— Ce n’est pas en me regardant ainsi que tu vas m’aider à me concentrer…
— Pardon.
Marius s’éloigna de quelques pas. Ils étaient revenus dans la cave où la momie ramenée par l’archéologue était encore conservée au milieu des autres objets, entreposés sur les étagères métalliques. L’air de la pièce était froid, mais Ariel avait l’habitude. Rencontrer les morts faisait toujours naître une fraîcheur piquante, à cause du trou du Voile que le fantôme provoquait.
La jeune femme était encore là, au-dessus de son cadavre, sa silhouette transparente un peu plus étiolée que la dernière fois. Son regard dur se posait sur le nécromancien, ampli de reproches. Il se contentait de le lui rendre, sans pour l’instant trouver la brèche qui permettrait d’avoir un contact avec elle. L’entreprise pouvait être très longue, mais Ariel était patient, très patient.
Ce qui n’était pas le cas de Beaumont. Jamais Marius n’avait tenu en place : de leur duo, c’était toujours lui qui initiait le mouvement, lui qui entrait en action et fonçait au-devant des ennuis. Ariel était tout son inverse : calme, observateur, réfléchi. Ils s'étaient toujours contrebalancés à merveille. Alors que derrière lui, Marius réarrangeait des poteries sur une étagère, Ariel craqua :
— Tu veux que j’établisse un contact avec elle, oui ou non ? Tu ne m’aides pas !!
— Excuse-moi…
— Soit tu t’en vas, soit c’est moi qui m’en vais. Je ne parviendrais à rien si tu me déconcentres toutes les cinq minutes.
Peinaud, Marius hocha la tête.
— Je te laisse seul, alors ?
— Oui. Et ne t’en fais pas pour le gardien, s’il vient par ici, je vais gérer.
Marius eut un sourire en coin.
— Oh, je n’en doute pas. Je t’attends dans ma chambre.
Il traça dans l’air les deux runes de l’espace et du déplacement, puis disparut dans le trou, qui se referma derrière lui, laissant dans l’air une odeur entêtante de cèdre et de yuzu. Ariel exhala un long soupir, puis accrocha de nouveau son regard sur le fantôme. Le visage à moitié caché par un tchador sombre, les replis du tissus dissimulaient sa silhouette et Ariel ne parvenait à percevoir que ses yeux, perçants, brûlants, plein de colère.
La colère. Voilà, la faille qu’il cherchait. Il devait chercher à la comprendre, pour pouvoir, enfin, trouver un moyen de communiquer avec elle. Qu’elle accepte de lui parler.
Dans l’air, il traça la rune dédiée à l’ire, et l’envoya vers le fantôme qu’elle traversa. Seulement perceptible aux yeux du nécromancien, la rune brilla avant de disparaître. Ce n’était pas tout à fait ça, alors…
L’incompréhension ? Il recommença l’opération avec la rune associée. Cette fois, elle resta allumée un peu plus longtemps. Les sourcils du fantôme se froncèrent et des larmes coulèrent.
Ariel devait faire attention : réveiller les sentiments qu’il avait éprouvés avant de mourir pouvait s’avérer dangereux et la revenante pouvait disparaître à ses yeux. Il fit une pause, en attendant que la morte accueille son émotion et se calme. La bousculer de questions était le meilleur moyen pour qu’elle refuse tout contact ultérieur.
Après un long silence, la silhouette s’approcha d’Ariel. Il ne bougea pas. Les premières fois, voir un fantôme d’aussi près l’effrayait : se perdre dans leurs yeux, ressentir leur souffrance, la violence parfois de leurs derniers souvenirs… Plus maintenant. Immobile, il laissa la jeune femme voleter autour de lui, l’analyser de son regard sans vie et où brillait encore une lueur d’humanité, le frôler. Elle souffla sur sa nuque : il frissonna, mais ne bougea pas. Quand elle revint devant lui, nez à nez, il ne tremblait pas. Elle ferma les paupières, il l’imita, et elle se glissa en lui.
L’impression d’être plongé dans un bain glaçant lui coupa le souffle.
Il n’était plus Ariel : il était Dounia, adolescente du Caire, douce, rêveuse, et obéissante. C’était pour obéir à ses parents qu’elle avait accepté de rencontrer cet homme, là, caché sous un chèche couleur du désert. Il avait un travail à lui proposer, et sa famille, dans le besoin, ne pouvait pas refuser.
Elle le suivit alors qu’il l’emmenait dans un lieu de fouilles. Depuis quelques années, nombreux étaient les étrangers qui s’intéressaient au trésor du sable, et ils payaient les personnes qui faisaient les tâches les plus ingrates à leur place. Les hommes charriaient des tonnes et des tonnes de sable. Les femmes, elles, cuisinaient sur le chantier pour eux. Sa mère avait vanté ses talents, et même si elle avait exagéré, Dounia était assez compétente pour ce travail. Ils en avaient besoin, elle et sa famille.
Dounia avait été surprise de l’heure : la nuit commençait à tomber, et les ouvriers étaient partis. Elle s’était dit que peut-être, ce serait plus pratique pour lui de lui faire visiter sans personne autour d’eux. Elle ne s’était pas méfiée. Il lui avait même fait le privilège de l’amener dans une chambre funéraire qui venait d’être débarrassée de ses gravats : la jeune femme n’en avait jamais vu.
C’était alors qu’elle s’émerveillait devant les décors peints depuis des millénaires qu’elle sentit le coup, sur son crâne. Elle s’était évanouie. Et quand elle s’était réveillée…
La douleur dans la poitrine d’Ariel éjecta l’esprit qui l’avait pris. Affolé, il abattit sa main sur son torse : le sang n’y coulait pas, pas de pieu, son cœur…
Il s’assit à même le sol, le temps de reprendre contact avec lui-même. Cette phase était déconcertante : barricader ses émotions pour faire le tri entre les souvenirs des revenants et les siens était compliqué, mais nécessaire. Il devait épurer ce qu’il venait de vivre de toute charge émotionnelle pour pouvoir garder sa sanité d’esprit. Beaucoup de sorciers ayant le même pouvoir que le sien s’étaient perdus…
Le fantôme avait disparu. Ariel n’avait plus assez d’énergie pour se concentrer et le discerner. Il n’avait d’ailleurs plus l’énergie nécessaire pour tracer les runes afin de sortir d’ici sans réveiller le gardien et tous les systèmes d’alerte. Il regretta d’avoir demandé à Marius de le quitter… S’il n’était pas aussi épuisé, il aurait lutté pour empêcher les souvenirs de remonter à la surface mais…
En fermant les yeux, il se revit, plus jeune, beaucoup plus jeune, ayant tout juste commencé son apprentissage. Son maître, l’implacable Thaddée, qui l’enfermait dans les cryptes les plus anciennes de Paris pour parfaire son pouvoir. La frayeur que cela lui inspirait. La voix de Marius, derrière la porte, comme une ancre, qui lui racontait tout et n’importe quoi pour qu’il ne soit pas seul. La chaleur de son étreinte, quand enfin la rune de scellement sur la crypte s’ouvrait grâce à la lumière du jour et qu’Ariel pouvait s’en extirper. Ses bras, toujours solides, ses mains qui lui tapotaient le dos ou caressaient ses cheveux avec maladresse, les mots qu’il soufflait dans son oreille alors qu’Ariel pleurait et tremblait, frigorifié.
Leur rencontre, plus loin dans le temps. Lui, un gamin des colonies, ramené des Indochines. Marius, un gamin des rues qui avait eu l’audace d’essayer de voler un maître sorcier aguerri. Tous les deux, leur magie avait été réveillée par Thaddée, complètement par hasard. Et tous les deux, ils ne semblaient pas avoir leur place au Cercle des sorciers parisiens. C’était ce qui les avait rapprochés. Soudés. Ils étaient devenues les deux moitiés indissociables d’un tout plus grand qu’eux.
Jusqu’à ce que Marius parte et l’oblige à se reconstruire seul, alors que jamais il ne s’était imaginé vivre sans être l’ombre de cet être solaire.
Ariel se recroquevilla sur lui-même, et attendit, sur le sol d’une cave du grand musée parisien, que la chaleur lui revienne.
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