Ariel Dahlier tourna le mécanisme de la lampe à pétrole d’appoint pour continuer à travailler. Le soir tombait sur Paris, et la lumière naturelle commençait à projeter des ombres sur le cadavre qu’il devait disséquer. Il plissa le nez pour faire remonter les lorgnons grossissants. Le commissaire Hauvert avait besoin de ses résultats le plus vite possible…
— Salut, Ari.
Le légiste sursauta et se retourna. Il dut remonter ses lunettes grossissantes sur son front pour être sûr de ne pas avoir d’hallucination. Dans l’encadrement de la porte, qu’il avait pourtant fermée à clef pour ne pas être perturbé, se trouvait Marius Beaumont et son sourire agaçant. Quelques secondes de surprise, et la colère finit par s’imposer. Ariel se retint de lui jeter la première chose qu’il avait sous la main. Beaumont aurait été trop heureux de susciter autre chose que de l’indifférence. Il reposa ses lunettes sur son nez.
— Je travaille, lança froidement Ariel.
Beaumont l’ignora et avança vers la table d’autopsie.
— Tu devrais faire quelque chose pour ta serrure. Une simple rune d’ouverture et elle a cédé.
— Je parie que personne ne sait que tu es là, ne put s’empêcher de répondre le légiste.
— Tu crois franchement que j’allais passer par l’accueil ? ricana Beaumont. Je n’ai jamais aimé enregistrer mon nom quelque part.
Ariel soupira d’agacement et se concentra sur le contenu de l’estomac qu’il vida pour l’analyser au microscope. Il devait rendre ses résultats demain matin au plus tard.
— Pourquoi tu t’enquiquines avec ce matériel ? Ta magie est plus fiable.
Il n’allait pas lui dire comment travailler, tout de même ? Il reposa ses outils, remonta rageusement ses lunettes et lui lança un regard courroucé.
— Pourquoi tu es là ?
En quinze ans, Marius Beaumont n’avait pas donné signe de vie. Il avait simplement quitté le pays et passé sa vie à voyager dès que leur apprentissage commun s’était terminé.
— J’ai besoin de tes talents de nécromancien.
Ariel haussa un sourcil.
— “Bonjour Ariel, comment vas-tu ? Moi aussi tu m’as manqué. Si je n’ai pas réussi à t’envoyer des nouvelles, c’est que je travaillais. Oui, en quinze ans, je n’ai pas réussi à trouver le temps de t’envoyer une lettre ou n’importe quoi pour te dire que j’étais toujours en vie.” C’est compliqué, de me dire ça ?
— Oh Ariel, nous n’avons jamais été dans les mondanités, toi et moi.
Ariel ferma les yeux et plissa les lèvres.
— Sors de mon labo.
Beaumont perdit son sourire.
— Je ne plaisante pas, c’est important. J’ai… Je n’ai pas tes talents, mais je sens que quelque chose ne va pas. J’ai besoin de toi pour confirmer mon pressentiment.
Pressentiment. Si Ariel avait le talent de pouvoir parler aux morts, Marius avait depuis toujours été envahi de sensations qui le faisait deviner les choses.
— Je suis sûr que tu as des amis plus qualifiés que moi pour ça.
— Tu sais bien que non. Tu es le meilleur sorcier nécromancien qui existe et tout le monde le sait.
Ariel le fusilla du regard : il n’y avait pas une once de mensonge dans les prunelles de Marius. Cela le perturba. Il poussa un nouveau soupir, plus long que les autres, puis enfila de nouveau ses lunettes.
— J’ai besoin de finir l’examen de ce corps avant demain. Explique-moi pourquoi tu as besoin de moi en attendant.
— Je ne préfère pas, répondit Marius. Je n’ai pas envie d’influencer ton analyse. Pourquoi tu travailles pour les Insensibles?
— Pour les mêmes raisons que toi.
Marius ricana. Il s’installa sur un tabouret, de l’autre côté du cadavre. Lui aussi avait l’habitude de travailler avec les morts : Ariel avait lu dans les journaux qu’il était à Paris pour vendre des momies dénichées en Égypte.
— C’est ta momie, c’est ça ?
— Oui. Franchement, pourquoi tu n’utilises pas ton talent ? Ça irait tellement plus vite !
— Je suis légiste, je dois découper les cadavres dans tous les sens pour apporter des preuves de ce que je raconte, soupira Ariel. C’est aux enquêteurs de savoir pourquoi il a été tué. Moi, je me contente de dire comment.
— Ne me dis pas que ton esprit de justice s’est émoussé, et que tu ne glisses pas quelques suppositions au commissaire Hauvert quand il est dans la panade.
Comment Marius connaissait le commissaire avec lequel il travaillait ? Ariel resta de marbre et ne répondit rien.
Quand ils quittèrent le lieu de travail d’Ariel, la nuit était déjà bien avancée. Le veilleur sembla intrigué par la présence de Marius, qu’il n’avait pas vu rentrer, et Ariel fit de son mieux pour le rassurer. Après tout, Ariel avait la réputation d’être quelqu’un de sérieux, et attirait immédiatement la confiance.
— Je suis toujours aussi impressionné, dit Marius avec un sourire. Il suffit que tu fasses ta jolie voix grave et douce pour endormir les gens.
Ariel leva les yeux au ciel. Leurs pas dans les rues pavées de Paris résonnaient. Ariel fourra les mains dans son long manteau gris pour les garder au chaud et réajusta son chapeau melon sur ses cheveux noirs.
— Je ne manipule pas les gens contrairement à toi.
Marius explosa de rire. Avec sa casquette anglaise et son costume trois pièces clair, il ressemblait à un bandit des beaux quartiers londoniens.
— Peut-on appeler ça de la manipulation quand les victimes en sont conscientes et se laissent faire ?
Ariel roula des yeux, et se contenta de suivre Marius en silence jusqu’à une petite rue déserte. Marius tendit sa main gantée vers Ariel, qui la regarda en gardant les siennes dans les poches.
— Sois sérieux, tu ne veux pas qu’on y aille à pied ? lui demanda Marius en roulant les yeux.
— Où va-t-on ?
— Au Louvre, dans les sous-sols où est conservé tout ce que j’ai rapporté. Tu te méfies sérieusement de moi ?
— En quinze ans, tu as pu changer, énonça Ariel.
Ça parut blesser Marius, qui perdit son sourire quelques secondes.
—J’ai trop besoin de toi pour te menacer, Ari.
Le légiste finit par glisser sa paume dans celle de Marius qui, de l’autre main, commença à tracer sur le mur une rune de déplacement, liée à celle de l’espace. Un trou apparut. La poigne de Marius se serra autour de la main d’Ariel avant qu’il ne l’entraîne de l’autre côté. Ariel le lâcha aussitôt qu’ils eurent traversé : la magie de Marius, avec son odeur entêtante de cèdre et de yuzu, était presque agressive par son intensité.
— Ça va ? s'inquiéta Marius, une main sur son épaule.
Ariel se dégagea d’un coup d’épaule, et retira son chapeau qu’il fixa sous son bras.
— On y voit rien…
Marius alluma une lampe à pétrole avec la rune associée. Autour d’eux apparurent les trésors ramenés d’Egypte par Marius Beaumont : poteries égyptiennes, masque d’or, bijoux précieux, mais aussi sièges curule et reproduction miniatures d’animaux en bois et tout un tas d’autres choses qu’Ariel ne put nommer. L’archéologue lui fit signe de le suivre dans le dédale d’étagères, emmenant la lumière avec lui. Quand il s’arrêta, un sarcophage en bois peint, recouvert de hiéroglyphes savamment tracés, reposait au milieu d’un bric-à-brac de musée. La voix de Marius, même s’il chuchotait, semblait incongrue et trop forte, assez pour perturber le sommeil de tous ces objets.
— Nous avons authentifié le sarcophage de l’époque des derniers Lagides, peu avant la conquête romaine, mais j’ai des doutes.
— Si c’est le cas, je ne sers à rien, le fantôme doit être parti depuis longtemps, à moins qu’il se soit transfor…
Ariel ne termina pas sa phrase : au-dessus du sarcophage s’étendait la silhouette transparente d’une femme étriquée dans un voile sombre. Il soupira. Il sut à cet instant qu’il ne retrouverait pas de sitôt son quotidien tranquille.
— Je ne sais pas qui t’as vendu cette momie, mais elle n’est pas Lagide.
Marius lâcha un soupir.
— Je le savais.
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