— Je ne suis pas sûr de vous comprendre : vous voulez que moi, j’aille au Cercle pour glisser dans quelques oreilles qu’il existe des traîtres voulant ouvrir les portails aux démons que nous avons juré de chasser ? Vous avez des preuves de ce que vous avancez ?
Léandre Alzaerus passa une main délicate dans sa crinière de boucles brunes, la mine passablement agacée. Du plus loin qu’Ariel s’en souvienne, leur ami de formation avait toujours eu des comportements dramatiques qui exaspéraient les uns, tout en amusant les autres.
Il avait accepté de les rencontrer dans un café des grands boulevards où il avait ses habitudes. Avec son frac aux boutons dorés et aux manches brodées de fils d’or, il était parfaitement à sa place dans cet endroit luxueux. Ariel, dans ses habits sombres et discrets, ne se sentait pas à sa place. Quant à Marius et son insolence, ils avaient leur place dans n’importe quel décor.
Léandre prit bien le temps de prendre une gorgée de son thé hors de prix, le petit doigt levé, de reposer sa tasse avec délicatesse avant de poursuivre avec lenteur :
— Entre toi, Marius, qui débarque après des années d’absence et toi, Ariel, qui t’enfermes avec tes cadavres et qui fait le strict minimum pour les rondes de surveillance pendant les Longues Nuits, vous pensez vraiment qu’on va vous croire ?
— C’est pour ça qu’on fait appel à toi, Léandre, dit Marius. Tu sais t’y faire, et on t’écoute, toi.
Léandre pencha la tête avec un demi-sourire. La flatterie fonctionnait bien sur lui.
— Et qu’est-ce qui vous dit que moi, je vais vous croire ? demanda-t-il, le ton de sa voix presqu’amusé.
— Viens avec nous à la Goutte d’Or, avança Ariel. Tu sentiras.
Léandre était un hypersensible : il suffisait de le mettre dans une pièce pour qu’il ressente les émotions qui y étaient passées et qu’il puisse recomposer, fragment par fragment, les événements qui s’y étaient déroulés.
Il haussa les sourcils, peu convaincu, et se tourna vers Marius.
— Ton don ne se serait pas émoussé, toi ? lui demanda-t-il. J’ai du mal à croire que le Cercle…
— Je suis le prescient le plus doué, et tu le sais. Nous sommes tous les trois des cadors dans nos catégories parce que Thaddée nous a formés pour l’être.
Léandre se renfonça dans son siège en velours face à cet argument, la mine plus sombre. Tout comme Ariel, tout comme Marius, la formation de Thaddée avait laissé son emprunte sur lui, lourde et impossible à défaire.
— Nous avons besoin de toi, Léandre.
Léandre ne détacha pas son regard de la table en bois précieux. Des larmes retenues brillaient dans ses yeux clairs. De tous les apprentis de Thaddée, il était le plus émotif, et cette sensibilité le rendait difficile à gérer.
— Ah, maintenant, vous avez besoin de moi ? Quand Thadée est mort, je suis resté seul là-bas. Même les filles ne sont plus là. De tous ses apprentis, je suis le seul à continuer son héritage. Vous vous êtes enfuis. Vous avez abandonné. Vous êtes des menteurs et vous avez failli à notre promesse. Pas moi.
Ariel baissa les yeux et coula un regard vers Marius qui, d’un calme olympien, argua :
— Tu ne peux pas nous en vouloir d’avoir réagi à notre manière à ce qu’il s’est passé, Léandre.
— Je suis désolé de ne pas…
Ariel avança sa main vers celle de Léandre, et la serra. Les bagues de son ami lui rentraient dans la paume. Léandre lui sourit avec tristesse : il était un livre ouvert et ne cachait jamais ses émotions, et c’était une raison pour laquelle Ariel était à l’aise avec lui.
— Tu as accepté de prendre son parti avec ce qu’il t’a fait ? Mais mon pauvre, jamais je ne t’aurais cru aussi faible de caractère.
Ariel serra les dents.
— Cela va au-delà de nos querelles. Ce qu’il a observé en Égypte, je l’ai observé ici, à Paris. Quelqu’un s’amuse à sacrifier pour appeler un démon.
Léandre resta silencieux, les yeux fixés sur un point derrière eux. Il réfléchissait. Il noua ses doigts à ceux d’Ariel et enfin, abdiqua :
— D’accord. Emmenez-moi là où ça s’est produit.
De retour dans le quartier de la Goutte d’Or, les veines emplies de caféine pour lutter contre la fatigue, Ariel regarda sa montre. Il devait être de retour d’ici une petite heure au labo pour découper la pauvre jeune fille qu’ils avaient retrouvée et fournir ses conclusions à Haubert. Il avait averti qu’il en aurait pour la journée, histoire de se donner un peu de temps et enquêter avec Marius.
Celui-ci, dans son costume trois pièces et sa casquette anglaise, fumait ces cigarettes à la mode dont la fumée dissimulait par intermittence certains pans de son visage. Les yeux fixés sur Léandre, il attendait ses conclusions.
Léandre avait fermé les yeux. Il lui avait fallu longtemps pour se plonger dans l’état de transe caractéristique de son don. Sa tête se tournait comme s’il entendait des voix, ses sourcils se fronçaient, se haussaient, il frissonnait, retenait des sanglots. Les brumes alentours rendaient le tableau encore plus frappant. D’un habile sort, Marius les avait entourés d’une barrière invisible, pour que les Insensibles ne remarquent pas Léandre. À la moindre chute, Ariel s'apprêtait à le rattraper.
Léandre cria. Le souffle court, il rouvrit les yeux et serra les bras autour de lui, les yeux fous. Ariel posa ses mains sur ses épaules, pour l’ancrer à la réalité. Leurs dons étaient similaires par l’afflux d’émotions qu’ils pouvaient éprouver, sauf que Léandre ressentait celles de plusieurs personnes à la fois.
— Ça va ? demanda-t-il avec douceur.
Les yeux encore dans la vague hypnose dans laquelle il s’était plongée, Léandre eut du mal à accrocher le regard d’Ariel.
— Tu vas t’amuser quand tu vas entrer en contact avec cet esprit, Ari…
— Alors ? s’avança Marius.
Léandre soupira, et remit ses cheveux en place en faisant tinter quelques bijoux. Ariel le lâcha.
— Beaucoup trop de gens viennent ici, ça a été compliqué d’isoler votre fille et son… agresseur. Mais en effet, c’est un sacrifice. Il avait prévu de laisser son âme… il savait ce qu’il faisait. Mais la voix de la fille était trop forte, et je ne sais pas…
— C’est ce qu’il nous fallait, lui sourit Marius. T’as confirmé mes soupçons.
— T’avais besoin de moi pour te faire mousser et savoir que t’es le meilleur, Beaumont ?
— Non, mais toi, t’avais besoin d’un rappel apparemment.
Ariel renâcla, Léandre roula des yeux et pointa un index accusateur sur le torse de Marius.
— T’es d’un orgueil exécrable, tu le sais ?
— Oui, mais maintenant, tu vas nous aider.
Léandre serra les mâchoires, et se tourna vers Ariel.
— Combien de filles sont passées sous ton scalpel, tu dis ?
— Ça sera la quatrième en quelques mois.
— Et le Cercle n’a rien vu ?
— Tu n’en as pas entendu parler, et aucune enquête ne m’a été confiée, alors que je suis le mieux placé.
Léandre croisa les bras et se pinça les lèvres. Marius, qui voyait comme toujours une opportunité, en profita pour appuyer :
— Avoue que c’est étrange, Léandre. Le Cercle est capable de flairer la moindre fluctuation du Voile, et passerait à côté de sacrifices qui ont lieu sous son nez ?
— Ce qui est étrange, c’est que ça a aussi lieu ailleurs qu’à Paris, et que ça touche d’autres Cercles, réfléchit Léandre. Tu as encore des contacts avec ta sœur, Beaumont ?
Marius hocha la tête brièvement.
— Très bien. Elle nous dira ce qu’il est en là où elle s’est enterrée… Cambodge, non ? Et toi Ariel, des contacts avec Isaure ?
— Assez peu mais…
— Excellent ! Si je me souviens bien, elle est au Mexique. Avec une invocatrice et une ensorceleuse, nous allons pouvoir y voir plus clair. Quant à moi, j’en glisse deux mots à Syméon de Bréhaut.
Même si Ariel ne fréquentait plus beaucoup le Cercle, il savait que Syméon de Bréhaut était un sorcier puissant qui voulait se faire une place parmi les personnages les plus importants. Néanmoins, Félicitée Desharnais, invocatrice de talent et vissée à son siège de Conseillère depuis plusieurs siècles, l’avait en sainte horreur.
— De Bréhaut ? Il a les dents tellement longues qu’elles en raient le parquet ! s’insurgea Marius. Et je ne le sens pas !
— Peut-être, mais son ambition peut nous servir : si on lui dit que le Cercle cache des choses, peut-être qu’il va jouer son rôle de contre-pouvoir et nous être utile pour révéler tout ça au grand jour. Vous voulez protéger le Voile, oui ou non ?
— Pas avec de Bréhaut.
Léandre haussa les épaules.
— Comme tu veux. Bon courage pour la suite !
— Attends ! le retint Ariel. Marius va faire une concession et on va pouvoir tirer tout ça au clair !
Ariel lui adressa une moue pressante, et le prescient soupira.
— Ari, je ne le sens pas…
— On trouvera un moyen de limiter ce qu’il sait pour garder les mains libres.
Les yeux marrons chauds de Marius s’ancrèrent quelques longues secondes dans ceux d’Ariel. Plein de ce qu’ils avaient à outrance, avant, et qui depuis son retour s’avérait extrêmement rare. Ariel masqua du mieux qu’il put son trouble.
— Je te fais confiance.
— Parfait ! intervint Léandre en claquant ses mains. Vous vous débrouillez pour faire venir les filles ici et moi, je m’occupe de notre ami Syméon.
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