Bien sûr qu’il s’était rendu à l’adresse que Marius Beaumont lui avait donnée. Jamais, jamais en presque un demi-siècle de vie commune, il n’avait pu lui refuser quoi que ce soit. Ariel se tenait donc devant le comptoir d’un hôtel de luxe parisien, de ces derniers fleurons architecturaux qui fleurissaient sur les grands boulevards de la ville lumière depuis les travaux du baron Haussmann. Il ne se sentait pas à son aise alors que le regard de l’employé courait sur lui, pour certainement évaluer rapidement son potentiel niveau de richesses. Ariel n’avait pas à rougir, son costume était de bonne facture, mais les clients qui passaient autour de lui semblaient tous venir des lignées les plus racées d’Europe.
— Monsieur Beaumont, vous dîtes ?
— Oui, confirma Ariel, il m’a dit avoir une chambre ici.
— Un instant.
L’employé décrocha un combiné doré ultra moderne, qui devait certainement faire la réputation de l’établissement, et composa un numéro en tournant un cadran jusqu’aux chiffres souhaités. Paris s’était dotée du premier réseau téléphonique urbain à la dernière Exposition universelle. Ariel plissa les lèvres pour se retenir de soupirer. La magie était plus efficace.
— Il n’est pas dans sa chambre, je vais aller vérifier si…
— Rebonjour Ariel !
Marius, lui, convenait parfaitement à cet endroit : costume clair, chic, la chaînette dorée de sa montre à gousset attrapait la lumière depuis son veston bleu céruléen. Il était parfait jusque dans ses cheveux coiffés avec soin, et c’était agaçant.
— Laissez, Lazare, je m’en occupe. Faîtes-nous apporter le cognac que vous m’avez vanté !
— Un verre d’eau, pour moi.
— Toujours aussi rigide, gloussa Marius en entraînant Ariel dans le bar.
— Disons prévenant.
— C’est une question de point de vue.
— Certainement.
C’était complètement stupide, mais Ariel refusait de perdre une joute verbale. Il avait déjà perdu la partie en le rejoignant ici, il voulait garder un tant soit peu la face.
Il traversèrent la pièce jusqu’à une table un peu à l’écart. Un pianiste anonyme jouait une apaisante musique tandis que les conversations allaient bon train.
— Si tu es ici, c’est que mon histoire t’intéresse, n’est-ce pas ?
— Disons que je n’ai rien d’autre à faire ce soir, et que ça m’apparaissait distrayant.
— Allons, Ari, tu n’es pas venu te chamailler à propos de vocabulaire avec moi ?
Leurs regards s’accrochèrent, et Ariel faillit se perdre dans le marron chaud de ceux de Marius. Le serveur qui leur apporta une bouteille au contenu ambré, et deux verres à cognac fut la parfaite opportunité pour Ariel de rompre le contact visuel.
— J’avais dit…
— Ton délicat palais va adorer, j’en suis sûr. Et si je me trompe, comme ça m’arrive rarement, tu pourras commander ton insipide eau de source de je ne sais quel montagne.
Pressentiment, ou passé commun ? Ariel haussa les sourcils, se laissa servir, et analysa la couleur du breuvage, puis le sentit avant d’en prendre une petite gorgée. L’alcool était bien dosé, juste assez pour qu’il pique la langue, et réchauffe la gorge. Les arômes de vanille et les légères notes de caramel se déployèrent dans toute sa bouche. Ariel reposa le verre, sans répondre. Devant lui, Marius affichait cet air victorieux insupportable.
— Alors ?
— Alors nous sommes ici pour parler de ton problème, je crois bien.
— Toujours aussi mauvais perdant.
— Si tu continues, je vais finir ma soirée ailleurs.
Marius leva les mains en signe de reddition, avant de prendre une gorgée de cognac. De sa mallette en cuir, il sortit une carte qu’il étendit entre eux. Des points marqués à l’encre verte y étaient indiqués.
— Ce sont les derniers lieux de fouilles sur lesquels on a retrouvé des momies soi-disant datant de l’ancienne Égypte.
Il déroula un morceau de calque qu’il ajouta par-dessus. Cette fois, l’encre y était rouge, et les points chevauchaient presque parfaitement les points verts.
— Ça, mes derniers lieux d’interventions pour reboucher les trous du Voile. Pas besoin de te faire un dessin.
— Tu penses que quelqu’un fait des trous dans le Voile et dissimule ses sacrifices en les faisant passer pour des momies.
— Exactement. Vu l’engouement que ces découvertes génèrent, il est très facile pour eux de se débarrasser des corps en les refourguant à des Européens qui veulent garnir leurs musées. Pas de corps, pas de preuve, et pas d’autorités sur les bras.
Ariel fronça des sourcils, et se pencha sur la carte.
— Et pour les victimes ? Quelqu’un doit les rechercher, non ?
— Je n’ai pas creusé de ce côté, mais ça me semble possible. Il faut réussir à trouver qui les attire, comment, et quel profil il recherche.
Ariel tiqua.
— Ça me semble quand même extrême, non ? Tu t’enquiquinerais à construire de fausses chambres funéraires pour faire disparaître des corps ?
— Non, soupira Marius en s’adossant à son siège, pas forcément une chambre en entier, mais imiter les techniques d’embaumement de l’époque, et puis quelques objets grappillés sur les fouilles ici et là pour faire authentique… Par exemple, Dounia, je ne l’ai pas trouvée moi-même, on me l’a vendue.
— Dounia ?
— Son prénom. Je pense qu’elle s’appelait comme ça.
Son pressentiment, encore. Ariel s’insurgea :
— Alors pourquoi tu as eu besoin de moi pour…
— Parce qu’il m’est venu seulement ce matin ! Mon pouvoir n’est pas aussi exact que le tien !
Le pouvoir d’Ariel n’avait rien d’exact non plus. S’il était aussi efficace, c’était parce que le jeune homme avait appris à s’en servir très tôt, et à ses dépens. Il sirota une gorgée d’alcool pour ne plus y penser.
— En tout cas, ça veut dire qu’il y a des faussaires capables de créer de fausses momies, et rien que ça…
— De quoi tu te plains ? ricana Ariel. Tu peux les vendre à prix d’or, c’est pas ce que tu voulais ?
Marius resta coi quelques secondes. Ses yeux prirent une teinte blessée, avant qu’il n’affiche de nouveau son masque d’arrogance.
— Crois ce que tu veux, mais je déteste me faire avoir.
— Je ne vois toujours pas pourquoi le grand, le talentueux et le si unique Marius Beaumont a besoin de moi.
Une pause. Le masque se fissurait. Ariel inclina la tête, se retenant de jubiler à voix haute.
— Je te l’ai dit, ton pouvoir me permettrait de parler avec les victimes, et de remonter la trace des faussaires. Et accessoirement, si ça t’intéresse, de remplir notre rôle de sorciers et d’empêcher que le Voile ne se déchire. Tu sais, protéger l’humanité des démons du Dehors, tout ça.
— Je suis affecté à Paris, répondit Ariel en haussant les épaules, et je remplis mes missions ici. Il existe d’autres…
— Tu es le plus talentueux nécromancien de cette génération, Ariel.
— Tu n’as pas besoin du plus talentueux pour faire la causette avec les morts. N’importe quel débutant serait capable de parler avec une victime fraîche. Alors, dis-moi la vraie raison, ou je ne t’aide pas.
Cette fois, plus rien ne dissimulait les émotions de Marius. La mâchoire serrée, il fixait ses yeux brillants dans ceux d’Ariel, sans les cligner. Ariel ne céda pas. Il finit par lâcher, presque à contre-cœur :
— Tu es le seul avec qui je veux travailler.
Ariel termina son verre, cul sec, et le reposa. Le tintement qu’il fit en cognant la table marqua la fin de la conversation pour le légiste. Il s’apprêta à se lever, quand…
— Parce que je sais qu’au fond, je t’ai manqué autant que tu m’as manqué, même si tu te refuses à me le dire. C’est pour ça que tu es là, non ? Tu veux me voir.
Ariel se rassit lentement.
— Tu n’es pas fichu de m’envoyer une lettre, ou n’importe quoi d’autre pour me dire que tu es en vie ? Je dois l’apprendre par les journaux ?
— L’aurais-tu lue, cette lettre ?
Ariel retint la colère qui lui chauffait la gorge.
— J’aurais aimé avoir le choix. Tu ne m’en as laissé aucun, en partant.
— Je suis de retour.
— Pour t’en aller aussitôt que je t’aurais aidé ? Qu’est-ce que je tire, moi, comme avantage, dans cette affaire ? Parce que finalement, tu vas décamper dès que tu auras trop peur et j’aurais été la bonne poire qui t’a distrait le temps de résoudre ton mystère.
Marius se tut, et lui resservit un verre. Ariel le laissa faire, mais refusa de prendre une nouvelle gorgée.
— Qui te dit que je vais repartir ? finit par demander Marius, la voix basse.
Ariel roula des yeux.
— Parce que tu le feras. C’est ce que tu as toujours fait, et c’est ce que tu feras toujours. J’ai grandi avec toi, je sais comment tu fonct…
— Alors si tu sais comment je fonctionne, tu sais que je reviens toujours à mon port d’attache.
Ariel renâcla.
— Quinze ans, c’est long pour un retour. Qui te dit que je te pardonne ?
— Parce que je sais comment tu fonctionnes.
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