- Abiès tu m’écoutes ? Le claquement sec des doigts de Dioran attira l’attention d’Abiès.
- Excuses-moi, j’avais la tête ailleurs, marmonna Abiès. Il évaluait mentalement le trajet à parcourir jusqu’à Wildia, ville principale du clan des Trans-ani.
- Oui, c’est ce que je vois.
- Tu disais ?
Avec un léger soupir Dioran recommença ses explications :
- Le conseil a annoncé la date de la prochaine cérémonie : dans cinq jours. Heureusement tu as finis tous tes apprentissages, tu vas avoir du temps pour préparer notre départ.
- Cinq jours c’est tout ? Mais l’année dernière, il y avait plus de temps !
- Mûrine s’acharne contre toi. Elle ne te laissera aucun répit tant qu’elle ne t’aura pas caser quelques part ou elle te tiendra à l’oeil.
- Quelle vieille fille de … La phrase se termina dans un flot inintelligible d’insultes peu recommandables.
- Laisse ta grand-mère en paix pour le moment et concentre ton énergie dans les préparatifs. Je t’ai fais une liste. Dioran lui tendit une feuille aux multiples pliures, elle devait avoir beaucoup servi. Ici on utilisait les feuilles plusieurs fois, jusqu’à la limite de la déchirure : le gâchis était proscrit. Abiès parcourut des yeux le document. Il était surpris des quantités de provision, il taquina son père à ce sujet. Celui-ci lui répondit :
- C’est suffisant pour nous deux pendant deux semaines, ensuite il faudra s’approvisionner. Cela nous laissera le temps de nous éloigner suffisamment d’ici.
- Nous ? Mais tu n’as pas l’intention de venir avec moi ?
- Bien sur que si. Je ne te laisserai pas partir tout seul, c’est trop risqué.
- C’est de la pure folie. On ne peut pas disparaître tous les deux !
Dioran balaya de la main les arguments d’Abiès.
- En plus j’ai encore quelques amis chez les Intuitifs qui pourraient nous aider.
- Dioran, écoutes-moi une minute. Penses à Sauline, elle ne s’en remettra jamais et la communauté non plus si nous partons tous les deux. Cela ne fera que lui compliquer l’existence ! Dans sa formation on lui fermera des portes; au conseil on contestera ses décisions malgré le soutien de Mûrine, et personne ne voudra s’unir à elle.
Dioran se tût longuement, pesant probablement le pour et le contre. L’incertitude se lisait sur son visage, puis comme à regret il lâcha enfin :
- Dans ce cas trouve quelqu’un pour se joindre à toi. Mais fais-vite.
Ils changèrent ensuite de sujet et discutèrent encore jusqu’au départ de Dioran pour ses heures d’activité quotidienne. Il s’occupait de l’attribution des logements et de la gestion des rations minimales de nourritures. Cela faisait douze ans qu’il s’acquittait de ces missions, avec le même entrain qu’à son premier jour. Phénomène qui ne cessait de surprendre Abiès.
Après le départ de son père, Abiès prit le temps de relire la liste qu’il lui avait confié. Au vue de la diversité du matériel, il devait s’y mettre tout de suite. Il décida de commencer par mettre de l’ordre dans ses affaires. Trier ce qu’il emmènerai avec lui, et ce qu’il pourrait échanger contre de l’équipement. Finalement l’exercice lui prit toute la matinée. Un troisième tas d’objets s’était dissocié ; ce qu’il souhaiter garder mais qu’il ne pouvait emporter. Ce troisième monticule le tracassait plus que de raison ; il prendrait une décision plus tard. Il empaqueta ses effets dans le sac de voyage offert par Sauline, regroupa ceux qu’il voulait troquer dans un large sac.
Il grimpa ensuite au grenier pour débusquer la vieille tente de son père et tout ce qu’il pourrait trouver d’utile. Sa recherche se révéla fructueuse puisqu’il débusqua une petite lampe à résine, un vêtement de pluie en bon état, la tente et les piquets.
L’après-midi fut consacrée au montage de la tente et aux réparations. Un rongeur avait élu domicile dans les replis du tissus et y avait laissé des traces de crocs. Abiès s’attela avec entrain au raccommodage. Ces tâches simples lui vidèrent l’esprit, l’apaisant pour la première fois depuis des semaines. C’est ainsi qu’il fonctionnait : ressassant les problèmes jusqu’à l’épuisement, puis une fois la décision prise le calme et l’efficacité prenaient le dessus pour atteindre son but.
Dioran, revenu de sa journée, l’aida à cirer la toile pour la rendre de nouveau étanche. Par précaution, ils stockèrent tout le matériel dans le grenier à l’abri des regards.
Sauline devait être absente encore quelques jours, car suite à la décision de Mûrine de la prendre comme apprentie, sa programmation de formation avait été bouleversée. La plus grande prudence dans cette entreprise était de mise, Abiès en était bien conscient.
Il avait le vague souvenir que la veille, sur le chemin du retour du conseil, il avait promit à Benny de le retrouver au Noyau. Tout en marchant vers le point de rendez-vous, Abiès réfléchissait à son voyage. Pouvait-il demander à Benny, son presque frère de l’accompagner dans ce périple hasardeux ? Sinon, se sentait-il capable de partir seul ? La réponse ne tarda pas à s’imposer à lui, aussi indépendant qu’il était, un projet de cet ampleur ne pouvait s’accomplir seul. Sa décision arrêtée, il poursuivit son inventaire mental. Avec ce qu’il avait trié le matin même dans sa chambre il devrait pouvoir se munir des couchages, et d’un sac à dos supplémentaire.
Il dépassa le dernier repaire et pénétra dans la petite prairie, il eut un pincement au cœur en songeant que c’était peut-être la dernière fois qu’il se rendait ici. D’abord figé par l’émotion, il se mit en mouvement et arpenta les moindres recoins de son repère afin de se remémorer les moindres détails. Il vit Benny arriver, et alla à sa rencontre, ce dernier parla très vite, sans laisser la moindre chance à Abiès d’entamer la discussion :
- C’était horrible hier soir ! Mûrine franchement, quelle sale manipulatrice ! En même temps je suis content pour ta sœur, et tellement déçu pour toi… C’est insupportable je ne sais pas comment tu fais pour encaisser tout ça, à ta place j’aurais déjà mit le feu quelque part. Tu ne peux pas rester ici, il faut que tu partes Abiès ! Loin d’ici, loin de ces femmes craintives, loin de ce clan conservateur. Ce soir, toi et moi, on prend nos affaires et on se tire d’ici !
Abiès laissa échapper un son étrange, à mi-chemin entre un rire nerveux et un soupir de soulagement. La proposition de son ami l’avait prit totalement au dépourvu. Benny les mains sur les hanches dans une posture agacé reprit :
- Tu me prends pas au sérieux c’est ça ? Arrêtes de rire tu veux. Si tu restes ici tu vas te faire broyer par le conseil. Benny ne laissant toujours pas une seconde de répit à Abiès pour répondre enchaina de plus bel, sa voix de plus en plus tendue :
- Mais dit quelque chose à la fin, tu restes planté là à me regarder comme si j’étais fou !
Abiès tendit les mains vers Benny dans un geste d’apaisement et le rassura :
- Tu m’as devancé, je voulais te demander de m’accompagner. Tu viendras vraiment avec moi ?
- Plutôt deux fois qu’une !
Sans pouvoir l’expliquer le fait d’entendre son ami exprimer à haute voix cette promesse, renforça encore un peu plus l’amitié qui liait les deux hommes. La tension s’évapora. Après quelques blagues et rire, Benny reprit :
- Ton père est au courant ?
- C’est son idée pour tout te dire ! Après la débâcle de la cérémonie d’hier, mes espoirs de passer inaperçu ici se sont totalement évaporés.
- Sacré Dioran, il a toujours un temps d’avance sur tout. Alors quand est-ce-qu’on part, demain ?
- Non, il faut partir au dernier moment. Je pensais le jour du conseil. Je les imagine en train d’attendre tout l’après-midi, triomphante s’imaginant m’avoir brisé. Puis leur tête dépités lorsqu’elles se rendront compte que ce sont elles qui se sont fait avoir. Aah… je savoure d’avance, Abiès termina sa phrase dans un soupir satisfait.
- C’est trop court, on n’ira pas bien loin, Benny hocha la tête à la négative. Plutôt la veille, on éveillera moins la curiosité.
- Dans ce cas en début d’après-midi, car si on sort le soir alors que tout le monde rentre on sera repéré tout de suite.
- On pourrait passer par le vieux vergers ouest ?
- Attends une minute, partir c’est facile, mais pour aller ou ensuite ?
Et Abiès lui raconta la proposition de son père et la destination prévue. Puis il décidèrent ensemble de remonter au village organiser la suite de l’expédition avec Dioran.
Ainsi fût fait, et tous trois convinrent que le meilleur moment était la veille du conseil en tout début d’après-midi. Dioran irait cacher la veille, soit dans deux jours, les provisions et l’équipement encombrant dans son bateau. Le jour voulu, Benny et Abiès partiraient en direction des vieux vergers ouest, seulement équipés de leur sac à dos, comme s’ils allaient travailler aux champs.
Benny passa la soirée avec eux pour peaufiner les détails du voyage et ne rentra chez lui qu’à la nuit noire.
Cette nuit-là Abiès visita dans ses rêves un lieu étrangement verdoyant. Au pied de monts escarpés, il apercevait des cabanes de pierre et une silhouette bleutée. A son réveil les détails se dissipèrent mais la sensation de déjà vue persista longtemps. La réalité le rattrapa à la perspective du programme de la journée et chassa les derniers vestiges de son rêve.
Attrapant le sac contenant les objets à troquer, il rejoignit le cercle extérieur de la ville. Andolie était entourée d’une ceinture extérieure, le seul espace de la ville ouverte aux marchands des autres clans. Abiès espérait y faire les meilleures affaires en toute discrétion.
Il débusqua à un vieux marchand d’étoffe, des vêtements souples et robustes, idéals pour les longs voyages lui assura le vieux bonhomme. Ses graines les plus précieuses augmentèrent la collection d’un trentenaire contre une hachette de bonne facture. Il utilisa la plus grande partie de ses possessions en provisions diverses. Par sécurité il fit convertir certains articles en bijoux et pierres, plus facilement monnayable dans d’autres clans. Si le besoins se faisait sentir ils auraient au moins cela pour s’offrir à manger, une nuit ou du matériel.
Satisfait de ses trouvailles il remonta chez lui déposer tous les articles. Tout en cheminant il décida de ce qu’adviendrait le troisième tas d’objets dans sa chambre. L’idée avait germé dans son esprit en dénichant le matin même une petite malle longue et étroite en métal. Une fois les provisions empaquetées, il s’arma d’un marteau, puis rejoignit son frêne et y grimpa. Il clouta la petite clé de la malle à l’embranchement ou il y avait passé tant d’heures. Puis il entonna une petite incantation pour cicatriser la clé dans l’écorce, il réussit, et l’écorce redevenue lisse était légèrement bombé à l’emplacement de la clé. Elle était désormais indédectable même pour des yeux aguérie. Il rejoignit pour la dernière fois le Noyau ou il enterra sous un jeune sureau son coffre.
Le lendemain se passa sans encombres, les deux jeunes gens préparants leur affaires avec un entrain frôlant la frénésie. Dioran dû faire deux aller retour pour charger les affaires dans le bateau. Une fois rentré ils mangèrent ensemble.
- Vérifions le trajet une nouvelle fois, proposa Dioran. Il déplia une carte qu’il étala sur la grande table à manger. Lorsque les conseillères apprendrons votre départ, il est presque certain qu’elles enverront des gens vous chercher sur notre territoire. A mon avis, une fois dans le clan voisin vous n’aurez plus besoin de vous retournez. Dioran fit glisser son doigt le long de la frontière, jouxtant celle des Bâtisseurs et des Transani.
- On continu jusqu’au port de Tourneron dans ce cas ? Demanda Benny. Blanc-port fait encore parti de notre clan.
- Oui, laissez-y le bateau. Je retournerai le chercher plus tard. La rivière risque d’être impraticable en cette saison selon les endroits, il vous faudra peut-être deux ou trois jours pour atteindre Tourneron. Comptez trois jours de marche pour rejoindre Wildia, et encore cinq jusqu’à La Tour.
- Comment on fait si on ne nous laisse pas consulter les archives ? Le Lac d’Araal n’est mentionné sur aucun des documents que j’ai pu trouver, fit remarquer Abiès.
- C’est bien pour cela que vous devez impérativement réussir à y entrer. Par tous les moyens, le regard de Dioran était pressant. C’est le seul endroit ou vous pourrez y trouver des informations.
Si seulement ta mère nous avez laissé plus d’instructions…
- Aubépine a trouvé une échappatoire pour Abiès, remarqua Benny. Son intervention eut pour effet de décrisper le père et le fils, Benny en profita pour leur souhaiter bonne nuit et s’éclipsa.
C’est en détaillant le profil triste de son père qu’Abiès prit conscience des conséquences de son départ. Il ne reverrait peut-être jamais Dioran. Cette révélation le frappa de plein fouet. Dans la frénésie des préparatifs, il n’avait pas pensé à cela. N’y avait-il pas pensé, ou ne voulait-il pas y penser ? Sa gorge se noua, les mots lui manquaient pour dire à son père tout ce qu’il n’avait jamais pu lui avouer. Le modèle qu’il était pour lui et toute l’affection qu’il avait reçu de sa part.
- Dioran je… Abiès s’interrompit, aucun mots n’arrivaient à exprimer ses sentiments, sa gratitude, son amour pour son père. Merci, termina-t-il.
A ses mots un large sourire éclaira le visage de Dioran, qui se rapprocha en enroula son bras autour des épaules d’Abiès.
- Pars le coeur légers Abiès, laisse derrière toi les regrets. Tu me manqueras aussi, mais mon instinct me dit que nous nous reverrons soit en certains, dans un contexte plus heureux.
- Tes antennes d’intuitifs je parie, taquina Abiès.
- Ce qu’il en reste, s’esclaffa Dioran.
L’ambiance s’allégea, mais l’appréhension de la séparation ne le quitta plus.
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Des collines recouvertes d’herbe rase ponctuée ici et la de tache fleuries, et derrière des crêtes rocheuses cachées dans la brume. Une douce lumière beignait les cabanes de pierres, ainsi que les torrents dévalants les flans de la montagne. Puis dressée en haut d’une colline, la silhouette bleutée, là comme plantée dans le sol, guettant l’horizon.
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