.

— Tu m’as toujours soutenu quoique je fasse.

— C’est ce que les amis font.

— Alors on l’est encore, toi et moi ? Amis ?

Ariel ancra son regard dans celui de Marius.

— C’est ce que tu veux qu’on soit ?

Marius baissa les yeux vers son verre, dont le liquide caramel attrapait la lumière. Face à son silence, Ariel soupira.

— Tu ne sais toujours pas ce que tu veux et contrairement au moi d’il y a quinze ans, je ne t'attendrai pas.

— Tu mens, lui répondit Marius en relevant les yeux, avec une note d’espoir dans la voix.

Ariel fronça les sourcils.

— Ta fichue prescience…

— Non, je te connais.

— Moi aussi, je te connais. Je sais que ce n’est pas la mort de Thaddée qui t’a poussé à t’enfuir aux quatre coins du monde en ne me donnant aucune nouvelle, alors arrête de te cacher derrière ça. Arrête d’être lâche et réponds à la question que je t’ai posée alors. Si tu n’en es pas capable, alors ne compte pas sur moi pour t’aider à décortiquer ce qui se passe dans ton crâne.

Il se leva, laissa quelques billets pour la note, s’habilla et se coiffa. Puis il se pencha vers Marius et lui retira son verre des mains.

— Et l’alcool ne t’aidera pas non plus.


Texte publié par Codan, 13 janvier 2024 à 21h02
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