Une sensation de revenir au point de départ imprégnait l’esprit d’Abiès, pas seulement la répétition du rêve, mais la situation en elle-même. C’était la veille de la cérémonie, encore une fois. Sauf que cette fois ci il n’irait pas se confronter au conseil, cette fois il avait les cartes en main, aujourd’hui il tournait le dos à son clan, sa famille, pour partir.
Son sac était prêt depuis la veille, sa chambre en ordre : tout était fin prêt. Il était encore tôt, Benny ne le rejoindrai seulement qu’à la fin de matinée et Dioran s’arrangerait pour les croiser sur la place du marché pour un dernier aurevoir discret.
Abiès trépignait sur place, il avait toute une matinée devant lui mais n’avait rien à faire, il n’osait sortir de peur de se trahir par mégarde. Il fit le ménage dans la maison, prépara avec un pincement au coeur le repas pour son père. Les taches quotidiennes permirent à son esprit de vagabonder à sa guise.
Une envie de provocation grandissait en lui. C’était tout à fait stupide, mais l’idée était là, il lui était désormais tout bonnement impossible de s’en défaire. Comme une dent qui bouge, on repasse encore et encore la langue dessus pour palper la plaie. Il évalua à une heure le temps qu’il avait devant lui. Il hésita. C’était trop tentant. Laisser un dernier message bien salé à sa grand-mère. Abiès se balançait sur ses pieds, indécis. Puis l’adrénaline se fit plus forte et l’emporta sur la raison ; il quitta la maison.
Courant à toute jambe, il arriva le souffle court devant de la grande salle qu’il contourna par une petite piste pour rejoindre le jardin des simples, situé à l’arrière du bâtiment. Uniquement réservé aux guérisseuses c’était la première fois qu’Abiès y pénétrait. Les jardins étaient foisonnants : alternant des zones sauvages et cultivée impeccable, mêlant des arbustes et les fleurs. Au centre se trouvait un espace dégagé dénué de toute végétation.
Abiès enjamba la rambarde de pierre puis se rapprocha du centre, glanant au passage quelques baies. Un silence absolu régnait. Conforté par ce silence Abiès continua sa progression à demi courbée pour tenter de se cacher derrière les arbrisseaux. Toujours personne. Il parcourut les derniers mètres le séparant du centre du jardin.
L’absence de végétation s’expliquait par la présence d’un grand bassin circulaire d’une trentaine de mètre carré. Parfait. Il jeta en œil à la ronde, il était tout à fait seul, alors il s’agenouilla sur la margelle. Une main au dessus de l’eau, l’autre saisissant une poignée de terre il commença un sifflotement pour éveiller la terre. Il y glissa ensuite un cône d’épicea qu’il avait emporté avec lui, et transforma les notes pour inviter à la graine à germer. Ce qu’elle fit gracieusement au rythme de ses inspirations. Elle atteignit bientôt les dix centimètre, alors Abiès la lança vers le centre du bassin, et amplifia son chant. Il y déversa d’abord toute sa peine, ses déceptions, le sentiment de rejet qu’il gardait en lui depuis tout petit, ces sentiments étaient si intense que les racines de l’épicea jaillirent de l’eau pour s’agripper au rebord et s’enfoncer dans la terre. Puis sans qu’il s’en rende vraiment compte le rythme accéléra et les notes se firent légère et joviale : le tronc s’élança vers le ciel. Ses sentiments évoluèrent vers sa euphorie de gagner sa liberté en quittant sa communauté ; une multitude de branches prenaient formes, bourgeonnantes, foisonnante, puis il pensa à son père et l’amour qui lui portait, le tronc continuait son ascension filant à tout allure. Enfin une dernière note résonna limpide et le pardon s’installa dans son cœur.
Alors le calme se fit en lui, comme une étendue d’eau totalement lisse. Ses pieds semblaient enracinés eux aussi dans le sol s’entortillant avec celles de l’épicea. Abiès n’avait jamais ressentie pareil quiétude, si bien qu’il eu du mal à s’y arracher, c’est par un dernier effort de volonté qu’il finit par rouvrir les yeux. De l’écorce s’offrit à son regard, à droite et gauche, il avait beau tourner la tête il ne voyait que cela. Alors il leva la tête et de stupeur il bascula en arrière.
L’arbre était immense : son tronc couvrait la superficie du bassin et sa hauteur vertigineuse était difficile à évaluer, soixante mètre au moins. Abiès se releva et posa sa main sur le tronc, une phrase resurgit alors de sa mémoire : que la graine émerge et l’eau nourrisse. C’était les mots de salut qu’employait son clan. Lorsqu’il les murmura il vit les mots s’inscrire dans l’écorce. Il hésita à prononcer son nom, mais se ravisa. La main sur le tronc il en fit le tour. Les gigantesques racines avaient en partie soulevé des zones de jardin et par d’autres complétement retourné les plantations sans dessus-dessous.
Soudain un cri de stupeur s’échappa de la grande salle, empêchant Abiès de continuer à admirer son arbre, quelqu’un venait de se rendre compte qu’un arbre géant était sortie de terre. Il battit en retraite, se faufilant aussi discrètement que possible, lançant un dernier regard vers le colosse qu’il venait de créer.
Abiès arriva chez lui hors d’haleine, les jambes engourdies par la descente, mais étonnement serein. La surexcitation provoquée par son acte de révolte anonyme s’était envolée pour laisser place à une certitude inébranlable : l’épicea perdurerait aussi longtemps qu’il vivrait. Celui-ci ne se résorberait pas comme le noisetier au bout de quelques minutes. Non, quelque chose avait changé en lui, les sensation avaient été différentes : intenses et progressives. Comme s’il était connecté à quelque chose de plus vaste que lui. Les cloches se mirent à résonner dans tout Andolie.
Ouvrant la porte en grand, Abiès découvrit Benny les deux sacs à ses pieds, en train de l’attendre.
- Par la Tromac, Abiès ne me dit pas que tu es responsable de ce remue-ménage !
- Oh si, crois-moi, Abiès éclata de rire. Tu vois la cime la haut ? Demanda-t-il en relevant le menton de son ami dans la bonne direction.
Benny leva les yeux, les écarquilla de surprise et bégaya :
- Ne.. mais ? C’est.. c’est… attends...un arbre ?
Abiès hocha la tête à l’affirmative et ajouta :
- Je te raconterai plus tard, maintenant filons. Il attrapa le bras de Benny, toujours stoïque en train d’admirer l’arbre, et le traina derrière lui, tant et si bien qu’il ne vit Sauline plantée devant lui les bras croisés qu’une fois à deux centimètre d’elle.
Les deux amis se figèrent, attendant sa réaction. Celle-ci siffla d’une voix vibrante de colère :
- J’ai d’abord eu un doute, puis la gravure la me l’a confirmé. L’arbre la haut, c’est toi n’est-ce-pas ? Demanda Sauline tout en pointant du doigt la cime. Devant le silence pétrifié des deux garçons, elle les détailla attentivement : son regard s’attarda sur les sacs à dos, et fit la navette entre leur visage et les sacs. La compréhension se distilla peu à peu sur son visage.
- Tu t’en vas.
- Oui, pour longtemps si tu me laisses partir. Je ne reviendrai plus jamais perturber ta vie.
- Je ne peux pas te laisser faire ça… Elle se retourna prête à partir.
- Je t’en pris Sauline, intervint Benny en la retenant par le poignet.
- Tu pars avec lui ? Demanda-t-elle en levant ses yeux inquiets vers lui.
- Oui.
La surprise fit fondre sa colère. Elle les regarda tour à tour puis elle retira sa main et dit :
- Je vous laisse deux heures pour quitter Andolie, ensuite je préviendrai le conseil de votre désertion. Je n’ai pas le choix. Elle se mordait les lèvres, retenant ses mots.
Abiès et Benny la remercièrent en coeur, et avant de partir au pas de course, Abiès eut le temps d’apercevoir les yeux brillants de larme de Sauline.
C’étaient les pires adieu qu’Abiès pouvaient lui faire, il regretta de ne pas lui avoir laissé un mot. Il chassa cette pensée pour se concentrer sur ses pieds, Dioran lui expliquerait tout. Ils dévalèrent comme des diables la rue principale jusqu’à la place du marché, ou ils débusquèrent Dioran entrain de discuter. Devant leur mines affolés, Dioran coupa court à la discussion qu’il tenait, et les conduisit à l’écart.
- Bravo pour la discrétion, qu’est-ce-qu’il vous arrivent au juste ? Chuchota-il.
- J’ai fais quelques chose de stupide, avoua Abiès. Et au moment de partir Sauline nous est tombé dessus, elle a tout de suite compris bien sur. Mais elle nous a accordé deux heures pour partir avant de nous dénoncer.
Dioran parut septique devant la décision de sa fille, et enchaina :
- Les cloches, c’est à cause de toi alors ? Peu importe. Vous devez partir, vous n’avez pas une minute à perdre.
- Je suis désolé Dioran, s’excusa Abiès.
- Partez ! Répéta Dioran.
Abiès le serra dans ses bras puis fila sans se retourner.
Dérapant sur une pierre, le cœur cognant dans sa poitrine, Abiès dans sa course effrénée manqua de peu une chute vertigineuse. La vivacité de son ami lui avait épargné ce sort, en le retenant pas le col de son pull. Le souffle court, les deux jeunes gens échangèrent un regard avant de reprendre leur course. Ils dévalèrent ainsi le chemin rocailleux rendu glissant par la bruine, menant à la vallée. Les vergers étaient derrière eux désormais.
Ils arrivèrent à une intersection et prirent la direction de la rivière. Ils coururent jusqu’au hangar à bateau ou ils détachèrent le voilier léger du père d’Abiès. Ils chargèrent leur affaires, qui se résumaient au deux sac à dos et sortirent les rames.
Sur le ponton les marchands regardaient avec étonnement les deux jeunes gens s’affairer ; ils n’eurent même pas le temps de les questionner sur leur air affolés que l’embarcation avait déjà pris le large en bondissant sur l’eau au rythme des rames.
Une fois suffisamment loin de la berge, Benny murmura :
- Personne ne s’est interposé à notre départ, il semblerait que la nouvelle ne soit pas encore ébruitée.
Mais à cet instant ils entendirent des éclats de voix sur la rive qu’ils venaient de quitter. Un groupe de cavalier armés interpellaient les marchands et des cris rageurs fusèrent lorsqu’ils aperçurent le voilier déjà au loin. Ils ramèrent de plus bel jusqu’à ce que les cris ne soient plus qu’un léger bourdonnement.
- Désormais tout le monde sait, dit Abiès les dents serrées.
Sans échanger un mot, ils ramèrent à tour de rôle pendant une heure avant se laisser glisser par le courant. Dans le calme rassurant de la rivière, Abiès s’autorisa à repenser aux dernières heures. Son impulsivité avait failli compromettre tout le plan minutieusement élaboré ; leur avance partie en fumée et les adieux à sa famille désastreux. Il ignorait quelles seraient les répercussions sur la vie de son père.
Le jour déclina, tintant la rivière de rose et la forêt d’ombres bleutées. Dans la pénombre ils firent échouer l’embarcation sur une étroite bande de sable, ne déchargeant qu’un sac de nourriture. Sur leur garde, ils mangèrent rapidement avant de se pelotonner dans le creux d’un rocher proche du bateau. Ils échangèrent peu de mot ce soir là, Abiès sentait que Benny était préoccupé et il se promit de lui tirer les vers du nez le lendemain. L’humidité de la rivière les avaient laissé transit de froids.
Les chants des oiseaux résonnèrent peu avant l’aube, au moment le plus froid de la nuit. Les rayons du soleil sortirent timidement au travers du feuillage, parcheminant le sable de tâche de lumière et scintillant sur l’eau. Les jeunes gens laissèrent le soleil les réchauffer, et détendre les muscles raidit par la dureté du sol et l’effort de la veille, ils embarquèrent ensuite pour la seconde journée de navigation. Benny semblait moins renfrogné, aussi Abiès se lança :
- On fait comme prévu, on dépose le voilier à Tourneron ?
- Je ne sais pas si c’est une bonne idée… Ton père ne dévoilera jamais notre itinéraire certe mais tout le monde va comprendre que l’on cherche à quitter nos terres. Et on nous a vu emprunter la Sumena.
- Donc les principaux quais seront surveillés, tu as raison, Blanc-port plus que les autres.
Benny réfléchit quelques instants, puis résuma leur possibilités :
- On peut s’arrêter avant Blanc-port ; cacher le bateau et partir à pied vers Wildia, ou bien tenter le sort et essayer de passer inaperçu à Blanc-Port et poursuivre jusqu’à Tourneron.
- Mon père devait récupérer le bateau la bas... Et si on se cachait quelques jours, le temps que cela se tasse ?
Benny secoua la tête à la négative et commenta :
- Quelques jours ne suffiront pas à calmer le conseil. C’est un affront que tu as commis sous leur yeux, dans un lieu sacré, elles ne se lasseront pas de si tôt. A mon avis il vaut mieux s’éloigner au plus vite, avec un peu de chance on les prendra de vitesse.
Encore une fois Abiès trouva le conseil de Benny avisé et se rangea à son avis. Ils décidèrent finalement de se faufiler à Blanc-Port à la nuit-tombée pour rejoindre Tourneron ; ils estimèrent qu’ils arriveraient en fin d’après-midi aux abord de Blanc-port.
Et ils ne s’étaient pas trompés. L’odeur de fumée et le brouhaha leur indiquèrent qu’ils approchaient de la ville.
Ils s’arrêtèrent en amont, le temps que la lumière faiblisse. Désœuvrés et nerveux ils vérifièrent leur paquetages, la voile, les rames, grignotèrent quelques lamelles de fruits séchés. Benny en profita même pour constituer un stock de petit bois pour la suite du voyage. Ils se promirent un bon feu et un repas chaud une fois Tourneron en vue.
Ce fut seulement lorsque la lumière de le lune éclaira l’eau qu’ils remirent l’embarcation à flot. Ramant avec précaution, ils aperçurent bientôt les lumières des premières maisons. Les quais se situaient sur leur gauche là ou ils pouvaient entendre le tintement des chaines retenants les bateaux, à ce bruit ils s’éloignèrent le plus à droite possible, longeant la rive opposée, hors des lumières et des regards. Pratiquement allongés sur les bancs, ils n’osaient laisser dépasser que leur têtes pour orienter l’embarcation, donnant quelques légers coup de rames. Les bords de quaies étaient faiblement éclairés : seules quelques lampes grésillaient le long des rampes. Le bateau dépassa lentement les voiliers amarés, les habitations, le dernier jardin, lorsque les denières lueurs de la ville disparurent derrière un méandre, Abiès s’autorisa à se redresser. Ils attendirent encore un quart d’heure avant d’échanger leur soulagement réciproques.
Bien éveillés les deux jeunes gens souhaitaient poursuivre la descente, espérant même atteindre Tourneron avant l’aube, seulement quelques kilomètres plus tard la fatigue les rattrapa. A demi-somnolant, le manque de vigilance provoqua une forte secousse lorsque le voilier toucha un rocher sur le flanc gauche : l’accident mit fin à leur projet de voyage nocturne. Ils se résignèrent à accoster après un large méandre sur une plage de galets grossiers.
Il n’y eut ni feu ni repas. C’est une fois bien installé dans son sac de couchage qu’Abiès se rendit compte qu’il était exténué : il s’endormit presque aussitôt.
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De la vapeur d’eau s’échappait de larges vasques naturelles, creusées à même la roche, obstruants la vue sur les montagnes. L’eau limpide laissait entrevoir le fond des bassins, polis par l’infatigable passage de l’eau et du temps. La silhouette bleutée s’approchait, soutenant semblait-il un vieil homme simplement vêtu d’un pagne, et le guidant vers les vapeurs chaudes. S’approchant encore, le halo bleu l’entourant se dissipa légèrement, révélant le visage d’une femme. Brusquement, elle releva la tête, comme à l’appel de son prénom, scrutant les volutes de vapeur. Mais déjà le vent soufflait sur la brume engloutissant cette dernière dans son opacité.
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