— On vous a vu traîner sur la scène du crime, tout à l’heure, Dahlier. Avec votre ami.
À la lueur des lampes à pétrole qu’Ariel avait allumées pour terminer son travail, le visage du commissaire Hauvert cette expression de fin limier à la recherche de sa proie. Ariel haussa un sourcil surpris. Marius avait pourtant posé un bouclier d’invisibilité… Ou peut-être les avait-on vu juste au moment de partir.
— La scène m’intriguait.
— Entendez bien : je n’aime pas beaucoup que des non-professionnels se mêlent de nos affaires. C’est la première et dernière fois que cela se produit.
Ariel ne répondit rien, et sa soumission feinte parut faire naître de la satisfaction chez Hauvert. Il détestait l’autoritarisme gratuit. Il but un verre d’eau pour étancher sa soif et enchaîna avec ses conclusions :
— J’ai retrouvé des traces de drogue sur elle. Ce qui change par rapport aux autres victimes, qui ont été assommées avant. Qui plus est, le corps porte moins de coups que les autres, même si d’apparence, il a subi le même traitement. Elle n’a aucune blessure défensive.
— C’est bien un coup de poignard au cœur qui l’a tuée ?
Ariel eut un regard pour la blessure que la jeune femme avait en pleine poitrine, dont il avait dû nettoyé le sang couleur rouille, les globules déjà oxydées par l’air.
— Oui. Mais elle ne s’est pas débattue parce qu’elle était droguée.
— Par quoi ?
— Regardez ses doigts et le coin de sa bouche, là. L’usage régulier des pipes à opium.
— Si les Anglais avaient eu la bonne idée de garder cette saleté en Chine… Donc peut-être qu’elle était déjà dans cet état avant que son meurtrier tombe sur elle ?
— En tout cas, ça devait être une bénédiction de trouver une cible aussi facile pour lui, confirma Ariel.
Hauvert ferma son petit calepin d’un coup sec.
— Merci ! J’ai encore quelques interrogations…
Ariel leva les yeux vers le commissaire, faisant de son mieux pour cacher les flammes de colère rancunière qu’il avait encore à son encontre.
— Pourquoi être retourné sur les lieux du crime ?
La question le hérissa, et il se sentit comme ces étranges plantes ramenées du désert américain, bourrées d’épines. Des cactus, de mémoire.
— Vous ne le faîtes jamais ?
— Vous êtes légiste, vous n’avez besoin que d’un corps.
— Et je pense que j’étais sur mon temps de pause, vous n’avez pas à me demander ce que je fais de mon temps libre. Nous sommes collègues, pas amis, je crois.
Les yeux du commissaire s’étrécirent.
— Vous me cachez des choses, Dahlier, et je n’aime pas ça.
— Vous allez devoir vous contenter de ce que je vous dis ou vous chercher un autre légiste. Bon courage pour trouver quelqu’un qui accepte de découper des cadavres à la lampe à pétrole, au lieu de profiter d’une belle soirée en famille. Vos enquêtes vont prendre plus de temps.
— Et pourquoi faire appel à votre ami, un simple civil ?
— Il est habitué aux crimes sacrificiels. Son regard est intéressant.
— Je pensais qu’il était un de ces archéologues de momies…
Ariel releva un peu le torse.
— L’Égypte est l’un de ses nombreux lieux de travail, il a aussi fouillé des volcans éteints sur la Cordillère des Andes, des tumulus écossais, des châteaux transylvaniens…
— D’accord, d’accord, j’ai compris. Vous faîtes ce que vous voulez pour faire avancer l’enquête, Dahlier, mais n’oubliez pas que vous n’êtes qu’un simple légiste. L’enquêteur ici, c’est moi.
Ariel eut envie de lui rire au nez. S’il n’était qu’un simple légiste, il n’aurait pas des résultats aussi probants et les enquêtes d’Hauvert mettraient beaucoup, beaucoup plus de temps à se finaliser.
Le commissaire tourna les talons sans un au revoir et avant qu’il ne passe la porte, Ariel lui lança :
— Bonne soirée à vous aussi !
Un simple salut de la main pour toute réponse, et Ariel fut replongé dans sa solitude. Il observa le visage de la jeune femme, paisible pour l’éternité, avant de la recouvrir de nouveau d’un large drap blanc. Dans la lueur de la lampe à pétrole, quelques graines de poussière dansaient lentement.
La nuit d’Ariel avait été courte. Il n’avait cessé de se réveiller en revivant les souvenirs de Dounia, mélangé à toutes les scènes qu’il avait imaginé pour la victime du quartier de la Goutte d’Or - Marie, elle s’appelait Marie. Si bien qu’au réveil, il n’était pas aussi reposé qu’il le souhaitait. Il fallait qu’il entre en contact avec le fantôme de Marie, pour confirmer ses hypothèses, et pour cela, il avait besoin d’énergie, et de repos.
C’était dimanche, et Léandre, le sachant libre, lui avait donné rendez-vous à l’Abbé Grégoire, un café-bar qui servait d’entrée au Cercle. Ariel resta un long moment sur le trottoir d’en face, à regarder la devanture sans oser s’approcher. Elle avait quelque chose de très sobre, de l’extérieur, si ce n’est le bois précieux et sombre qui composait les colonnades gravées à la grecque. Il prit une grande inspiration, traversa la rue et s’apprêta à entrer, la main sur la poignée en laiton doré. Son cœur qui fit une embardée le dissuada au dernier moment. Une femme tira la porte de son côté, et le regarda de haut en bas alors qu’elle le dépassait.
— Ariel ! le héla son ami depuis l’intérieur.
Plus de raison de reculer. Il entra. Un odeur de café noir lui emplit les narines, et une douce chaleur lui caressa la peau. Un chandelier au plafond composé de bougies éternelles donnait donnait au lieu une atmosphère de secrets.
Au bar, comme d’habitude, Grégoire essuyait des verres impeccables dans sa tenue de serveur parisien. Ariel le salua en enlevant son chapeau.
— Ariel Dahlier, rien que ça ! Comment as-tu fait pour le faire venir ici, Léandre ?
— C’est mon secret !
Avec gêne, Ariel s’installa en face de Léandre, qui consommait une de ces boissons à la mode avec beaucoup, beaucoup de chantilly. Ses longs cheveux relevés en un chignon épars, une veste à col officier bleu marine et quelques bagues, il avait l’air presque austère. Ariel passa les mains sur sa chemise froissée et refit son nœud de cravate.
— Tu n’as jamais été doué pour les apparences, s’amusa Léandre.
— Et toi, tu es trop bon pour ça. Pourquoi tu m’as fait venir ? Pourquoi Marius n’est pas là ?
— Quelque chose à voir avec ses momies. Il m’a envoyé paître comme il sait si bien le faire, répondit Léandre en faisant la moue.
Ariel roula des yeux en tiquant sa langue contre son palais. Ce n’était pas son problème à l’origine, mais celui de Marius. Alors pourquoi il était là, et pas Marius ?
— Tu aimes toujours le café noir ? lui demanda Grégoire lorsqu’il s’approcha de leur table.
Ariel assentit, et le serveur posa la tasse devant lui. Léandre sortit une petite fiole de sa manche et la lui glissa.
— Une potion revigorante. Tu as vraiment une tête de déterré.
— Sinon, pourquoi tu m’as fait venir ? demanda encore Ariel avec agacement. Tu ne m’as pas répondu.
Léandre eut un regard circulaire, certainement pour vérifier que personne ne les écoutait, puis se pencha vers lui.
— J’ai réussi à parler de notre problème à Syméon de Bréhaut, et sache qu’il a déjà mis la main sur les dossiers de tes disparues.
Il posa alors sur la table une chemise en carton épais et la poussa vers Ariel, qui l’ouvrit. Il reconnut ses rapports d’autopsie, les rapports d’Hauvert et son écriture serrée, et les photographies de la scène du crime. Le service d’Hauvert était le premier à utiliser cette nouvelle technologie.
— Par contre, regarde bien…
Léandre traça une rune du bout des doigts sur la première photographie. Celle-ci changea : une fumée partit de son centre en lui donnant l’aspect de son négatif. Alors apparut ce qu’Ariel avait loupé depuis tous ces mois : un pentacle dans lequel la victime était allongée.
— Comment j’ai pu passer à côté de ça !
— Un rite démoniaque habilement dissimulé, il m’a fallu plusieurs runes de révélation pour que ça fonctionne. Les traces du coupable ont été effacées avec talent.
— Ce qui accrédite notre hypothèse.
— Oui. Et de Bréhaut est d’accord avec nous. C’est pour assister à son coup d’éclat que je t’ai fait venir. Il va avoir besoin de toi.
Ariel fronça des sourcils.
— Je ne…
— Tu as découpé ces filles, tu as découvert leurs secrets, c’est à toi d’être là. Tu es la clef de voûte de son argumentaire. Ta présence est plus que souhaitée.
— Tu sais bien que…
— Je sais, le coupa Léandre une fois de plus. Si je te l’avais dit, tu ne serais jamais venu. Mais tu veux que nous avancions, oui ou non ?
Ariel détourna le regard vers le bar, où Grégoire préparait de nouvelles boissons. Il détestait être pris en guet-apens de la sorte. Il siffla son café, et le coup du revigorant pétilla sur sa langue.
— Je te déteste.
— Oh, allez, tu ne te serais pas mieux habillé si je t’avais prévenu. Et pendant que tu aides de Bréhaut à faire son spectacle, je serais dans le public, à analyser qui pourrait être le traître.
Léandre lui tapota le dos pour l’entraîner dans le fond de la pièce, vers la porte dérobée que Grégoire leur ouvrit. L’ambiance reposée de la salle de l’Abbé Grégoire était bien loin. Une foule de sorciers et de sorcières était réunie dans le grand hall, le brouhaha ambiant résonnant contre les dalles de pierre et les vitraux colorés. Ariel se glaça. Ce fut Léandre, lorsqu’il glissa précautionneusement son bras sous le sien, qui le fit avancer.
— Qu’est-ce que…
— De Bréhaut a demandé une réunion d’urgence, alors tout le monde a été convoqué. Il va se servir de cet événement pour décrédibiliser le Conseil, et bien entendu, une certaine blonde qui ne peut pas l’encadrer.
Tout au fond, une estrade avait été installée comme pour les grands jours. Sur de confortables sièges se tenaient les membres du Conseil, parmi lesquels Félicitée Desharnais, son chignon blond impeccablement coiffé sur sa tête. Cela rappela de mauvais souvenirs à Ariel, qui, s’il avait su, n’aurait jamais répondu à l’invitation de Léandre. Son ami comprit avec justesse toutes les émotions qui le malmenaient : il serra son bras avec empathie.
— Tout va bien se passer, Ari, je te promets. C’est de Bréhaut qui va parler, tu ne lui servira que faire-valoir. Tu es là en décoration.
— Je n’ai pas fichu les pieds ici depuis quinze ans, tu crois vraiment qu’ils vont me laisser faire la tapisserie en paix ?
— Ah ! Léandre, vous êtes là !
S’avança alors vers eux un homme d’apparence cinquantenaire, aussi petit qu’Ariel mais mieux portant, ayant l’air d’un parfait représentant de la bourgeoisie. Habillé avec sobriété mais avec goût, Syméon de Bréhaut arborait certains accessoires qui trahissaient sa condition sorcière, comme une lourde chevalière en argent à son index droit. Sous sa moustache travaillée s’esquissait un sourire qui semblait sincère et chaleureux. Des deux mains, il se saisit de celle d’Ariel et la serra avec vigueur.
— Monsieur Dahlier, cela fait bien longtemps que l’on ne vous a pas vu ici. Cela me fait plaisir de vous revoir parmi nous.
La voix de miel, Léandre répliqua :
— Allons donc, vous faîtes sonner cela comme si Ariel avait disparu !
Léandre avait beau vouloir le défendre, c’était tout de même partiellement vrai. Ariel faisait quelques rondes par mois et remontait toutes les informations bizarres qu’il croisait en exerçant son métier chez les Insensibles, mais plus il pouvait s’éloigner du Cercle, mieux il se portait. Il se contenta d’arborer le sourire de façade qu’il enfilait lorsqu’il était mal à l’aise. De Bréhaut se pencha vers eux avec des airs de conspirateurs.
— Je vous remercie d’avoir mis à ma connaissance cette information capitale. Nous ne pouvons pas laisser des traîtres dans nos rangs. Il en va de la sécurité du Voile.
— Bien évidemment, répondit Léandre sur le même ton.
— Je vous emprunte votre ami !
Il arracha presque Ariel du bras de Léandre, et le tira avec lui vers l’estrade.
— Merci beaucoup d’être venu, monsieur Dahlier.
Sa voix avait beau être chaude, sa poigne était aussi ferme que de l’acier. Ariel se rappela les mots de Marius, et aurait aimé qu’il soit là, près de lui. Après tout, c’était lui qui avait déclenché tout cela, pourquoi était-ce à Ariel de gérer ses affaires ?
Sur son passage, il entendait les murmures d’étonnement et les persiflements. Il gardait les yeux tout droit vers la scène pour éviter de perdre pied. Arrivé sur l’estrade, alors que de Bréhaut l’abandonna pour demander au Conseil l’autorisation de prendre la parole, Ariel chercha Léandre des yeux. Mais son ami virevoltait déjà dans la foule, à la recherche d’éventuels traîtres. Ariel inspira lentement.
Là, voilà. Tout doucement.
Il suffisait qu’Ariel se souvienne de sa voix pour se calmer. Marius avait toujours eu ce pouvoir étrange sur lui. Pourquoi n’était-il pas ici ?
Après quelques messes basses, de Bréhaut s’avança vers le bord de la scène. Il traça sur sa gorge une suite de runes pour amplifier sa voix.
— À toute la communauté sorcière parisienne et française, je vous demande votre attention !
Le ton de sa voix, sa gestuelle le faisaient presque passer pour un Monsieur Loyal. Les brouhahas cessèrent pour laisser place à un silence de cathédrale.
— Des événements inquiétants ont eu lieu ces derniers mois, et je suis aussi stupéfait que vous allez l’être de les apprendre. Des rituels d’invocation démoniaque ont eu lieu dans notre ville, sous notre nez, et personne parmi nous n’en a eu vent ! Et regardez !
Il ouvrit le dossier que lui avait rendu Léandre et agrandit d’une rune la première photo, qu’il projeta en l’air, à la vue de tous. Des sursauts d’effroi secouèrent l’assistance. Ariel coula un regard vers les membres du Conseil, les mines inquiètes.
— Êtes-vous aussi horrifié que moi à la vue de ce pentacle ? De ce corps supplicié ?
Même numéro avec la seconde victime. Cette fois, des réactions de colère se firent entendre.
— Non, pas encore ? Peut-être qu’après ces deux jeunes filles, vous le serez !
Les deux dernières victimes furent affichées à la vue de tous. Ariel n’avait pas besoin de les regarder : il les avait déjà vues, en chair et en os, il avait vécu leurs derniers instants, il ressentait encore leur douleur, là, dans sa poitrine. La nausée l’envahit. Ce fut ce moment que de Bréhaut choisit pour le faire intervenir. Il tendit le bras vers lui pour lui intimer de le rejoindre, ce qu’Ariel fit, dissimulant comme il le pouvait son mal-être.
— À celles et ceux qui ne le connaissent pas encore, voici Ariel Dahlier, apprenti de feu Thaddée Elfath, meilleur nécromancier de sa génération.
Les regards se braquèrent sur lui.
— Il est venu me trouver pour m’alerter de la situation. Il a choisi de me faire confiance à moi. C’est lui qui a trouvé ces pauvres hères et qui les a interrogées sur leurs derniers instants. Pouvez-vous nous détailler vos découvertes, monsieur Dahlier ?
Ariel s’éclaircit la gorge, et amplifia sa voix avec les runes adéquates. Il se remit en condition, comme s’il était dans son laboratoire et qu’il devait expliquer ses analyses au commissaire Hauvert.
— Comme vous le voyez, elles ont toutes été poignardées au cœur, ce qui est typique des sacrifices invocatoires. Le pentacle a été dissimulé, si bien que je ne l’ai pas vu en me rendant sur place et qu’il m’a fallu du temps pour comprendre de quoi il s’agissait… La force des coups est identique, hormis dans le cas de la dernière victime qui était sous l’influence de la drogue. Sur les trois autres, on remarque un traumatisme crânien, ce qui suppose qu’elles ont été assommées avant d’être tuées. Elles ont toutes été violées post-mortem.
— Toutes étaient vierges, précisa de Bréhaut en reprenant la parole, et toutes ont été sacrifiées pour appeler un démon, à des endroits et à des moments où le Voile n’est plus qu’une simple membrane entre ce monde et le Monde Sombre. Combien avons-nous de démons qui parcourent nos rues sans que nous le sachions ? Pourquoi un nécromancien aussi doué que monsieur Dahlier n’a-t-il rien vu ?
Syméon de Bréhaut laissa le suspens monter, comme l’excellent maître de cérémonie qu’il était.
— Monsieur Dahlier, à votre avis ?
Ariel avala sa salive. Sa gorge était sèche.
— Nous pensons… nous pensons que les traces du coupable ont été dissimulées par quelqu’un qui… qui maîtrise nos sorts et nos… runes.
— Voyez-vous, ce que monsieur Dahlier répugne à vous dire, c’est qu’il y a des traîtres parmi nous !
Alors que l’assemblée explosa à leurs pieds, Ariel le vit, grand et droit. Seul dans la foule, il le regardait avec cet air impénétrable sur son visage. Ariel se demandait s’il le jugeait pour avoir pris part à cette mascarade ou s’il le soutenait comme il le faisait avant, lorsqu’ils étaient adolescents, lorsqu’ils étaient encore les deux parties d’un tout indissoluble. Il choisit de croire à la deuxième option et la chamade de son cœur s’apaisa.
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