Ils atteignirent une maison crasseuse située dans la ceinture extérieure ouest de la ville. De nombreuses personnes y vivaient, des familles, des vieillards appuyés dans les couloirs, tous malades.
Un mauvais pressentiment envahit Abiès : ce lieu sentait la mort. Il s'interdit de s'attarder sur cette pensée lugubre et entra dans la chambre d’où provenaient les hurlements terribles. Hué se précipita au chevet de sa mère pour lui parler. Cette dernière était recroquevillée sur le flan ses bras enserrant son gros ventre. Au premier coup d'oeil qu'il pausa sur elle, Abiès comprit que son pressentiment était fondé, il y avait un problème. Trop de sang. Beaucoup trop de sang. La pièce était saturée par l'odeur. Abiès se mit en mouvement poussé par son instinct, une pulsation désespérée de préserver la vie. D'une voix sourde il donna ses instructions :
- Benny ravive le feu et mets de l'eau à chauffer, tout est dans mon sac, ensuite essaies de trouver quelque part une tasse et des bassines. Sishu ?
Cette dernière tourna vivement la tête vers lui s'arrachant au spectacle de souffrance. Abiès continua :
- Aides moi à la déplacer, il faut changer les draps. Nous l'aiderons à se mettre dans une position plus confortable.
Elle hocha la tête et sans un mot se rapprocha du lit. Le gamin jusqu'alors focalisé sur sa mère interpella Abiès :
- Et moi monsieur, qu'est ce que je peux faire ?
- Tu peux ouvrir les fenêtres et faire en sorte de ventiler la pièce. Ce sera bon pour tout le monde.
Puis à pas lents il s'approcha de la femme alité pour l'examiner. Elle était couverte de sueur, les cheveux collés au visage, les traits tirés par la fatigue. Lorsqu'Abiès croisa son regard, il ne vit que deux prunelles vides, comme si la femme à l'intérieur de ce corps avait déserté la place, ce constat lui glaça les veines. Il lui parla prudemment :
- Bonjour. Je m'appelle Abiès, c'est votre fils qui est venu me chercher. Je vais essayer de vous aider. Est-ce-que vous pouvez me dire depuis combien de temps les contractions ont commencé ?
Seul un hurlement déchirant lui répondit. Abiès sentit son coeur se serrer. Avec l'aide de Sishu ils la déplacèrent avec mille précautions pour changer la literie, celle-ci réussit à lui faire boire quelques gorgées de tisane préparée par Abiès. Malgré les efforts pour aérer l'odeur de sang emplissait toujours la pièce. Benny était aussi pâle que la femme alitée, et il dut sur l’insistance de son ami, quitter la chambre au risque de s'évanouir.
Abiès prit la main de la mère et se focalisa sur elle. Il compta les battements de son coeur trop rapide, son souffle erratique, la température de sa peau.
Il entonna un air lent pour apaiser ses douleurs jusqu'à ce que sa respiration soit mesurée. Ses hurelements s'espacèrent et se firent moins violents. Puis il chanta des monosyllabes, invitant le bassin à s'ouvrir en douceur et aux muscles de se détendre. L'exercice était éreintant, comme essayer de retenir de l'eau dans la coupe de ses mains avec les doigts écartés. Il chanta plusieurs heures. L'état de la femme sembla s'améliorer, ses yeux retrouvant une certaines clarté, lorsque tout bascula. C'était la même sensation que lorsque la renarde s'était fait tiré dessus : il pouvait sentir la vie de cette femme glisser là ou il ne pouvait pas la suivre. Mais cette fois, il ne pouvait rien faire hormis lui faciliter le passage.
L'enfant dû percevoir le changement car il se mit à pleurer et se lova contre sa mère. Sishu s'assit sur le bord du lit, fixant Abiès en silence. Enfin coeur et chants cessèrent à l'unisson dans un silence pesant. Les pleurs de l'enfant redoublèrent. Dans un souffle Sishu demanda :
- Et le bébé ?
- Déjà mort lorsque nous sommes arrivés… la voix d'Abiès se coinça dans sa gorge crispée par l'émotion. Il s'accorda quelques instants puis se leva pour se laver les mains.
- Elle a le visage paisible, tu lui a permis de partir avec moins de douleur, fit remarquer Sishu.
Abiès ne pouvait pas parler, la tristesse était insupportable. Pour se donner contenance il rangea son matériel avec minutie. Il était dévasté, les yeux brouillés de larmes il avait du mal à voir ce qu'il faisait. La porte s'entrouvrit sur le visage crispé de Benny. Lorsqu'il entra, l'enfant se détacha de sa mère et se précipita sur Benny, nouant ses petits bras autour de sa taille. Benny surprit, lui frotta le dos d'un geste réconfortant. L'enfant marmonna d'une voix chevrotante :
- Tout est écrit d'avance, rien ne peut le modifier. J'ai vraiment crût cette fois que je pourrais… mais… et il se remit à sangloter.
Benny et Abiès se regardèrent totalement perdus l'un et l'autre par les paroles de l'enfant. Abiès pensait qu'il devait être en état de choc, son esprit devait divaguer. Lui aussi était en état de choc, tout son corps tremblait. Il laissa le soin à ses compagnons de s'occuper de la femme et du garçon et rentra à l'auberge. Il s'effondra sur son lit et ferma les yeux.
Il faisait jour lorsqu'Abiès sortit du sommeil peuplé de cauchemars. Un mal de tête terrible vrillait ses tempes. Il n'y avait personne dans la chambre, aussi s'autorisa-t-il à laisser couler les larmes qu'il avait retenu la veille. Cela le soulagea un peu, le plongeant dans un engourdissement nauséeux. Il avait un besoin impérieux d'enfouir ses mains dans la terre humide et riche. Les autres n'étaient pas non plus en bas lorsqu'il descendit dans la pièce commune, il en fut soulagé, il n'avait pas envie de leur parler pour le moment. Il sortit de la ville et gagna un bloc de roche offrant un perchoir idéal pour admirer la montagne. Il savoura la contact de l'air piquant de froid s'engouffrant dans ses poumons. Peu à peu son esprit s'éclaircit. Le soleil le réconforta. Il profita de cette journée tranquille sans ennuis ni course poursuite : une belle journée dont il pouvait profiter auprès des plantes qui lui avait tant manqué.
Il retrouva les autres en début de soirée à leur table habituelle, le jeune garçon était la lui aussi assit au côté de Benny. Il devait avoir entre huit à dix ans, les cheveux blonds broussailleux, les yeux dorés, un petit net en trompette et les oreilles légèrement décollées. Il avait la posture d'un enfant sage qui couve une tempête interne. Benny guettait la porte et repéra son ami dès qu'il entra. Il le rejoignit et le serra dans ses bras, puis une note de soulagement dans la voix il dit :
- Te voilà ! Tu vas bien ? Tu as l'air d'aller mieux.
- Ce n'est pas facile à encaisser, mais je me sens mieux ce soir. Ça va passer je te rassure.
- Je suis soulagé de te l'entendre dire. Je voudrais que l'on parle du gamin, il s'appelle Hué.
- Je t'écoutes, l'encouragea Abiès.
- Il n'a plus aucun parents, ni personne pour s'occuper de lui. Je me send responsable de lui en quelque sorte, je ne sais pas vraiment l'expliquer. Je voudrais lui proposer de nous accompagner. J'aimerais ton avis.
- C'est encore un long voyage qui nous attend, difficile pour des adultes, alors un enfant… Tu penses qu'il tiendra le coup ?
- Il n'a plus parlé depuis sa phrase étrange d'hier. C'était tellement violent…
Benny perçut un voile de tristesse se déposer sur les traits d'Abiès, il reprit rapidement :
- Peut-être qu'il préférera faire sa vie tout seul ? Après tout nous ne sommes plus dans les temps anciens ou les enfants devaient obligatoirement être sous la protection d'adulte. S'il le veut, il peut vivre tout seul.
- C'est possible. Mais cela ne t'empêche pas de lui demander. Quelque soit sa décision nous la respecterons, répondit Abiès.
Benny scruta son ami puis il changea de sujet soudainement avec un entrain non feint :
- Allons asticoter Sishu, ça fait longtemps !
Sur cette phrase, il tourna les talons et hurla au travers de la grande salle :
- Hé Sishu ! J'ai une devinette pour toi ! Prête ? Alors, combien de fois il y a la lettre U dans le prénom Sishu ?
Sishu arqua un sourcil et le regarda d'un air soupçonneux. Devant son silence, Benny s'exclama hilare :
- Six U !
Devant le froncement de sourcil de cette dernière, il explicita :
- Six U ! ça donne « Sishu »! Elle est bonne hein ?
Elle se contenta de lâcher un simple :
- Nul.
Le lendemain Sishu ne remit au centre de la discussion ses plans d'intrusion dans la Tour. Sishu et Benny se chamaillaient sur la faisabilité de grimper par un escalier de secours lorsqu'une petite voix les interrompit :
- Il faut rejoindre le groupe de pélerins.
Benny et Sishu s'interrompirent pour regarder Hué :
- Qu'est ce que tu as dis Hué ? L'interrogea Benny, surprit que l'enfant s'adresse à eux après trois jours de silence prostré.
- Il faut rejoindre le groupe de pèlerin, répéta le gamin une pointe d'agacement dans la voix.
- De quels pèlerins tu parles ? Continua Benny.
- Ceux qui escaladent la montagne pour ce faire soigner par la dame-d'en-haut. Celle que maman devait aller voir pour guérir avant de… avant que… Hué ressera ses genoux contre lui et se mura dans son silence douloureux.
Il ne répondit à aucunes des questions, ni à Sishu, ni Benny, ni Abiès. Ils le laissèrent à sa peine et reprirent leur échanges. Benny reprit la parole d'un air conspirateur :
- Je pense avoir compris qui est la dame-d'en-haut. Ce doit être la Hilda, celle que tu cherches Abiès. Si des pélerins organisent une ascension, nous pourrions en intégrer un pour monter aussi. Ils nous serviraient de guide.
- Ce ne sont que les malades qui rejoignent ses groupes nous ne pourrons peut-être pas en intégrer un alors que nous sommes en bonne santé, réfuta Abiès.
- Tu trouves qu'il est en bonne santé mentale toi ? Se moqua Sishu en désignant Benny.
Ce dernier le fixa avec un sourire crispé en plissant les yeux :
- Ah ah ah. Un point pour toi Sishu.
- Merci ! Gloussa-t-elle.
Abiès reprit, passant au dessus de leur chamaillerie habituelles :
- En plus, je suis certain que ce soit payant pour être guidé jusqu'en haut. Il y a toujours des profiteurs pour tirer des bénéfices sur le dos de ceux qui sont en difficulté.
- Peut-être mais plus besoin de carte, donc plus besoin d'essayer de cambrioler la Tour ! S’enthousiasma Benny.
- J'ai du mal à l'admettre, mais Benny a raison. Ce serait un excellent moyen. Nous n'aurons nos réponses que lorsque nous aurons mit la main sur ces fameux pélerins. Pour ça compter sur nous, avec Azaelle nous allons faire de la reconnaissance demain matin. Vous vous n'avez qu'à continuer de préparer le matériel, et pour lui aussi.
Sishu partit très tot et ne revint que le midi, avec de bonnes nouvelles. Ils avaient leur tiquets pour l'ascension du Mont Araal. Le guide prenait une petite fortune pour la montée, et Sishu pour s'assurer d'arriver en haut vivant, négocia le troc en deux temps, une première partie le jour du départ et la seconde une fois en haut. Le départ serait dans deux semaines.
Abiès et Benny furent soulagés et se consacrèrent à équiper Hué de la tête au pied, ce dernier ayant accepté de les accompagner d'un simple hochement de tête. Le gamin après une coupe de cheveux, une douche et avoir enfilé des vêtements propres paraissait métamorphosé. Bien que silencieux, il suivait Benny comme son ombre et le couvait d'un regard d'admiration.
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